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RÉCIT 13

Le 22 sept. 2023

Décarboner l'énergie : des solutions locales pour un problème global

Les termes du débat sur l’énergie sont souvent trompeurs. Ils sont en effet produits par les acteurs eux-mêmes dans un secteur à la fois très matériel, marqué par les contraintes et les inerties, et très spéculatif, engageant des visions du futur. Comme l’a montré l’historien Jean-Baptiste Fressoz, la notion de transition énergétique, popularisée dans les années 1970, masque la manière dont une énergie nouvelle s’additionne aux énergies existantes au lieu de les effacer. C’est là que réside le véritable enjeu des énergies renouvelables : s’agit-il une fois encore d’apporter un surcroît d’énergie par le recours à une source nouvelle s’ajoutant aux énergies existantes ou de réduire l’extraction des énergies dites « fossiles » ? La victoire du charbon sur le bois dans les années 1860 a reposé – bien avant l’efficacité énergétique, qui n’est venue que bien plus tard – sur un tour de force conceptuel inventé par les économistes anglais : définir comme un stock, une sorte de grand magasin souterrain à découvrir, des matières fabriquées par des processus naturels qui ont pris des millions d’années. Plutôt que d’utiliser le terme «renouvelable», qui pourrait installer un écomodernisme réactivant l’idéal d’une énergie sans limite, le tour de force d’avenir serait de considérer toute énergie comme limitée, ce qui est le cas de la quantité totale d’énergie sur la Terre, et donc de privilégier la circularité sur l’addition.

Grégory Quenet

Le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), rendu en mars 2023, confirme que la température ne cesse d’augmenter sur Terre, culminant même, lors de la décennie 2011-2020, au niveau le plus chaud qu’elle ait connu depuis cent vingt-cinq mille ans. Les experts scientifiques estiment qu’en 2030 la planète se sera réchauffée de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle, et ce, quels que soient les efforts de réduction immédiate des émissions mondiales de CO2. Nous vivons donc d’ores et déjà dans l’ère du réchauffement climatique et de ses conséquences.

Afin de préserver l’avenir de la vie sur Terre, le GIEC indique une voie à suivre pour plafonner la croissance des émissions dans un premier temps, puis les réduire dans un second, l’horizon retenu étant la neutralité carbone en 2050. Et l’énergie, dont la consommation a été exponentielle depuis 1850, a un rôle primordial à jouer. Alors qu’elle est essentiellement d’origine fossile aujourd’hui et libère des milliards de tonnes de carbone séquestrées au cours de plusieurs millions d’années de vie sur Terre, le groupe de scientifiques estime que, en parallèle des économies d’énergie nécessaires, jusqu’à 77 % des besoins énergétiques mondiaux pourraient être couverts par la biomasse, le solaire, l’éolien, l’hydroélectricité, la géothermie et les énergies marines. Ce recours massif aux énergies propres représente le plus fort potentiel de baisse des émissions de gaz à effet de serre à court terme, d’ici 2030. Modifier le système énergétique est de l’ordre du possible : la baisse des coûts des énergies renouvelables et des technologies vertes constatée ces dernières années, du solaire à l’éolien, peut favoriser la transition énergétique, comme celle du charbon face au bois avait accéléré son recours au milieu du XIXe siècle. Néanmoins, contrairement à ce qui s’était produit à l’époque, cela reste soumis à une forte volonté politique, au regard en particulier du caractère d’urgence de la situation.

La décarbonation du mix énergétique a de fait commencé à irriguer les politiques publiques. L’Union européenne va jusqu’à en faire un élément de leadership : le Conseil de l’Union européenne a lancé en 2021 un processus d’adoption en plusieurs étapes du paquet dit « Fit for 55 », soit 13 propositions législatives qui définissent l’objectif d’une réduction d’au moins 55 % des émissions nettes de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990. Parmi ces propositions, on trouve de manière centrale la promotion des énergies renouvelables, également à l’ordre du jour du plan REPowerEU en 2022, aux côtés du renforcement des puits de carbone naturels, de la fin de la vente des voitures thermiques pour 2035, de la réduction de la facture énergétique des bâtiments ou encore de la refonte de la fiscalité de l’énergie. Sur le terrain, les choses évoluent. L’Allemagne est l’un des premiers pays à avoir clairement infléchi sa politique énergétique : alors que les énergies renouvelables représentaient 6,89 % de la production électrique en 2000, elles fournissent 49 % de l’électricité allemande en 2022. D’autres pays comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou la Chine ont rattrapé leur retard sur le sujet en quelques années à peine. En introduisant une taxe carbone en 2013 puis en lançant des programmes de soutien à la production d’électricité bas carbone en 2014, l’Angleterre a réussi à faire des énergies renouvelables la première source d’électricité du pays en 2020. Sur les cinq premiers mois de 2023, le solaire et l’éolien ont, pour la première fois aux États-Unis, supplanté le charbon dans la production d’électricité. Ainsi, grâce à des subventions, mais aussi à une législation plus souple dans certains États, des régions comme le Texas, champion de l’énergie solaire, et la Californie, qui vise une consommation d’électricité issue à 100 % d’énergie renouvelable d’ici 2045, se démarquent. En Chine, la capacité de production d’énergie éolienne et solaire a été multipliée par dix depuis 2010, et le pays détient une grande partie de la production industrielle des panneaux photovoltaïques (63% des cellules, par exemple) et des éoliennes (plus de 40%).

Même en France, la situation change. Certes, «la France n’a pas été promotrice des énergies renouvelables, elle est en retard par rapport à tous les pays d’Europe, constate Jacques Vernier, directeur de l’Agence de la transition écologique (Ademe) entre 1994 et 1997. La prévalence du nucléaire a réduit notre consommation d’énergie fossile, tout comme elle a ralenti le développement du renouvelable », et elle reste en retard sur ses objectifs. Mais le développement n’en est pas moins exponentiel : « En 1996, quand j’ai rédigé le Que-sais je ? , j’avais noté qu’il n’y avait que trois éoliennes en France, dans l’Aude, se souvient Jacques Vernier. En 2023, il y en a 8000. » Pour autant, l’équation planétaire n’est pas encore résolue : la consommation d’énergies fossiles continue d’augmenter. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande mondiale de gaz naturel pourrait croître de 28% et celle de pétrole de 17% d’ici 2050.

C’est pourquoi beaucoup d’experts, comme l’historien Jean-Baptiste Fressoz, récusent la formule « transition énergétique » pour lui préférer celle d’«empilement des énergies», chacune venant s’ajouter aux autres dans le mix de chaque pays au cours de l’histoire. Comment déjouer ce scénario et renverser fondamentalement la tendance ? Certaines régions commencent à ébaucher un « désempilement » énergétique, à l’image de l’Europe, voire de l’Amérique du Nord, qui atteint une forme de plateau. Le groupe Veolia, par les solutions qu’il a développées et les innovations sur lesquelles il travaille, peut amplifier le mouvement. C’est l’objectif qu’Estelle Brachlianoff a mis au cœur du plan ReSource en 2022, pour réduire la consommation d’énergie mais aussi augmenter la production d’énergie verte du groupe.

© Gonz Ddl

Avec les énergies de récupération, partir des territoires pour sortir des énergies fossiles

Veolia a développé des solutions pour permettre aux territoires et aux industries de sortir du charbon, et plus généralement des énergies fortement carbonées, à la croisée de deux expertises déjà anciennes: la valorisation énergétique des déchets et l’exploitation des réseaux de chaleur, qui permettent de connecter les sources de production et les lieux de consommation.

Dès la fin des années 1960, la Compagnie Générale de Chauffe (CGC) exploitait l’usine d’incinération alimentant certains quartiers de la ville de Rennes en chauffage. Depuis les années 1980 et à la suite des chocs pétroliers, les nouvelles usines d’incinération françaises – qu’on nomme désormais « unités de valorisation énergétique» ou UVE – se sont équipées pour valoriser la chaleur des déchets, quand les plus anciennes se sont peu à peu mises à jour. C’est même la proximité de l’usine d’ArcelorMittal, près de Nantes, qui a contribué à localiser à Couëron le site de l’usine de valorisation des déchets Arc-en-Ciel, exploitée depuis 1993 par Veolia.

L’implantation du groupe en Europe de l’Est au début des années 2000 a pour sa part accéléré le développement de son expertise dans l’exploitation des réseaux de chaleur et dans leur verdissement. L’un des premiers exemples concerne le réseau de chaleur de la ville de Pécs en Hongrie en 2005 : les logements des 200 000 habitants sont aujourd’hui presque entièrement chauffés via le réseau urbain, qui n’utilise plus de charbon ni de gaz, très émetteurs de CO2, mais uniquement du biogaz. Une partie de ce biogaz est obtenue grâce à la paille collectée par les agriculteurs locaux et à des résidus de bois récupérés. Les techniques dites de cogénération, voire trigénération, c’est-à-dire de production d’électricité, de chaud et de froid à partir d’une même source, ont depuis essaimé partout.

Cette expertise couplée participe aujourd’hui à la décarbonation des villes dans lesquelles elle trouve à se répliquer. C’est le cas pour la métropole européenne de Lille, où, grâce à la valorisation des déchets sous forme d’électricité et de chaleur, la dernière centrale à charbon du nord de la France a été fermée en 2021, trente ans après la fermeture de la dernière mine dans la région. « En France, il n’existe aucun réseau équivalent, précise Patrick Hasbroucq, directeur des unités industrielles chez Veolia, c’est même le plus long d’Europe, avec un raccordement de 20 kilomètres entre l’usine et la ville. » Sur le plan énergétique, l’usine assure la valorisation énergétique de tous les déchets ménagers de la métropole lilloise, livre 270 gigawatts-heures thermiques par an, soit l’équivalent de la consommation de 35 000 logements, et 91 gigawatts-heures électriques, suffisants pour répondre à la demande de 20000 foyers. Sur le plan économique, le projet a démontré sa solidité: les 40 millions d’investissement de la métropole seront compensés au fil du temps par les recettes énergétiques, et, pour les abonnés, le prix de l’énergie est particulièrement compétitif du fait d’une TVA réduite à 5,5% sur la part variable de la facture.

© Julien Muguet, Halluin, France le 15 juillet 2021 - Dans le Centre de Valorisation Énergétique (recyclage et valorisation des déchets) de Veolia. Antoine Cantreul, Responsable d'Exploitation.

Enfin et surtout, cette nouvelle infrastructure est aussi bénéfique pour l’environnement : les émissions de poussières de charbon ont été fortement réduites, et 50 000 tonnes de CO2 sont évitées chaque année, soit 50 millions d’allers-retours Paris-Lille en TGV. Elle participe également à la décarbonation des industries, comme en Lorraine, où Solvay produit depuis plus de cent ans du carbonate de soude, un sous-produit industriel aux multiples usages, de la fabrication du verre à celle du dentifrice. L’industriel de la chimie s’est associé à Veolia pour remplacer trois chaudières à charbon par une chaufferie équipée de deux fours fonctionnant à base de combustibles solides de récupération (CSR), des déchets qui ne peuvent être recyclés. Alors que les quotas carbone s’imposent progressivement à l’industrie européenne, cela permettra de soutenir la compétitivité du site et d’y assurer l’emploi en divisant par deux l’empreinte carbone de l’activité industrielle et en arrêtant l’importation annuelle de 200 000 tonnes de charbon. 

Le développement des réseaux couplant chaleur et froid veillent aujourd’hui à valoriser la moindre énergie, en mettant en partage l’énergie de lieux de production décentralisés. Veolia s’est vu confier en 2023 l’exploitation du réseau Paris-Saclay, une installation unique en Europe alliant géothermie profonde et récupération de la chaleur fatale issue du supercalculateur du CNRS et du réseau de froid. Le dispositif a de la sorte l’ambition de doubler la livraison de chaleur et de fraîcheur pour accompagner le développement immobilier du campus urbain.

Les énergies de récupération se retrouvent ainsi au cœur d’un changement de paradigme, porteur d’un immense potentiel à la fois d’un point de vue écologique et, en phase avec les premiers enjeux énergétiques, du point de vue de la souveraineté économique. « Avant, on était dans un mode de fonctionnement qui consistait à produire de l’énergie quand on en avait besoin, analyse Gad Pinto, directeur des activités Boucles locales d’énergie chez Veolia. Or, quand on produit de la sorte, tout un tas d’énergie est perdu. Pendant longtemps ça ne dérangeait personne : à quoi bon s’embêter à la récupérer quand la source primaire d’énergie ne coûte rien ? Aujourd’hui, ce n’est plus le cas: on cherche à récupérer la chaleur des data centers, des eaux usées, des procédés industriels de la sidérurgie, de la chimie, du ciment, de l’agroalimentaire... Par ailleurs, quand on dépend du réseau national de gaz ou d’électricité, si jamais celui-ci est coupé de certains approvisionnements comme le gaz russe, une entreprise ou une collectivité se retrouve dans une situation de vulnérabilité. Le développement de solutions locales permet d’y remédier. »

Le passage à l’échelle de tous les territoires nécessite la capacité à intégrer des expertises différentes, ce qui s’opère peu à peu, comme le mesure Annaïg Pesret-Bougaran, la directrice de l’usine Arc-en-Ciel : « En 1993, notre usine était un projet totalement novateur, à tel point que trois filiales du groupe ont noué un partenariat pour répondre à l’appel d’offres, certains apportant leurs compétences dans l’incinération, d’autres dans le tri, d’autres dans le réseau de chaleur. Aujourd’hui, tout est davantage intégré grâce à notre expérience. » La nouveauté s’industrialise pas à pas, pour gagner en impact.

Reportage photo à Edimbourg, pour la campagne We are Ressourcers 2022/2023.

Maximiser son impact en mobilisant toutes ses ressources

En valorisant énergétiquement les déchets qui ne sont pas recyclables, depuis les sites d’incinération ou les centres d’enfouissement, Veolia veille à tirer la meilleure valorisation des ressources qui lui sont confiées. C’est la même logique que le groupe fait en sorte d’appliquer dans la valorisation des eaux usées et des boues qui en sont extraites, dans des installations couvrant les territoires en maille serrée. Les stations d’épuration sont ainsi les lieux privilégiés du déploiement de la méthanisation, qui transforme la matière organique en énergie. « Les deux secteurs historiques qui ont développé la méthanisation, explique Julien Thual, ingénieur méthanisation pour l’Ademe, ce sont l’industrie agroalimentaire et les stations d’épuration urbaines, à des fins de dépollution de leurs boues et de valorisation de biogaz sous forme de chaleur. Ces activités se faisaient en cogénération, produisant de l’électricité et de la chaleur récupérée, qui étaient valorisées autour de l’installation de méthanisation. »

En effet, les stations d’épuration produisent, au cours de leur traitement, de grandes quantités de boues dont il est possible de réduire le volume et la charge organique. Comment ? En les transformant en énergie. Selon Alain Le Divenach, responsable du pôle Projets structurants pour la région Méditerranée chez Veolia, « déjà il y a cent ans, les premières usines d’eau potable du groupe à Nice et à Toulon produisaient leur propre électricité grâce à une turbine. Comme le réseau d’électricité était moins développé qu’aujourd’hui, nos prédécesseurs avaient ce souci de produire avec l’eau une partie de leur énergie. Et puis ça a été abandonné pour des raisons économiques. La digestion, ce procédé qui permet de réduire de façon importante le volume des boues produites, de les stabiliser et de générer du biogaz, était aussi utilisée autrefois, et on est passés pendant un moment à des bassins très grands avec des temps de stabilisation très importants, ce qui est énergivore.

Depuis quelques années, on s’intéresse de nouveau à la digestion, qui revient dans les usines. On s’intéresse aussi aux variations de pression importantes entre les réservoirs. Généralement, pour éviter une arrivée d’eau avec un jet important, on met en place des réducteurs de pression. De plus en plus, on remplace le réducteur par une turbine: avec elle, pas de dispersion mécanique perdue, on produit de l’électricité ».

À la croisée de trois métiers : quand les déchets de l'eau deviennent énergie

Les boues d’épuration sont le principal déchet produit par une station d’épuration à partir des différents effluents liquides qu’elles sont amenées à traiter. Constituées de matières organiques ainsi que de matières minérales, on en distingue trois types.

Les boues primaires, qui sont le résultat de la décantation des effluents et ont un fort taux de matière minérale, les boues physico-chimiques, qui ressemblent aux boues primaires mais contiennent des produits floculants, et les boues biologiques ou boues activées, issues du traitement bactérien. 

« Avec le boom des stations d’épuration, le volume des boues a considérablement augmenté », indique Paul-Antoine Sebbe, directeur général de SEDE, filiale de Veolia, spécialisée notamment dans le traitement et la valorisation des boues. Comme pour les eaux usées, le grand défi est donc de ne plus les considérer comme des déchets mais, à l’instar des boues des villes du XIXe siècle, comme une ressource à valoriser. Alors que faire de ces boues ?

Pierre Forgereau, directeur du territoire Artois Douaisis chez Veolia, revient sur les trois principales manières de valoriser les boues industrielles et urbaines. Dans un premier temps, tout en en surveillant la qualité sanitaire, « ces boues peuvent être utilisées pour l’épandage agricole des sols. Cela a un impact agronomique puisqu’ils vont augmenter leur valeur fertilisante », précise-t-il. Aujourd’hui, 75 % des boues de stations d’épuration sont épandues sur les sols agricoles.

Les boues peuvent aussi être compostées avec d’autres déchets verts pour en faire des intrants agricoles et apporter aux champs de la matière organique plus riche.
 « La troisième valorisation, c’est d’en faire du biogaz. C’est quelque chose qui existe depuis longtemps mais qui revient avec la crise énergétique. De plus en plus de collectivités, comme celles d’Angers ou d’Hénin-Beaumont, investissent pour en produire », souligne Pierre Forgereau. 

Aujourd’hui, la production d’énergie permet à la fois d’assurer la continuité de fonctionnement d’une installation et d’alimenter les territoires environnants qui en ont besoin. « On a le savoir-faire, explique Philippe Guitard, directeur de la zone Europe centrale et orientale de Veolia, on fait de la récupération avec un digesteur qui broie tout, les yaourts périmés, les déchets, à partir de laquelle on peut vendre de l’électricité verte à Bucarest ou Budapest. » À Sofia, en Bulgarie, Veolia gère la première station d’épuration à énergie positive d’Europe. La station a produit 23% d’énergie de plus que ce qu’elle consomme, et le surplus a été revendu sous forme d’électricité au gestionnaire du réseau public.

En Allemagne, c’est l’usine de traitement des eaux usées de Braunschweig qui est devenue autonome grâce à Veolia, tandis qu’à Cagnes-sur-Mer, la première station d’épuration à énergie positive en France a été lancée en 2021. En valorisant à chaque étape la chaleur et l’énergie disponibles, la station française produit 10,5 gigawatts-heures de biométhane par an pour une consommation de 8,7 gigawatts-heures, ce qui lui permet d’injecter un surplus de biométhane dans le réseau GRDF. À Fréjus, la valorisation des boues de la station d’épuration fournit également un carburant vert aux transports publics : le biométhane produit correspond à la consommation de plus de 40 % du réseau de transport public de bus. « La méthanisation est l’une des énergies les plus vertueuses, constate pour finir Julien Thual de l’Ademe, car elle ne rend pas qu’un seul service énergétique, elle est multiservice, permettant aussi la substitution des engrais minéraux par des engrais organiques, offrant une énergie continue toute l’année et donc une grande résilience sur les territoires. »

Bulgarie 2009 / VEOLIA

L’énergie solaire joue aussi un rôle dans la décarbonation des activités de Veolia elle-même. C’est particulièrement le cas dans ses activités de dessalement d’eau de mer, dont Veolia est le leader mondial et qui sont aussi énergivores qu’elles sont essentielles à l’alimentation en eau de territoires arides, comme les villes de Riyad ou Abu Dhabi. Grâce à des technologies d’osmose inverse avancées, l’énergie nécessaire pour dessaler l’eau de mer a déjà diminué d’environ 80 % depuis les années 1980. Et l’énergie solaire, qui peut désormais se déployer de manière industrielle, permet d’aller plus loin. « Jusque dans les années 2000, les solutions de dessalement avaient une empreinte carbone très forte, explique Renaud Capris, directeur d’Enova. Aujourd’hui, nous sommes passés à un mix électrique et solaire, et à l’avenir seul le solaire puis l’hydrogène feront fonctionner les usines.» Dans la ville de Sur, à Oman, l’usine de dessalement Sharqiyah Desalination a par exemple lancé sur son site l’installation de 32 000 panneaux solaires haute efficacité, équipés d’un système de suiveur est-ouest afin d’optimiser la production d’énergie en fonction de l’orientation des rayons du soleil. Cette installation produira plus de 30 gigawatts-heures par an d’électricité verte, soit plus du tiers de la consommation quotidienne de l’usine de dessalement qui alimente 600 000 personnes en eau potable.


À l’autre bout du spectre et dans une approche fine des territoires, Veolia mobilise des espaces fonciers plus modestes pour en faire des sites de production d’énergie solaire. Certains sites s’y prêtent plus facilement que d’autres, notamment les sites de stockage de déchets en post-exploitation. Sur l’ancienne décharge de Tougas, près de Nantes, Veolia a installé en 2019 des panneaux photovoltaïques sur 10 hectares. Ils produisent 8 gigawatts-heures par an et alimentent en électricité un peu plus d’un millier de foyers. À l’échelle de la France, Veolia s’est donné l’objectif de rendre tous ses services autonomes en énergie. Cela passera par une combinaison de toutes ces solutions : valorisation énergétique des déchets, méthanisation, mais aussi production de biocarburants et développement de l’énergie photovoltaïque sur ses sites. « Nous gérons de nombreuses ressources, et c’est par leur valorisation que passera en partie la décarbonation de nos activités, rappelle en synthèse Jean-Christophe Taret, directeur de la transformation écologique de la zone France et déchets spéciaux Europe chez Veolia. Nous pouvons l’améliorer par la combinaison d’approches extensives et intensives. Extensives, en généralisant les techniques dont nous disposons à l’ensemble de nos installations – par exemple dans le captage du biogaz à travers le monde. Et intensives, en isolant toujours mieux chaque flux de ressources pour en tirer la plus grande valeur – par exemple en collectant spécifiquement en France les biodéchets. »

© Pexels

Accompagner les énergies de transition, et rendre les énergies vertes encore plus vertes

Isoler toujours mieux chaque flux de ressources pour en tirer la plus grande valeur, voilà une mission pour les années à venir. Une autre est tout aussi essentielle, au regard de la finitude des ressources terrestres : accompagner les énergies de transition, à commencer par l’énergie nucléaire, que le GIEC reconnaît comme telle, dans la réduction de leur impact environnemental, et rendre les énergies vertes elles-mêmes toujours plus circulaires et économes en ressources.

Le nucléaire, une énergie de transition à sécuriser

En France, au Japon et aux États-Unis, Veolia Nuclear Solutions (VNS) déploie des activités de dépollution, de traitement des déchets dangereux et de décontamination appliquées au nucléaire. Jean-François Nogrette, directeur de la zone France et déchets spéciaux Europe, explique l’origine de cette filiale, par étapes, comme le groupe en assume la pratique : « En France, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) utilise une technique de solidification des déchets radioactifs à froid, la vitrification, qui a été au départ une licence de Veolia, créée à partir de son activité sur les déchets dangereux.

En suivant cette expérience, nous avons fait nos premiers pas dans le nucléaire, avant de souhaiter mutualiser des moyens pour faire apparaître une activité spécialisée et baisser les coûts. Depuis, nous avons racheté une activité sur le traitement, le démantèlement, le traitement des déchets radioactifs, et nous avons ouvert, au Texas, une usine de traitement de déchets radioactifs avec un procédé de traitement qui suit la même logique que ceux des déchets dangereux, dont nous sommes un des leaders mondiaux avec SARP Industries. » Avec ses technologies, telle Geomelt qui permet d’appliquer à des déchets faiblement radioactifs la vitrification jusqu’ici réservée aux déchets hautement radioactifs, Veolia permet aujourd’hui avec ses partenaires, comme EDF, de réduire les volumes de déchets nucléaires, au cœur des questions d’acceptabilité de cette énergie.

Le tsunami qui a frappé en 2011 la centrale nucléaire de Fukushima au Japon a été une autre occasion pour les équipes de Veolia de démontrer leur expertise en matière de nucléaire, en alliant temps court et temps long. Dès les premiers moments suivant la catastrophe, les ingénieurs de l’entreprise ont mis au point un système de refroidissement de l’eau (ISMS) capable de traiter en toute sécurité l’eau de la centrale contaminée au césium, un élément hautement radioactif. Au cours de la décennie qui a suivi, Veolia a développé de nouvelles technologies, en robotique notamment, pour démanteler le site. C’est le cas par exemple de robots téléopérés, capables d’inspecter et de réparer l’enceinte de confinement de la centrale endommagée, mais aussi de travailler dans le cœur du réacteur nucléaire, un endroit extrêmement chaud et radioactif. Le robot Boom a ainsi été conçu pour déplier un bras lui-même composé de différents segments dans un environnement extrême. « Les radiations brûlent les puces en un temps record, nous avons donc opté pour une commande électronique déportée dans le caisson de protection, détaille Dominique Richit, qui a été directeur général de VNS. Le bras lui-même n’intègre que très peu d’électronique. Les mesures sont transmises par des signaux électriques depuis l’extrémité du robot vers la salle de contrôle. »1

Optimiser le cycle de vie de chaque énergie

En même temps qu’elle permet de sécuriser la production d’énergie nucléaire et d’en optimiser l’impact environnemental pour en permettre la meilleure acceptabilité, Veolia s’adapte aux choix des communautés locales ou nationales, pour déployer la même logique sur chaque type d’énergie adopté. Au Japon précisément, après la catastrophe nucléaire de Fukushima, la stratégie énergétique du pays a changé. « L’objectif est d’opérer une transition vers les énergies renouvelables pour remplacer le nucléaire, qui passera de plus de 30% à moins de 20% », précise Christophe Maquet, directeur de la zone Asie-Pacifique du groupe.

Usine de biomasse à Hirakawa au Japon.
© Médiathèque Veolia - Shin Takahashi

Parmi les stratégies de diversification des sources d’énergies vertes, Veolia œuvre donc à la réhabilitation des ressources forestières pour poursuivre la production d’électricité par la biomasse. Dans cette optique, le groupe collabore avec un acteur industriel local, Takeei. Aujourd’hui, l’entreprise gère plusieurs usines de biomasse au Japon, en veillant au meilleur rendement énergétique de la ressource.

L’éolien, énergie renouvelable largement promue à travers le monde, doit lui-même toujours témoigner de son meilleur impact pour obtenir le soutien des populations. Le recyclage des pales est l’un des sujets clés auquel apporter des réponses: si le bilan carbone des éoliennes est bon, leurs pales fabriquées en matériaux composites, majoritairement de la fibre de verre, sont difficiles à recycler. Or, de nombreuses éoliennes de première génération arrivent en fin d’exploitation – la durée de vie moyenne d’une éolienne est de vingt ans –, et l’université de Cambridge estime qu’il y aura 43 millions de tonnes de pales usagées d’ici 2050. Sans traitement adéquat, elles risquent de s’empiler dans les décharges.

Veolia travaille à trouver des solutions pour donner une seconde vie à ces lames en utilisant les éoliennes pour la fabrication de ciment. En 2020, le groupe a franchi un cap avec GE Renewable Energy. L’objectif ? Recycler ces pales dans le cadre du « revamping » (remplacement de certaines pièces) ou du «repowering» (démantèlement) des parcs d’éoliennes terrestres de la filiale de General Electric aux États-Unis. Le processus de recyclage démarre sur le terrain, dans les fermes éoliennes. Une fois retirées, les pales sont transportées vers un site où de puissantes machines les déchiquettent en plus petits morceaux. Ces morceaux sont ensuite transportés dans une usine Veolia, où ils subissent un nouveau broyage pour atteindre la taille de cailloux. Grâce à ce procédé, plus de 90% du poids des lames est valorisé : 65 % comme matière première, remplaçant le sable, l’argile et d’autres matériaux, et 28 % comme carburant alternatif, remplaçant le charbon pour fournir l’énergie nécessaire à la réaction chimique dans des fours à ciment. Ce contrat unique en son genre dans l’industrie éolienne américaine prévoit de valoriser des milliers de pales d’éoliennes dans les années à venir.

L’électrification de la production d’énergies donne enfin une importance cardinale au recyclage des batteries électriques, leur production étant fortement émettrice de gaz à effet de serre et les métaux rares qui les constituent étant au cœur des enjeux de souveraineté. D’ici 2035, alors que l’interdiction de la vente des véhicules thermiques sera à peine entrée en vigueur au sein de l’Union européenne, ce ne sont pas moins de 7 millions de tonnes de ces appareils qui seront éligibles au recyclage. Veolia, acteur historique dans le traitement des piles et accumulateurs, va mobiliser l’expertise inégalée qu’elle a rassemblée sur l’ensemble des étapes de ce recyclage. La solution ? Cinq étapes, qui vont de la collecte, la mise en sécurité et la décharge profonde de la batterie à l’affinage des métaux qui permet de les réutiliser dans de nouvelles batteries. L’usine à Dieuze, en Moselle, dédiée à ce recyclage, est ainsi promise à un fort potentiel de développement.

© Tim Mossholder

Vers la capture et le recyclage du carbone

Même en poussant au maximum les économies d’énergie, même en verdissant rapidement le mix énergétique mondial, y compris en s’assurant de récupérer la moindre calorie, le moindre watt, le GIEC l’affirme : la capture, le stockage, le recyclage du carbone seront des « options d’atténuation essentielles » à mobiliser, en particulier dans le cas de la chimie et de la production de ciment ; ils seront « nécessaires pour atteindre les objectifs de neutralité carbone », notamment « pour les scénarios qui limitent le réchauffement à 2°C d’ici 2100 », et pas seulement à 1,5 °C comme le prévoit l’accord de Paris sur le climat2. Veolia explore l’application de solutions de capture de CO2 sur ses incinérateurs, à l’heure où la capture du carbone peut devenir soutenable économiquement. Il y a encore cinq à sept ans, «il y avait trop de différences entre le coût du CO2 et le coût de la capture, l’activité était loin d’être rentable. Autrement dit, cette pollution n’était pas assez chère pour qu’il soit économiquement intéressant d’aller capter du CO2, pour ensuite le stocker », remarque Johann Clere, ancien directeur international de la capture du carbone chez Veolia. Les choses changent, puisque le prix de la tonne de CO2 est passé de 37,45 euros en février 2021 à près de 90 euros en mars 2023. Et des mécanismes se mettent par ailleurs en place dans certains pays, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, pour inciter au développement d’infrastructures de capture du carbone dont le coût, lui, « s’oriente à la baisse avec les économies d’échelle et le développement de nouvelles technologies ».

Si le CO2 capté a aujourd’hui majoritairement vocation à être séquestré, piégé dans des réservoirs géologiques souterrains, Veolia souhaite pouvoir aller plus loin et le valoriser. Une fois isolées, les molécules de CO2 peuvent en effet être utilisées dans différentes applications industrielles: fabrication de béton et de ciment, boissons gazeuses, carburant bas carbone... Veolia a ainsi noué avec le Collège de France, le Commissariat à l’énergie atomique et le Syndicat intercommunal pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP) un partenariat de R&D pour transformer le CO2 émis par les usines de traitement des eaux usées en produits utiles.

Avec la chimie du CO2, l’objectif est de modifier les liens entre les molécules pour fabriquer à partir des eaux usées, en plus du biogaz, de l’acide formique, dont certains éthers sont utilisés par l’industrie du parfum, et du méthanol, un solvant aux multiples usages, que l’on retrouve notamment dans la production de vernis et de peintures. « Une alliance entre recherche fondamentale, recherche technologique et recherche industrielle », comme le souligne Marc Fontecave, professeur au Collège de France. Nous sommes en la matière à un stade encore expérimental. Reste que l’ensemble des solutions qui se dessinent ici pour décarboner nos sociétés l’illustrent une nouvelle fois : les crises internationales du climat et de l’énergie, qui induisent une transformation de notre système de production et de nos habitudes, se résolvent à l’échelle locale, en répliquant des solutions développées partout dans le monde. C’est cette grande adaptabilité, toujours à l’œuvre, qui a fait de Veolia le champion mondial de la transformation écologique. Une position qui s’est construite patiemment, au fil des décennies. Depuis 1853.

À Braunschweig, la biomasse remplace le charbon

L’Allemagne a historiquement été un grand consommateur de charbon, et ce combustible a joué un rôle crucial dans son secteur énergétique pendant de nombreuses années. Le charbon était notamment utilisé pour la production d’électricité ainsi que pour les besoins industriels.

Cependant, au cours des dernières décennies, le pays a progressivement entrepris une transition énergétique, connue sous le nom de «Energiewende», visant à réduire sa dépendance aux énergies fossiles, y compris le charbon, et à augmenter la part des énergies renouvelables dans son mix énergétique.

Et c’est notamment à Braunschweig que s’écrit la nouvelle histoire énergétique du pays. Cette ville de Basse-Saxe abrite notamment BS|ENERGY, filiale de Veolia. Concessionnaire des réseaux électriques et gaziers de la ville, elle s’est engagée à être à la pointe de l’approvisionnement énergétique en proposant des solutions flexibles, écologiques et abordables.

Son objectif est clair : accompagner Braunschweig dans sa transition vers un avenir moins dépendant des énergies carbonées.

Mais comment remplacer le charbon ? Parmi les énergies durables privilégiées, la biomasse occupe une place de choix. La centrale de production de chaleur et d’électricité fonctionnant au charbon a donc été remplacée par une centrale de cogénération biomasse, alimentée à partir de déchets de bois provenant de la région.

Mise en service en 2022, elle possède une capacité électrique de 22 mégawatts et thermique de 60 mégawatts, répondant à la demande en chaleur de près de 50 000 foyers. Elle permet d’éviter l’émission de 8000 tonnes de CO2 chaque année du seul fait de l’abandon des combustibles fossiles, ainsi qu’une réduction des émissions de particules nocives. Et les cendres de bois elles-mêmes sont transformées en engrais. Cette initiative laisse entrevoir un avenir plus respectueux de l’environnement, tourné vers les énergies renouvelables, et un futur plus vert, plus durable.

En Finlande, les débuts d’une production de biocarburant neutre en CO₂ pendant le processus de fabrication de la pâte à papier

En 2022, Veolia a lancé à Äänekoski en Finlande le plus grand projet au monde de bioraffinerie produisant du biométhanol neutre en CO₂ à partir d’une usine de production de pâte à papier.

Développée en étroite collaboration avec Metsä Fibre, la plus grosse association coopérative forestière en Europe, la raffinerie s’appuie sur un concept innovant de Veolia pour produire à l’échelle industrielle du biométhanol commercial issu de bioproduits, en intégrant en toute sécurité dans le processus de production de pâte à papier un procédé de raffinage du méthanol sulfaté brut.

Ce concept industriel contribue à la sécurité et à l’indépendance énergétique de l’Europe tout en soutenant les ambitions européennes de décarbonation du Green Deal pour le transport : le biométhanol de qualité industrielle, neutre en CO₂, représente une nouvelle source de carburant durable pour remplacer les combustibles fossiles.

Avec une capacité de production annuelle de 12 000 tonnes et une mise en service prévue en 2024, l’usine permettra une réduction des émissions de CO₂ allant jusqu’à 30 000 tonnes annuelles.

Ce projet de bioraffinerie illustre pleinement l’engagement de Veolia à développer des boucles énergétiques locales, à intégrer dans divers secteurs industriels des solutions pour produire localement des combustibles neutres en CO₂.

Cette solution industrielle permet enfin de révéler le potentiel d’une source alternative de matière première, estimée à environ 2 millions de tonnes, pour la fabrication de biocarburant. Ce concept presque entièrement inexploré à ce jour est en effet réplicable dans près de 80 % des usines de pâte à papier dans le monde.

Au Portugal, une étude prospective pour transformer le CO₂ des déchets en carburant d’avion

« L’aviation commerciale représentait 2,6 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde en 2018, et 5,1 % du réchauffement climatique anthropique entre 2000 et 2018 quand on intègre les effets hors CO₂, a calculé Carbone 4, le cabinet français de référence sur les enjeux énergie et climat. Rien que la combustion du carburant correspond à environ 1 milliard de tonnes de CO₂ sur une année, soit en ordre de grandeur l’équivalent des émissions du Japon – troisième puissance mondiale et cinquième pays le plus émetteur. »

L’aviation est de ce fait face à un immense défi de décarbonation, qui ne peut ignorer la question de son carburant. C’est pourquoi, en 2022, une étude de faisabilité a été lancée pour mettre en place une des premières unités de production d’e-carburant de synthèse en Europe au sein de l’unité de valorisation énergétique (UVE) de LIPOR, proche de Porto, exploitée par Veolia.

Le projet permettrait la production à l’échelle industrielle de carburants alternatifs pour l’aviation (SAF) à partir du CO₂ capté dans le flux de gaz résiduels de l’UVE, combiné à de l’hydrogène vert.

Dans un premier temps, jusqu’à 100 000 tonnes de CO₂ biogénique captées seraient recyclées pour être converties en e-carburants et transformées en produits finis synthétiques verts, tels que l’e-kérosène, l’e-diésel et autres produits chimiques.

Techniquement, ce projet de valorisation du CO₂ dans l’UVE de LIPOR consiste à capturer, extraire et purifier la partie biogénique du CO₂, qui constitue environ 60 % des émissions de dioxyde de carbone générées à la suite du processus d’incinération.

Ce projet, d’après le président du LIPOR José Manuel Ribeiro, pourrait « aider le Portugal à se positionner parmi les premiers pays à investir dans l’économie circulaire du carbone » alors que, comme le signale José Melo Bandeira, président-directeur général de Veolia Portugal, « la capture, le stockage ou l’utilisation des gaz à effet de serre sont essentiels » pour atteindre les objectifs de neutralité carbone. Sans que ce soit là une recette miracle, à même de résoudre la concurrence entre les différents usages de l’énergie, ce projet pourrait apporter sa part de solution au défi climatique.

Adèle Peugeot
Chez Veolia depuis 2022

Adèle Peugeot est cheffe de projet développement et innovation. Diplômée de l’École normale supérieure, titulaire d’un MBA et d’un doctorat du Collège de France, Adèle Peugeot croit en la collaboration du monde de la recherche et du monde industriel ainsi qu’au primat de l’action locale pour relever les défis de demain. Pour Veolia France & Déchets spéciaux Europe, elle met la chimie au service du développement durable, en particulier de la décarbonation.

Comment la technologie peut-elle relever les défis environnementaux auxquels nous faisons face ?

Si nous voulons relever le défi collectif d’un monde neutre en carbone, il faut tirer le meilleur parti des complémentarités entre les mondes de la recherche, de l’innovation et de l’industrie, car, si beaucoup de solutions existent déjà, d’autres nécessiteront des technologies nouvelles. Mon travail au quotidien est de trouver les voies d’innovation qui permettront au groupe d’atteindre ses ambitions, et pour cela d’identifier les meilleurs partenaires potentiels parmi les startups, les laboratoires universitaires, les fournisseurs de technologies, etc. Le rôle de Veolia, en tant qu’industriel des services à l’environnement, est de partager avec ces acteurs des problèmes concrets à régler, d’orienter le cheminement vers la solution et de les soutenir dans le développement puis le déploiement de procédés performants. Nous avons la responsabilité d’aller au plus près de ces acteurs de l’innovation, de sélectionner les plus adaptés et de les amener à des niveaux de maturité qui permettront à leurs solutions d’être appliquées à nos activités. Nous pouvons être optimistes, car dans bien des cas ces technologies ne sont pas de la fiction : elles sont en train d’être développées et avancent à très grands pas. J’ai été surprise, lors de mes années de recherche au Collège de France, de voir à quel point les découvertes peuvent aller vite.

Quelles nouvelles solutions sont aujourd’hui en train d’être déployées par Veolia dans le domaine de l’énergie ?

Le grand défi sur lequel je suis focalisée est celui de la réduction des émissions des gaz à effet de serre, en particulier le CO₂ et le méthane, un gaz 28 fois plus réchauffant que le CO₂. Pour s’attaquer au problème, il y a des solutions déjà matures, comme produire et utiliser des énergies bas carbone. L’enjeu est de les déployer largement, car, au-delà de la décarbonation des territoires, cela permettra aux activités de Veolia en France d’atteindre l’objectif de neutralité énergétique d’ici cinq ans. Pour cela, nous nous appuyons sur de nombreux leviers : produire plus d’électricité et de biogaz à partir des déchets, implanter des panneaux photovoltaïques sur toutes les surfaces disponibles ou encore transformer les huiles usagées en carburants verts.

Nous développons également des solutions innovantes, applicables à plus long terme. Celles-ci passent par des partenariats externes, comme celui noué avec le Collège de France et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il vise à mettre au point une technologie capable de convertir le CO₂ en produits chimiques qui pourraient être réutilisés dans nos stations de traitement des eaux usées. On obtiendrait ainsi une boucle d’économie circulaire locale exemplaire.

En quoi la longue histoire de Veolia est-elle un atout pour l’avenir ?

Les métiers historiques de Veolia sont alignés avec les enjeux actuels de la société et sont complémentaires entre eux. Au fil du temps, le groupe a développé un modèle décentralisé, fortement implanté dans les territoires, avec des équipes proches des acteurs et des enjeux locaux. C’est un atout de taille pour travailler à la transformation écologique. En étant locales et ancrées dans les territoires, les solutions écologiques mises en œuvre par Veolia apporteront en effet un bénéfice pour la planète, l’activité économique et les habitants des régions.

  1. RICHIT Dominique (propos recueillis par Nathan MANN) « Comment Veolia conçoit un robot de 21 mètres pour le démantèlement de Fukushima ». L’Usine Nouvelle, 22 mars 2021 ↩︎
  2. NIPPERT Aline. «Ce que dit le GIEC sur les technologies de captage, de stockage et d’utilisation de carbone », L’Usine Nouvelle, 12 avril 2022 ↩︎

RÉCIT 12

Le 22 sept. 2023

Économiser l'énergie : des chocs pétroliers aux services digitalisés

L’âge de l’abondance énergétique fondée sur les énergies fossiles reposait sur trois éléments structurels: des fournisseurs dont les profits augmentaient avec la quantité d’énergie consommée, des usages locaux illimités grâce à l’utilisation des ressources de territoires lointains et des infrastructures centralisées lourdes gérant l’approvisionnement et la distribution. L’âge de la sobriété énergétique est une transformation profonde de ces trois piliers, ouvrant ainsi de nouvelles opportunités de marché qui s’appuient sur l’optimisation de l’énergie existante plutôt que sur l’extraction, la maximisation des ressources du territoire où l’on vit pour diminuer l’impact global, des réseaux décentralisés organisés autour des consommateurs locaux. S’il est difficile de savoir à quoi ressemblera exactement ce nouveau monde, il sera profondément différent par ses acteurs, sa géographie et ses équipements.

Grégory Quenet

Si on regarde la grande frise de l'histoire de l’énergie depuis les débuts de l’humanité, on ne peut pas dire que les deux derniers siècles aient été ceux des économies d’énergie. Au contraire, comme le note Patrick Criqui, directeur de recherche au CNRS, « de 1900 à 1950, la consommation mondiale d’énergie double, passant de 1 à 2 milliards de tep (tonne équivalent pétrole, ndlr), puis c’est l’accélération et la multiplication par six entre 1950 et 2010. Il n’aura fallu que soixante ans pour passer de 2 à 12 Gtep: un instant seulement à l’échelle de l’histoire humaine » 1. Et ce n’est pas terminé... Dans le rapport 2022 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le scénario fondé sur les politiques actuelles prévoit que la demande totale d’énergie augmentera de 21 % et que la consommation d’électricité augmentera de 50 % d’ici 20402.

Bien entendu, ces chiffres cachent des réalités locales très disparates puisque, depuis la fin du XXe siècle, ce sont surtout les pays émergents qui dopent la croissance de la demande en énergie. Parmi les pays développés aussi, on distingue divers modèles de consommation énergétique. Celui des territoires à faible densité démographique et producteurs d’énergie primaire, comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie, se caractérise par une forte demande en transports et en équipements ménagers, automobiles ou industriels très consommateurs. En revanche, les pays européens et le Japon se différencient par une plus forte densité démographique, et des ressources en énergie moindres, ce qui engendre une consommation par habitant deux fois moins importante que celle des pays du modèle précédent. La France fait partie de ces États dont l’histoire est marquée par une consommation d’énergie plus modérée. En 1913 déjà, elle consommait le quart des besoins américains, rappelle Alain Beltran, directeur de recherche au CNRS. Lors du premier choc pétrolier, pour une consommation de base 100 en France, les Américains sont à 260, la Grande-Bretagne à 120 et le Japon à 86. Alain Beltran conclut : « Par nécessité, notre pays n’a jamais véritablement gâchéson énergie. » 3

Reste que les efforts principaux des politiques françaises ont, pendant longtemps, porté sur la sécurisation de l’approvisionnement en énergie. La question est d’ailleurs loin d’être résolue puisque, en 2023, environ 775 millions de personnes dans le monde n’ont toujours pas accès à l’électricité, d’après l’AIE4. Mais pour que le scénario Zéro émission nette à l’horizon 2050, préconisé par l’AIE et le GIEC, puisse avoir lieu, il est impératif d’aller plus loin dans la combinaison de la garantie d’approvisionnement avec des économies d’énergie et la promotion des énergies renouvelables. « Les prix élevés actuels de l’énergie mettent en évidence les bénéfices liés à l’accroissement de l’efficacité énergétique, note l’Agence internationale de l’énergie, et incitent à modifier les comportements et les technologies dans certains pays pour réduire la consommation d’énergie. Les mesures en faveur de l’efficacité énergétique peuvent avoir des effets spectaculaires – les ampoules d’aujourd’hui consomment au moins quatre fois moins que celles qui étaient en vente il y a vingt ans –, mais il reste encore beaucoup à faire. »

Pour amplifier leur effet, Eric Bardelli, directeur technique et projets de l’activité Énergie de Veolia en France, partage sa conviction de l’importance des partenariats locaux public-privé pour relever le défi des économies d’énergie : « La clé du succès pour s’engager sur la voie de la performance énergétique : identifier des méthodologies applicables sur les territoires pour gagner du temps et être plus efficace. Le savoir-faire et l’expertise de Veolia par rapport aux enjeux d’énergie nous permettent de prendre de la hauteur et de développer une vision solidaire et coopérative au sein de laquelle les élus locaux jouent un rôle déterminant. » La sobriété et la flexibilité de notre consommation énergétique doivent ainsi devenir prépondérantes à l’avenir, dans le sillon creusé par les réponses mises en place à la suite des chocs pétroliers, dont nous avons trop rapidement remisé au grenier les bonnes habitudes qu’elles avaient commencé à installer.

À partir des chocs pétroliers, le développement des économies d’énergie

En 2022, les pays occidentaux se sont retrouvés dans une situation similaire, par de nombreux aspects, à celle à laquelle ils avaient été confrontés dans les années 1970 avec les chocs pétroliers : des risques quant à leur sécurité d’approvisionnement en énergie. Plus que la sensibilité croissante aux enjeux environnementaux, c’est ce qui a ravivé l’attention politique pour les économies d’énergie sur lesquelles, entre-temps, Veolia a développé ses expertises. Quand le gouvernement français annonce un plan de sobriété énergétique pour faire face à la hausse des prix de l’énergie à la suite de l’invasion russe en Ukraine, les plus de 60ans constatent bien que l'histoire se répète. Il incite notamment les Français à ne pas chauffer au-delà de 19 °C les pièces de la maison et à se connecter à l’application EcoWatt pour éviter les pics de consommation. Une centaine d’entreprises signent également la charte EcoWatt avec RTE, à l’image du groupe Veolia qui s’engage à remplacer les appareils les plus énergivores sur les sites qu’il opère, à doubler sa capacité d’effacement électrique ou encore à réduire à 19°C les consignes de température sur ses 4 000 sites.

De fait, des mesures semblables avaient déjà été prises lors des chocs pétroliers de 1973 et 1979. En 1974, un texte de loi est voté afin de plafonner la température légale autorisée à 20 °C, puis, dans un second temps, à 19 °C dans un décret de 1979 venant modifier la loi. Ces températures sont même inscrites en 2015 dans le Code de l’énergie, mais aucun contrôle ne sera véritablement instauré, ni à cette époque ni jusqu’à aujourd’hui. Des campagnes de sensibilisation vont perdurer jusqu’au début des années 1980, vantant «la météo-chauffage» qui permet de mieux « maîtriser la consommation ».

© Doris Morgan



À l’époque déjà, la sobriété fait son immixtion dans le langage, et appelle les entreprises à l’action : « Il est désormais indispensable que la sobriété ne soit plus seulement le fait de comportements en “bon père de famille” de la part des consommateurs, mais s’inscrive matériellement dans les équipements, au sens large, qu’ils utilisent, disait ainsi Pierre Amouyel, chef de service de l’énergie et des activités tertiaires au commissariat général du Plan, dans la revue La Jaune et la Rouge de juin 1980, dans les maisons ou les appartements qu’occupent les ménages, dans les véhicules, individuels ou collectifs, qui les transportent, dans les bureaux où ils travaillent ou dans les usines qui produisent les biens qu’ils consomment. » La période ne va alors pas sans déstabiliser les entreprises d’exploitation de chauffage, comme la Compagnie Générale de Chauffe, qui n’ont pas l’autorisation de reporter sur leurs tarifs la hausse du prix du pétrole. Pour autant, cette dernière voit dans les mesures gouvernementales une véritable opportunité de développement, comme elle l’expose dans une brochure de 1979 : « La Compagnie Générale de Chauffe peut avoir un rôle très actif dans cette nouvelle politique. En effet, dès son origine, elle a eu pour but essentiel de s’assurer la maîtrise de l’énergie et de développer son utilisation dans les conditions les plus rationnelles. »

La vision de l’époque résonne en effet parfaitement avec celle développée par la Compagnie Générale de Chauffe dès ses origines : « Pour assurer la prise en charge complète et durable des installations, le groupe propose différents types de contrats adaptés aux besoins de la clientèle. [...] Ces contrats de base, tout en assurant aux usagers le confort apprécié, satisfont aux exigences d’économie d’énergie, de longévité du matériel, de modernisation et de renouvellement du potentiel thermique. » Elle est aussi l’occasion de mieux organiser, sous l’impulsion de Bernard Forterre, le pôle Énergie de la CGE, et de mettre au point des modalités de contrats qui vont faire date, pour standardiser et structurer peu à peu le secteur : aux premiers P1, P2 et P3 (respectivement fourniture et gestion de l’énergie, entretien et maintenance du matériel, et garantie et renouvellement des équipements) fondant déjà l’activité créée par Léon Dewailly s’ajoute le P4 sur le financement des travaux de rénovation.

Tout au long des années 1980 et 1990, en dépit du contre-choc pétrolier5 qui va réduire l’attention politique portée à l’énergie et à son économie, le travail commencé va se poursuivre, jusqu’à créer Dalkia en 1998 et, avec elle, les premiers DESC – Dalkia Energy Savings Centers – qui, depuis le siège, permettent de piloter la performance énergétique des bâtiments et installations de ses clients. C’est une première formalisation de ce qui s’appellera ultérieurement Hubgrade, et aura vocation à devenir un élément de valeur essentiel de Veolia, pour l’amélioration de ses offres de service comme pour le pilotage de ses propres processus. Et c’est en Belgique et surtout à Dubaï que ce service va connaître une véritable accélération dans son développement.

© Rhiannon Elliott

Les économies d’énergie, une activité qui s’accélère à partir du Moyen-Orient

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est bien aux Émirats arabes unis que vont progresser les services Hubgrade. Paradoxal, car on n’imagine pas spontanément que ce soit dans les pays riches en pétrole, là où l’énergie est peu chère et abondante, que les offres pour l’économiser se développent le plus rapidement. Et pourtant, tous les Émirats ne se ressemblent pas... et Dubaï n’a pas de pétrole. C’est pourquoi, au début des années 2000, ses princes investissent les activités de service, avec l’ambition de faire de leur terre une cité phare, au cœur du rayonnement international des Émirats arabes unis.

Majid Al Futtaim, qui a créé et gère un empire dans les services, et qui a vu en quelques décennies un peuple de bédouins passer de la pêche aux huîtres à la recherche de perles à une nouvelle civilisation fondée sur le pétrole, se montre alors visionnaire, convaincu que l’engagement dans la durabilité sera un élément clé de l’acceptabilité internationale de son pays. Pour atteindre ses ambitions, il s’associe en 2002 à Dalkia dans une joint-venture, MAF-Dalkia, qui deviendra Enova.

« C’est bien parce que Veolia trouve localement un partenaire engagé et volontaire que l’expertise, qui pourra ensuite être répliquée dans d’autres géographies, peut être développée », souligne Anne Le Guennec, qui fut directrice générale d’Enova. « Avec MAF, on a trouvé un grand partenaire qui nous a confié tout son portefeuille et avec lequel on a avancé en coconstruction. Il nous a ouvert un terrain de jeu, et on l’a travaillé ensemble. » Ce terrain d'application est d’emblée considérable : centres commerciaux, parcs de loisirs, hôtellerie, lotissements... Puis, poussé par la volonté de la joint-venture de rentabiliser son activité, il passe de l’opération des seuls actifs de Majid Al Futtaim à une offre de services aux bâtiments pour le compte de tiers.

Aujourd’hui, les enjeux de réputation environnementale se sont matérialisés, et Enova mobilise son savoir-faire de réduction des coûts énergétiques dans les hôpitaux, aéroports, cinémas, hôtels ou encore centres commerciaux de huit pays : les Émirats, Oman, Bahreïn, le Qatar, l’Égypte, le Liban, l’Arabie saoudite et la Turquie. Et les projets ne manquent pas. « Au Moyen-Orient, la réduction de la consommation de froid des bâtiments, c’est l’essentiel des économies de nos clients », précise Renaud Capris, le PDG d’Enova, alors que les températures dépassent parfois 50°C dans cette partie du globe.

Suivent l’éclairage et un ensemble de mesures conduisant à la réduction des consommations d’électricité. Pour permettre à ses clients d’atteindre leurs objectifs financiers, opérationnels et environnementaux, Enova dispose d’un département technique d’une cinquantaine d’ingénieurs spécialisés en audit énergétique. « Nous passons plusieurs semaines sur le bâtiment afin d’analyser ses points faibles pour réaliser des préconisations techniques », explique Renaud Capris. L’idée : installer les bonnes solutions au bon endroit pour que la consommation du bâtiment soit la plus basse possible. Pour économiser l’énergie, le groupe propose des solutions de « rétrofitage » – c’est-à-dire de remise à niveau des équipements vieillissants –, d’optimisation de climatisation, de maintenance sur site à tous les niveaux de la chaîne grâce à ses ingénieurs spécialisés. « Nous sommes les seuls à assurer la maintenance des installations énergétiques en garantissant un pourcentage précis de gain d’économies », fait enfin remarquer Renaud Capris.

© Médiathèque Veolia - Gilles Vidal / MAD Production


Hubgrade est devenu un outil de smart monitoring qui permet d’optimiser les installations et de préserver les ressources aussi bien en énergie qu’en eau ou en matières premières. Renaud Capris détaille : « Dans un centre commercial, on va recueillir un certain nombre de données comme la consommation électrique, la température du lieu, la qualité de l’air, et toute information ayant un impact sur la consommation énergétique du bâtiment. Nos data analysts vont pouvoir ensuite réaliser un suivi en direct de cette consommation grâce à un algorithme extrêmement performant et savoir quelle action doit être menée. » Véritables centres de pilotage de la performance, les centres Hubgrade associent donc expertises humaine et numérique. « Lorsqu’une dérive est identifiée par un centre Hubgrade, ajoute Francisco Silvério Marques, nos opérateurs sur site interviennent immédiatement, par exemple pour remplacer un filtre, lubrifier des éléments mobiles ou vérifier l'étanchéité d’une vanne de régulation. Autant d'éléments peu visibles, mais à fort impact sur la consommation énergétique. »

Ce savoir-faire en matière d’économies d’énergie a aussi continué à se développer depuis Siram, en Italie, qui assure, au-delà de la fourniture en énergie, l’efficacité énergétique de nombreux hôpitaux et bâtiments publics, comme l’hôpital Monaldi à Naples ou encore le campus de l’université de Parme. Si le cœur du projet de rénovation énergétique du bâtiment consistait à construire une nouvelle centrale de trigénération et une centrale géothermique, destinées à alimenter en énergie verte 50 % des besoins de l’université, des technologies numériques ont également été employées pour contrôler et surveiller les flux énergétiques en temps réel. Une solution qui a permis de mettre en place des fonctions spécifiques de diagnostic prédictif ainsi que d’utiliser des algorithmes innovants capables de réduire la consommation d'énergie primaire de 20 %, l’objectif que Siram se fixe à chaque projet en Italie.

En 2020, s’inspirant de ces exemples, Veolia comptait 64 centres de pilotage Hubgrade dans plus de 22 pays. Si chacun possède des caractéristiques propres, ils convergent désormais vers un écosystème commun afin de bénéficier les uns et les autres des innovations les plus performantes pour économiser l’énergie. Une Hubgrade Academy a également été constituée, pour dispenser à travers le monde des formations à destination des analystes Hubgrade, couvrant l’ensemble des savoirs nécessaires à leur métier : les modèles contractuels, les rôles et responsabilités, la stratégie d’analyse de la performance énergétique chez Veolia, les moyens de communication à destination des différentes parties prenantes. L’intérêt de déployer ces services globaux dans les collectivités territoriales et dans les entreprises est devenu manifeste: la consommation énergétique des bâtiments représente 35 à 40 % des émissions globales de CO2 dans le monde et, rien qu’en Europe, la Commission européenne estime que trois bâtiments sur quatre sont inefficaces sur le plan énergétique.

Christophe Schuermans, directeur du développement de l’activité Services énergétiques des bâtiments chez Veolia précise que « l’analyse et l’audit énergétiques d’un bâtiment débouchent sur une grande quantité d’actions, comme adapter le fonctionnement des équipements selon l’occupation réelle : renouveler l’air dans une salle de réunion en fonction du nombre de personnes présentes, ralentir ou arrêter la vitesse des escalators en fonction de l’affluence, diminuer les températures dans les locaux en cas d’inoccupation, utiliser des détecteurs de présence pour activer l’éclairage, etc. Ces actions combinées au suivi opérationnel des analystes énergétiques de nos centres Hubgrade permettent de rapidement atteindre des économies significatives de plus de 10 % pour un investissement peu élevé ».

Hubgrade, le digital au service des économie d'énergie

Malgré le développement des énergies renouvelables, la lutte contre le dérèglement climatique ne pourra pas échapper à la sobriété énergétique. Alors pour apporter une réponse au défi écologique et économique du XXIe siècle, des outils digitaux sont développés et déployés par Veolia depuis plus de dix ans. Au service de l’optimisation des consommations d’énergie, mais aussi d’un meilleur pilotage des services d’eau et de déchets.

Et si l’avenir de l’économie d’énergie se cachait dans le tracking ? C’est en tout cas ce que laisse penser Hubgrade. Ce centre de gestion à distance allie intelligence artificielle et intelligence humaine pour optimiser la performance énergétique des bâtiments et infrastructures urbaines. Grâce à des objets connectés et à des technologies de pointe, les données des réseaux d’eau et des services énergétiques et de collecte des déchets sont envoyées en temps réel à la plateforme pour être analysées par des professionnels. En se reposant à la fois sur les agents de terrain équipés avec des outils digitaux, sur les équipes de data analysts à distance, et sur des ingénieurs de systèmes, le service proposé par Hubgrade se construit autour de trois piliers majeurs. Le premier, « connect », permet de créer un lien avec les clients en leur donnant accès aux informations en temps réel. Il va de pair avec le deuxième pilier, « support », qui les accompagne dans leurs problématiques opérationnelles pour, dans un dernier temps, avec « improve », les aider à optimiser le fonctionnement et l’efficacité environnementale des équipements et infrastructures.

De Bilbao à Dubaï, 64 centres de pilotage

De Bilbao en Espagne à Sydney en Australie, en passant par Dubaï et Shanghai, Veolia comptait en 2020 64 centres de pilotage Hubgrade dans le monde, dans plus de 22 pays. Grâce à eux, Veolia accompagne des centres commerciaux, des hôpitaux, des bâtiments scolaires et des immeubles de bureaux vers un futur moins énergivore, mais aussi moins aquavore et moins producteur de déchets. 

À Dubaï, Enova, la filiale de Veolia pour le Moyen-Orient, assiste le centre commercial Mall of the Emirates dans l’exploitation et la maintenance de son système de refroidissement et de chauffage depuis son ouverture en 2005. À Bilbao, le centre Hubgrade pilote 2 000 installations, 1 000 bâtiments, 60 sites industriels et 20 réseaux de froid et de chaleur. En France, c’est la gestion de l’eau et des déchets de la ville qui est surveillée et analysée dans le centre de Lille. Hubgrade conduit à une amélioration de la rentabilité puisque les activités sont mesurées et examinées en temps réel, permettant ainsi une action directe des équipes techniques en cas de problème. Sur le plan de la facture énergétique, Veolia permet à ses clients, grâce à ces centres d’« hypervision », une économie moyenne de 15 %. En 2020, cela représente 35 500 MWh de chaleur et de froid et 77 000 MWh d’électricité économisés.

Des efforts qui doivent s’accompagner de pédagogie pour le public et le personnel. Avec le service Awareness, Veolia propose une démarche de communication destinée à sensibiliser les utilisateurs des bâtiments à l’impact environnemental de leur comportement, comme ce fut le cas dans 74 écoles à Košice, en Slovaquie, où Veolia a installé 17 000 thermostats et remplacé les anciennes chaudières, tout en déployant une campagne de sensibilisation aux économies d’énergie parmi les élèves. Idem à Bruxelles, où les 1 700 collaborateurs de l’Office national des pensions (ONP) ont été sensibilisés à la sobriété énergétique via des conférences, des indicateurs de progrès sur smartphone, mais aussi des autocollants et des affiches décrivant les bonnes pratiques à adopter. Ce faisant, Veolia est devenue une entreprise de référence en matière de performance énergétique, associant à ses offres une démarche de performance opérationnelle de ses propres services: le plan ReSource, impulsé en 2022, vise à la fois à l’augmentation de sa production d’énergie, à la baisse de ses consommations, et à leur flexibilisation.

© Marcel Strauss

La flexibilité énergétique, un enjeu majeur des décennies à venir ?

Nombre d’observateurs estiment qu’aujourd’hui la question de la maîtrise de l’énergie, c’est-à-dire combien d’énergie nous consommons, est aussi importante que quand nous la consommons. Le sujet a pris une envergure nationale en France avec la mise en place du dispositif EcoWatt pendant l’hiver 2022-2023, sorte de « météo de l’électricité » qui visait à informer les utilisateurs en temps réel de la consommation sur le réseau électrique afin d’éviter des pics de consommation capables de mener à une panne du réseau. Lancé par le gestionnaire du réseau électrique français RTE, en partenariat avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), EcoWatt est né de problèmes ponctuels liés à la concomitance de la hausse de la consommation énergétique en hiver et de la baisse de la production nucléaire française. Des conditions qui pourraient toutefois facilement se répéter dans les années à venir puisque les énergies renouvelables comme l’éolien et le solaire, appelées à prendre une part croissante dans notre approvisionnement, ont la particularité de faire face à des variations de production importantes. Le parc nucléaire lui-même tend à devenir, même si c’est de façon marginale, intermittent, mais il est davantage pilotable.

En résumé, la volatilité du prix et de la disponibilité de l’électricité nécessite de repenser notre approche de la consommation d’énergie. Certains Français connaissent déjà bien le concept de flexibilité énergétique puisqu’ils sont environ 13 millions à bénéficier des tarifs heures creuses et donc à chauffer leur ballon durant la nuit pour n’utiliser l’eau que le lendemain matin. À l’échelle d’un bâtiment du tertiaire, cela revient à peu près à encourager des bonnes pratiques similaires, comme programmer la recharge des véhicules électriques à un moment de basse consommation, faire fonctionner les équipements en alternance, lancer le chauffage plus tôt le matin, etc. Des habitudes qu’il convient d’automatiser via des systèmes de smart grids, des réseaux d’électricité intelligents. C’est là qu’intervient par exemple la solution Hubgrade de Veolia, capable de bien analyser les usages du personnel, et donc d’anticiper les pics de consommation, mais aussi d’alerter sur les dysfonctionnements et de piloter les flux du bâtiment, chauffage, eau chaude, ventilation, climatisation... Sans oublier la production d’énergie, dans un contexte où beaucoup de bâtiments se dotent de cette capacité à travers les panneaux photovoltaïques ou la géothermie. Le bâtiment devient alors un acteur à part entière du réseau électrique.



Pour réaliser cette flexibilité, il faut non seulement parvenir à changer de paradigme énergétique dans les esprits mais également se faire accompagner par des experts dans le domaine, dont le savoir-faire oscille entre anticipation, certification et garantie de stabilité du réseau. C’est le cas de Flexcity, une startup franco-belge créée en 2012 sous le nom d’Actility qui sera acquise par Veolia en 2019. Pour Flexcity, la nouvelle donne énergétique doit pousser les groupes industriels ou tertiaires à penser non plus comme des consommateurs d’énergie mais comme des courtiers en énergie. « On aide les entreprises à s’épanouir dans un monde avec une volatilité forte de l’électricité, à consommer l’énergie et à produire au bon moment, à faire attention à l’équilibre global du réseau », explique ainsi Arnout Aertgeerts, Chief Executive Officer chez Flexcity. En faisant concorder la demande et la production, les entreprises comme Flexcity espèrent corriger les prix négatifs de l’énergie sur le marché de gros, qui sont le signal que la production non flexible est importante alors que la demande est basse. Dans ces cas-là, certains devront payer pour produire de l’énergie et, à l’inverse, d’autres seront payés pour consommer.

Dans le cadre de la flexibilité électrique, certains seront plutôt rémunérés pour « s’effacer », à savoir décaler leur consommation quand c’est nécessaire pour le réseau. Ainsi, Flexcity a accompagné l’entreprise sidérurgique Thy-Marcinelle dans sa démarche visant à économiser l’énergie et à réduire ses émissions de CO2. Cette entreprise industrielle peut en effet moduler la consommation globale de son site, c’est-à-dire la réduire ponctuellement, en diminuant principalement la consommation de son four à arc électrique et de son laminoir, de façon à soulager le réseau d’électricité belge. Ces « activations » occasionnelles de réduction de la consommation s’adaptent aux contraintes techniques du site grâce aux équipements de Flexcity qui valorisent ces modulations de puissance à partir d’une analyse rigoureuse de ses données. À travers son expertise, Flexcity détermine ainsi les volumes et les moments de disponibilité, ainsi que les conditions de son offre sur le marché. Thy-Marcinelle reçoit également une rémunération pour mettre à disposition une réduction de sa consommation électrique, tout en opérant un service en adéquation avec ses exigences d’amélioration de ses procédés.

Veolia elle-même participe à cet équilibre. « Nous avons réalisé cette démarche sur les sites que nous exploitons, témoigne Gad Pinto, directeur de l’activité Boucles locales d’énergie chez Veolia. En effet, s’agissant d’usines de traitement d’eau, nous pouvons leur demander de réduire leur consommation d’électricité ou de la décaler sans que cela change le processus de traitement. En effet, s’agissant d’usines de traitement d’eau, nous pouvons leur demander de réduire leur consommation d’électricité ou de la décaler sans que cela change le processus de traitement. Des offres dédiées au monde de l’eau ont été construites pour répondre aux besoins spécifiques de chaque type de site : production d’eau potable, stations de pompage, stations d’épuration, etc. » En installant un boîtier de contrôle, ou en développant des interfaces de communication avec les systèmes de télégestion existants, Flexcity est capable d’envoyer des signaux d’activation des capacités d’effacement, lors des épisodes de tensions signalés par RTE, par exemple. À réception de ce signal, les sites participants ont entre quelques minutes et plusieurs heures pour baisser leur consommation en stoppant ou ralentissant certains procédés de traitement pendant une à deux heures.

© Steve Johnson



Globalement, en 2022, Flexcity a permis de flexibiliser l’équivalent d’une tranche nucléaire en Europe. En théorie, les applications de cette flexibilité pourraient être déployées sur des domaines encore plus vastes grâce au stockage de l’électricité, qui reste cher à l’heure actuelle, mais pourrait bénéficier d’innovations dans les prochaines années. Ainsi l’ONG européenne Transport & Environment estime que le nombre de véhicules électriques en circulation en Europe sera de 13 à 14 millions en 2025 et de 33 à 44 millions en 2030. Et puisque la capacité de stockage de ces véhicules sera de plusieurs milliers de gigawatts, il n’y a qu’un pas à franchir pour imaginer que ces batteries pourraient stabiliser le réseau électrique en réinjectant de l’électricité dans le système lors des pics de consommation. Dans son rapport préparatoire « Comprendre et piloter l’électrification d’ici 2035», présenté en juin 2023, RTE prévoit une forte augmentation de la consommation électrique en France, qui atteindrait entre 580 et 640 térawatts-heures pour 2035, sous l’effet de la décarbonation de notre mix énergétique. « Ce rythme n’a plus été atteint depuis les années 1980, dit le gestionnaire du réseau, et met en évidence l’ampleur du défi auquel le système électrique français est confronté s’il veut répondre aux nouvelles ambitions et aux paramètres d’ensemble les plus récents. » 6

Pour répondre à cette croissance, RTE mise sur l’efficacité énergétique, la sobriété, les renouvelables et le nucléaire. Bien entendu, le rapport prédit également une plus grande variabilité de la production électrique, qui doit nécessairement entraîner des moyens de flexibilité. « Dans ce contexte, le rôle des solutions de stockage et des solutions de flexibilité de la demande sera de plus en plus crucial », poursuit le rapport.

Des analyses très proches de celles de l’Agence internationale de l’énergie, pour qui « les centrales devront être plus réactives, les consommateurs, plus connectés et flexibles, et les infrastructures de réseau devront être renforcées et mises à l’heure du numérique ». Des enjeux auxquels Veolia se prépare à contribuer de manière croissante.

Cette électrification massive de nos usages énergétiques doit cependant s’accompagner de son pendant, indispensable à la lutte contre le dérèglement climatique: la décarbonation de notre énergie. Un projet qui doit faire la part belle aux territoires, seuls capables de produire de façon résiliente de l’énergie locale renouvelable, à partir de la biomasse, de la géothermie, du solaire, de l’éolien, de la récupération de chaleur des déchets ou des eaux usées. Autant de solutions locales au problème global du réchauffement de notre planète.

  1. CRIQUI Patrick. « Les dynamiques mondiales de l’énergie », dans JEANDEL Catherine, MOSSERI Rémy (dir.), L’Énergie à découvert. Paris : CNRS Éditions, 2013. ↩︎
  2. Agence internationale de l’énergie (2022). « World Energy Outlook 2022 ». ↩︎
  3. BELTRAN Alain. « La politique énergétique de la France au XXe siècle : une construction historique. » Les Annales des Mines, août 1998. ↩︎
  4. Agence internationale de l’énergie (2022). « For the first time in decades, the number of people without access to electricity is set to increase in 2022 ». ↩︎
  5. Après les chocs pétroliers de 1973 et 1979, le prix du pétrole brut connaît une forte baisse vers le milieu des années 1980, retrouvant même un niveau similaire à celui d’avant 1973. En 1985, l’expression « contre-choc pétrolier » est forgée pour désigner ce phénomène. ↩︎
  6. Réseau du transport d’électricité (2023). « Comprendre et piloter l’électrification d’ici 2035 ». ↩︎

RÉCIT 11

Le 22 sept. 2023

Fournir de l'énergie : de la sécurité d'approvisionnement à la souveraineté énergétique

L’avènement du confort individuel a fait oublier à quel point, pendant des siècles, les besoins privés n’étaient pas une priorité et faisaient l’objet de peu d’innovations. Lorsque la caminologie – ou science des cheminées – connaît une révolution technique dans les années 1750 grâce au foyer surélevé et rétréci, le rendement énergétique des cheminées double pour atteindre péniblement 15 %. L’industrie, les arsenaux et les forges en particulier, était prioritaire, et le froid, une expérience commune, même pour les plus aisés. Encore très présente après 1945 et pendant la guerre froide, par exemple avec le programme électronucléaire français, la souveraineté énergétique cesse d’être primordiale dans les années 1980, lorsque le recours aux ressources de pays amis et la diversification géographique des sources d’approvisionnement assurent la solidité du marché mondial. L’écologie de guerre provoquée par le conflit en Ukraine a remis sur la table des questions qui avaient été oubliées pendant un demi-siècle et qui n’ont aucune chance de disparaître, même si la croissance des besoins mondiaux entre en contradiction avec les impératifs du changement climatique.

Grégory Quenet

Avec la première révolution industrielle, le développement de nos sociétés modernes s’est opéré grâce à l’accès au charbon, une énergie plus abondante et moins coûteuse que celles jusqu’ici disponibles – tirées de l’eau, du bois, des chevaux... Cette bascule dans un monde radicalement nouveau s’est d’abord produite pour répondre à des difficultés d’approvisionnement : c’est la crise du bois, à l’heure de la croissance démographique et de l’augmentation des besoins, qui a accéléré le recours au « charbon de terre », autrement dit le charbon fossile. L’historien Fernand Braudel raconte dans L’Identité de la France1 : « Nos forêts, cependant abondantes, ne résistent pas à une exploitation poussée : le bois sert à la fois au chauffage des maisons, à la cuisine, et, sous forme de charbon, à la fabrication de la fonte, du fer et de l’acier. Il est aussi le matériau indispensable aux sabotiers, à la boissellerie, à la construction des voitures, des charrues, des maisons, et non moins des bateaux et des navires. Les hauts-fourneaux, les forges et les fonderies ne sont pas les seules “usines à feu” – il faut leur ajouter les verreries, les brasseries, les fours à chaux... » D’ailleurs, pour l’historien, si l’Angleterre « utilise tôt, ne serait-ce que pour le chauffage de Londres, le charbon de pierre, et si elle se révèle pionnière pour l’utilisation de la fonte au coke, c’est en partie parce qu’elle y est obligée par l’exhaustion de ses ressources forestières ». L’abaissement du coût du charbon n’intervient que dans un second temps – et il emporte alors la mise face au bois, avant d’être rejoint par le pétrole et le gaz. Mais gardons de ce moment originel l’essentiel: c’est le besoin qui, encore une fois, avant la technologie ou même le coût, fait la première force de loi.

À l’ère même de l’abondance, l’importance de sécuriser ses approvisionnements ne va ainsi pas disparaître: elle va au contraire s’affirmer en réponse à des besoins considérés comme toujours plus essentiels et dont la vie des sociétés va se trouver de plus en plus dépendante. L’attention qui y est portée est d’autant plus claire dans les pays moins bien dotés en ressources fossiles, comme la France, importatrice de charbon et plus tard de gaz et de pétrole. Ou comme les pays d’Europe de l’Est, dont la dépendance énergétique aux pays producteurs de pétrole ou de gaz reste aujourd’hui encore très forte.

Avant d’appréhender au sens strict les économies d’énergie, ou de se préoccuper de la décarbonation du mix énergétique pour contribuer à la lutte contre le changement climatique, c’est d’abord la nécessité de s’assurer de sa sécurité d’approvisionnement en énergie et d’une continuité de service qui a été au centre des préoccupations des usagers. Des préoccupations au contact desquelles se sont forgées les premières expertises de Veolia.

Chauffer les bâtiments et les populations : un enjeu du confort moderne

Aujourd’hui, ceux que l’on appelle les « contrats de performance énergétique» sont bien connus – à défaut d’être toujours adoptés. Ils ont pour but d’ « améliorer la performance énergétique d’un bâtiment grâce à des investissements dans des travaux, des fournitures ou des services ». Ce type de contrat est donc passé entre une entreprise, ou une collectivité, et une société de service énergétique. Le prestataire du service s’engage sur des objectifs précis de consommation d’énergie qui sont mesurés et contrôlés dans la durée. En réalité, ces contrats ne sont pas si nouveaux. En 1935, Léon Dewailly crée Chauffage Service, une entreprise spécialisée dans l’exploitation des installations de chauffage et de climatisation. Deux ans plus tard, la veille de Noël, Léon Dewailly reçoit l’appel du patron de l’hôpital de Villiers-Saint-Denis dans l’Aisne.

La chaufferie au charbon ne fonctionne plus, et le froid envahit l’établissement. « Les équipes sur place n’arrivaient pas à réparer, raconte Patrick Hasbroucq, directeur des unités industrielles dans les Hauts-de-France, alors Léon a pris sa voiture pour dépanner l’hôpital. Très satisfait du dépannage, le directeur lui a demandé dans la foulée d’assurer la conduite et l’entretien de ses équipements via un contrat garantissant une température définie. » Il s’agit donc du premier contrat de performance énergétique jamais signé ! Un contrat de chauffage qui fera référence par la suite, de type « P1, P2, P3», c’est-à-dire qui recouvre la fourniture de l’énergie, la conduite et l’entretien des installations, ainsi que le renouvellement du matériel. Sécurité d'approvisionnement et continuité de service, au cœur de la promesse de cette nouvelle entreprise dans l’air du temps.

Léon Dewailly va faire fructifier son affaire, qui devient la Compagnie Générale de Chauffe (CGC), après la Seconde Guerre mondiale. Visionnaire, l’entrepreneur innove et s’appuie sur de nouveaux contrats multiservices qu’il propose à certains clients, comme des bases de l’OTAN, par exemple. Mais c’est l’essor des constructions de logements collectifs en France durant les Trente Glorieuses qui va lui permettre de développer son activité. À cette époque, le chauffage s’impose comme une nouvelle condition nécessaire au confort d’une habitation, alors qu’autrefois on se contentait souvent d’un poêle à charbon dans la pièce de vie.

© Kwon Junho


À partir du rude hiver 1954, le combat de l’abbé Pierre contre les logements insalubres fait du chauffage domestique une question sociale d’envergure. S’il n’est pas chauffé, alors un logement est insalubre. L’usage calorifique du gaz devient prédominant : chauffe-eau, chauffe-bain, cuisinière, radiateurs, soutiennent la consommation de gaz dans les foyers. Une croissance qui reste sur sa lancée de l’entre-deux-guerres mais qui prend de l’ampleur, alors que l’électricité pâtit encore de tarifs élevés et du manque d’infrastructures adéquates. Comme l’écrit l’universitaire Jean-Pierre Williot, « loin d’abdiquer devant la concurrence électrique, l’industrie gazière prétendait se placer à la tête d’un mouvement de promotion du confort ménager » 2. En 1946, 76 % de la consommation de gaz est due aux usages domestiques, devant les usages commerciaux et industriels (8,7 %).

Même si 60 % des logements français n’ont toujours pas de chauffage collectif à l’orée des années 1960, certaines grandes villes disposent déjà de réseaux de chauffage urbain avant la Seconde Guerre mondiale (Paris en 1927, suivie par Chambéry, Villeurbanne, Grenoble et Strasbourg)3. Il faut en réalité attendre les Trente Glorieuses pour que les choses bougent, dans le neuf tout d’abord. En effet, la construction des nouvelles zones d’habitation s'accompagne souvent de l’installation d’un réseau de chauffage urbain, généralement alimenté par une centrale fonctionnant au fioul ou au charbon. Pour répondre à cette demande, Chauffage Service se transforme en 1960 : elle devient la Compagnie Générale de Chauffe (CGC) et s’appuie sur son expertise pour développer des réseaux de chaleur et des activités de performance énergétique via des contrats de délégation de service public. Sa devise : « Économiser le combustible ».

Léon Dewailly, l'ingénieur chauffagiste

Léon Dewailly naît à Lille en 1895. Cet ingénieur de formation devient exploitant de chauffage et fonde sa propre société Chauffage Service, qui invente le principe du contrat de performance énergétique : à partir de 1937, Léon Dewailly signe avec l’hôpital de Villiers-Saint-Denis le premier contrat de performance énergétique de l’histoire ! Un contrat de chauffage « P1, P2, P3 », qui recouvre la fourniture de l’énergie, l’entretien et la maintenance des installations, ainsi que le renouvellement du matériel. Sécurité d’approvisionnement et continuité de service sont au cœur de la promesse de cette nouvelle entreprise dans l’air du temps.

Mais ce n’est que dix ans plus tard que l’ingénieur fonde la Compagnie Générale de Chauffe (CGC), en 1944, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’entreprise connaît une ascension fulgurante grâce à son contrat multiservice offert aux bases américaines de l’OTAN mais également grâce à l’habitat collectif qui se développe fortement pendant les Trente Glorieuses, et avec lui le chauffage urbain.

Léon Dewailly regarde aussi vers l’international et déploie dès 1963 la Compagnie Générale de Chauffe Belge, puis il traverse la Manche en 1966 en s’associant au National Coal Board pour fonder Associated Heat Services en Grande-Bretagne. L’entreprise prend un tournant décisif l’année suivante, quand elle fait entrer dans son capital à hauteur de 40 % la Compagnie Générale des Eaux. C’est à l’âge de 86 ans, en 1981, que Léon Dewailly quitte ses fonctions. Dix ans après sa mort, en 1998, la CGC devient Dalkia, qui conserve alors les fondamentaux hérités de son illustre ancêtre.

© Mikhail Nilov

Une diversification des sources de chauffage, accélérée par les crises pétrolières

Dès les années 1960, les tout premiers incinérateurs capables d’alimenter des réseaux de chaleur à partir de la combustion des déchets sont construits, préfigurant leur transformation en « unités de valorisation énergétique» (UVE) dans les années 1980 et 1990. Techniquement, certains incinérateurs savaient déjà récupérer de l’énergie depuis longtemps : en 1907, l’usine d’Issy-les-Moulineaux produisait de l’électricité grâce à un turboalternateur, et l’incinérateur de Tours, construit par la Société d’entreprises pour l’industrie et l’agriculture (SEPIA) dans les années 1920, produisait à la fois de l’électricité et des briques fabriquées avec les mâchefers. Inaugurée en 1968, l’usine de Villejean permet de franchir un nouveau pas en produisant de l’électricité mais aussi en chauffant une partie de la métropole de Rennes : c’est la première du genre !

La Société bretonne d’exploitation de chauffage (SOBREC) est créée en décembre 1964 pour les besoins de l’exploitation du réseau de chaleur urbain de Rennes Nord. Il s’agit d’une filiale de la Compagnie Générale de Chauffe, elle-même détenue à 40% par la Compagnie Générale des Eaux à partir de 1967. Développant la gamme de services qu’elle peut rendre aux territoires, la Compagnie Générale des Eaux intègre totalement la CGC dans son groupe en 1980. Elle avait d’ailleurs développé depuis ses propres bases des activités dans l’énergie. Ainsi, en Rhône-Alpes, des équipes entreprenantes avaient constitué en 1963 la société ECHM – pour Eau et Chaleur de Haute-Montagne afin d’accompagner les stations de ski alpines naissantes dans leurs besoins d’approvisionnement en eau et en énergie.

En effet, « les compétences nécessaires pour entretenir les réseaux d’eau et de chaleur, voire les chaufferies, se révélaient similaires, a fortiori pour prendre en compte les spécificités liées au climat montagnard, du déneigement pour accéder aux réseaux à la maîtrise des grandes variations de température », relate Bruno Godfroy, directeur général adjoint de l’activité Eau France. Quelques années plus tard, en 1979 – juste avant l’intégration complète à la CGE –, la Compagnie Générale de Chauffe produit un bilan détaillé de son activité qui démontre à quel point l’entreprise s’est développée à la faveur des chocs pétroliers pour répondre aux crises énergétiques : chaleur géothermique, combustibles de substitution, chaleur des incinérateurs, installation de pompes à chaleur, panneaux photovoltaïques... La CGC déploie alors ses solutions partout en France et à l’étranger, en Belgique, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suisse, aux États-Unis, et même dans des hôpitaux en Arabie saoudite. Elle envisage également de développer de l’énergie à partir des rejets des centrales thermiques et des panneaux photovoltaïques, qui lui servent déjà à produire de l’eau chaude sanitaire pour un village de vacances en Martinique. Grâce à un système de télésurveillance qu’elle a inventé, précurseur encore rudimentaire des centres Hubgrade que Veolia développera par la suite, ses agents peuvent piloter à distance la température, la consommation et les potentielles alarmes sur les réseaux équipés, comme à Rennes, à Rungis ou à Lille.

Approvisionnement en charbon.
© Archives Veolia


Avec ou sans combustible fourni, les marchés signés en 1979 représentent 46 300 kilowatts pour la production de chaleur et 11100 kilowatts pour le froid, chez des particuliers, mais également pour des hôpitaux, l’administration des Postes et Télécommunications, et des centres hôteliers. Alors que la CGC gère 16 usines de traitement des ordures ménagères depuis les années 1960, elle lance en 1969 sa première installation de géothermie dans la ZUP de l’Almont à Melun, qui doit alimenter en eau chaude sanitaire pas loin de 3 000 habitants. Suivront aussi la base aérienne de Mont-de- Marsan, 826 logements ainsi qu’un centre commercial, une caserne de gendarmerie, une école maternelle et une crèche à Blagnac. Sous l’effet des crises pétrolières, les réseaux de chaleur s’éloignent un peu plus du fioul durant les années 1980, pour se tourner massivement vers le gaz naturel ou l’énergie de récupération des déchets.

Dans les années 1980 et 1990, les usines d’incinération s’orientent en effet davantage vers la production d’énergie. « Avant, c’était une activité quasiment uniquement de destruction des déchets par l’incinération, témoigne Patrick Hasbroucq, mais depuis les années 1980, la partie incinération ne représente qu’une toute petite part des installations, à côté de la production d’énergie sous forme de chaleur et/ ou d’électricité, mais aussi du traitement des fumées. Les engagements se font sur la performance environnementale et énergétique des usines. » Cependant, il reste encore une marge de progression considérable en la matière.

En France, les réseaux de chaleur ne sont aujourd’hui alimentés par des énergies renouvelables et de récupération de chaleur qu’à hauteur de 62 %. En 2021, un rapport de la Cour des comptes rappelle l’importance des opérateurs privés dans cette activité et le bénéfice que peuvent en tirer les particuliers : « En raison du poids des investissements nécessaires pour la création d’un réseau de chaleur, la majorité des réseaux de chaleur publics (80%) sont exploités sous la forme d’une délégation de service public. Les réseaux de chaleur et de froid alimentés pour plus de 50 % par des énergies renouvelables permettent à leurs usagers de bénéficier d’un taux réduit de TVA (5,5 %) sur la part de leur facture liée à la fourniture d’énergie. » Des incitations fortes pour développer encore et verdir ces réseaux.

© Archives Veolia

La performance, un héritage français… et italien 

En 1998, la Compagnie Générale des Eaux est rebaptisée Vivendi. Elle crée alors une filiale regroupant les entreprises spécialisées dans les services énergétiques qui prend le nom de Dalkia. Cette nouvelle entité comprend la Compagnie Générale de Chauffe ainsi que d’autres entreprises rachetées par la CGE au fil des années. Esys-Montenay rejoint l’aventure, elle-même étant le rapprochement de Montenay, une société créée en 1860 qui rassemble à l’époque des activités de chauffage traditionnel, de réseaux de chaleur, de négoce en combustible et de climatisation, et d’Esys, une holding créée par Elf en 1986 qui réunit d’anciennes sociétés de négoce charbonnier. Leader européen de l’efficacité énergétique et environnementale, Dalkia signe en l’an 2000 un accord avec EDF, qui entre à 34% dans son capital et l’enrichit de ses propres filiales de services énergétiques – un rapprochement qui prendra fin en 2014, quand EDF gardera la marque et les activités françaises, et Veolia, les activités internationales. C’est dans cette entreprise que la culture du contrat de performance énergétique va prendre une importance encore accrue, dans la lignée historique de la Compagnie Générale de Chauffe et de celle d’une entreprise italienne créée à Milan en 1927 et qui rejoint Dalkia en 2002 : la Siram (Società Italiana Riscaldamento Appalti Milano). Elle a fondé sa réputation sur la performance énergétique et la sécurisation des approvisionnements, en gérant pendant des décennies l’exploitation de chaufferies pour des particuliers, des entreprises et des institutions, mais aussi en leur vendant du bois, du charbon et du fioul. Son premier contrat historique est passé avec la ville de Venise en 1927 : à l’heure où la Compagnie Générale des Eaux – proximité ancienne ! – opère le service de l’eau à Venise, elle approvisionne des bateaux qui apportent, via les canaux vénitiens, du bois et du charbon pour les chaudières des écoles, des musées et des bureaux. Au fil des ans, l’entreprise va se spécialiser dans la performance énergétique, la conception des bâtiments et la maintenance des systèmes techniques, thermiques et électriques.

 M. GAMELIN Hubert, Chauffeur-livreur.
© Archives Veolia

Autant d’atouts qui lui permettent de sécuriser l’approvisionnement énergétique d’institutions cruciales tel l’hôpital de Parme, avec lequel la collaboration dure depuis 1951. Un exemple de son savoir-faire. À cette date, la Siram ne gérait dans cet établissement que de simples chaufferies au fioul, mais elle passera à une grande chaudière dans les années 1970, puis elle installera une centrale distribuant de la vapeur dans les années 1980, avant de basculer vers le gaz naturel, moins polluant que le fioul, dans les années 2010 grâce à une centrale thermique souterraine dite « trigénération ». Un type de technologie à la pointe du génie climatique, permettant de produire de l’énergie thermique à haute température pour l’eau chaude sanitaire et le chauffage, de l’énergie thermique à basse température pour la climatisation ou la réfrigération, et enfin de l’énergie mécanique capable de générer de l’électricité. Aujourd’hui, fort de ses 1 137 lits, 31 chambres d’opérations et 3 700 employés, l’hôpital produit 47 % de ses besoins en électricité, et 100 % de ses besoins thermiques. À tout cela, il faut ajouter une baisse de l'empreinte carbone du bâtiment, qui émet 3825 tonnes de CO2 en moins chaque année depuis les travaux de rénovation entrepris par la Siram.

En 2020, la crise du Covid a mis en lumière l’importance de sécuriser l'approvisionnement énergétique de bâtiments stratégiques tels que les hôpitaux. En Italie, dans les régions les plus durement touchées, le groupe Veolia a fait face à cette urgence en maintenant la continuité des services essentiels coûte que coûte, tout en protégeant son personnel des risques. Sur plus de 3 000 collaborateurs Siram Veolia, la moitié a été mobilisée sur le terrain à Bergame, Gênes, Parme, Bari ou encore Venise, pour faire fonctionner 700 installations sanitaires, soit plus de 40000 lits d’hôpital, voire pour alimenter dans l’urgence de nouveaux départements de soins intensifs improvisés. Pendant ces longs mois compliqués, le personnel a sécurisé les services essentiels au maintien des hôpitaux, que ce soient la gestion et la maintenance des systèmes technologiques pour la production et la distribution d’énergie, le pilotage des systèmes de traitement de l’air, le contrôle de la qualité de l’eau ou encore l’élimination des déchets hospitaliers spéciaux.

L’outil de smart monitoring développé par Veolia et baptisé Hubgrade a montré un intérêt supplémentaire pendant cette période, puisqu’il a permis aux agents de surveiller en permanence, à distance, les installations. « Hubgrade a été développé pour améliorer la performance énergétique des sites, en utilisant nos capacités d'analyse numériques pour augmenter l’impact des actions des équipes qui exploitent les installations. Cette double implication, à la fois opérationnelle locale, et à distance, c’est l’ADN du groupe, et aide aussi à répondre au premier enjeu, qui est la sécurisation de l’approvisionnement en énergie », d’après Francisco Silvério Marques, directeur de l’activité Services énergétiques aux bâtiments chez Veolia.

En Europe centrale et orientale, des expertises développées pour faire face au défi de la souveraineté énergétique

Mettons le cap à l’est, à quelque 800 kilomètres de l’Italie, vers l’Europe centrale et orientale. Depuis la chute du mur de Berlin, les anciens pays du bloc de l’Est se sont progressivement ouverts à l’économie de marché. Ceux que l’on appelle aujourd’hui les pays d’Europe centrale et orientale (PECO : Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovénie, Slovaquie, République Tchèque) ont notamment eu à modifier en profondeur leur appréhension du service public. En effet, il a fallu, au fil des années 1990, acculturer les populations au fait que des services jusqu’alors gratuits devenaient payants pour gagner en efficacité et en fiabilité.

Parmi ces services, la fourniture d’énergie. Un autre défi colossal attend, en cette fin de XXe siècle, les jeunes démocraties d’Europe de l’Est : comment assurer sa souveraineté énergétique alors que tout, ou presque, est à faire ? Si les stratégies et les politiques publiques varient, une constante apparaît néanmoins : chaque État va s’appuyer sur des entreprises, locales ou étrangères, pour poser les jalons de cette indépendance rêvée et lancer sa candidature pour l'intégration à l’Union européenne.

Dès cette époque, Veolia va accompagner ces pays à sortir de leur dépendance au charbon et au gaz russes et contribuer à leur meilleure autonomie énergétique. En 2022, le groupe approvisionne 12 millions d’habitants en énergie dans la région : Veolia a su gagner la confiance de nombreux pays grâce à sa légitimité industrielle de producteur et de distributeur d’énergie. Mais pas seulement : « On vient chercher des solutions qui s’inscrivent dans le temps long. Nos valeurs : le social, l’hygiène, la sécurité et la transparence », précise Philippe Guitard, directeur Europe centrale et orientale de Veolia. Une confiance qui paie puisque, à titre d’exemple, le chiffre d’affaires de Veolia en République tchèque atteint 1,5 milliard d’euros en 2022, alors que l’entreprise n’était pas encore installée dans le pays en 1997.

La centrale de cogénération de Pécs en Hongrie produit de la chaleur et de l’énergie à partir de bois et de paille.
© Médiathèque Veolia - Stéphane Lavoué

Les réseaux de chaleur urbains sont la première activité sur laquelle Veolia se positionne pour s’investir durablement dans les PECO. À Varsovie, Poznan et Lodz en Pologne, à Bratislava en Slovaquie, à Budapest et Pécs en Hongrie, à Prague et Ostrava en République tchèque, Veolia exploite et modernise les centrales thermiques. « Dans ces pays, environ 90 % des villes moyennes et grandes sont chauffées par des réseaux de chaleur collectifs en raison des hivers rigoureux. Les enjeux actuels consistent à sécuriser l’approvisionnement en chaleur, et à réduire l’empreinte carbone des centrales », précise Renaud Capris, PDG d’Enova, ancien directeur des opérations en République tchèque, et ancien directeur pays Bulgarie et Hongrie.

Au fil du temps, les performances environnementales des unités de production de chaleur ont été améliorées, car les normes des années 1990 n’étaient pas assez strictes. L’entrée dans l’Union européenne des PECO au début des années 2000 les a contraints à adopter les mêmes règles que les autres pays. Cette mise en conformité a nécessité d’importants travaux. « Il existe une volonté proactive de faire sortir progressivement ces centrales du charbon. La ville de Pécs en Hongrie, qui a une population d’environ 200000 habitants, a réussi à se convertir entièrement à la biomasse pour son réseau de chauffage urbain, éliminant ainsi complètement le charbon et le gaz. La paille est collectée auprès des agriculteurs locaux, tout comme les résidus de bois », explique Renaud Capris. Les PECO sont, pour la plupart, en phase de conversion vers des solutions plus propres comme le biogaz et la biomasse dans le but de se détourner du charbon. « L’objectif est de pouvoir proposer des alternatives à un coût raisonnable pour les consommateurs », ajoute Renaud Capris.

Veolia est ainsi présente depuis plus de vingt ans dans cette région du monde où la question énergétique occupe une place essentielle dans les équilibres politiques et économiques. Et ce d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Parmi les conséquences de l’invasion russe: la prise de conscience accrue dans l’opinion publique de l’importante dépendance vis-à-vis de la Russie pour l’approvisionnement en énergie, notamment en gaz. La question de l’autonomie énergétique n’est plus seulement un objectif ambitieux : c’est aujourd’hui un enjeu de sécurité régionale. De fait, l’accès sécurisé à une énergie locale a été au cœur des évolutions réglementaires européennes depuis lors, énergie produite et distribuée au travers des moyens les plus efficaces, et ce afin de préserver nos ressources. En tant que partenaire des collectivités, Veolia conçoit et développe des solutions adaptées et permet à ses clients de progressivement s’affranchir des incertitudes liées aux fortes fluctuations des prix de marché.

L’histoire de l’énergie rejoint ici encore celle, agitée, d’une région au cœur d’enjeux géostratégiques importants. « Bien que des réserves de pétrole, de gaz et de combustible nucléaire subsistent, leur déclin brutal et la recherche d’alternatives ont conduit à un changement de paradigme : le déploiement de technologies à faible émission de carbone et l’efficacité énergétique sont désormais des questions de sécurité nationale et économique», écrit la chercheuse Diana-Paula Gherasim sur le site de l’Ifri (Institut français des relations internationales). Et d’ajouter : « Le risque de voir s’ériger un mur du carbone en Europe entre l’Ouest et les États membres d’Europe centrale et orientale n’est plus d’actualité. »

Les enjeux de souveraineté énergétique, de décarbonation et même de pouvoir d’achat convergent fondamentalement. Alors que l’Europe centrale reste encore dépendante du charbon, les opportunités de modifier le mix énergétique sont nombreuses et plausibles :  « Les énergies renouvelables sont la source de production d’électricité de masse la moins chère pour la Pologne, la République tchèque, la Roumanie et la Bulgarie » 4, souligne un rapport du groupe d’experts Bloomberg NEF de 2020. Une transition énergétique massive dans la région permettrait, selon les auteurs de l’étude, de faire baisser de 50 % les émissions de CO2 du secteur électrique en dix ans, «une contribution de 6 % aux objectifs de réduction des émissions de l’Union européenne ».

Pour Francisco Silvério Marques l’avenir est partout aux économies d’énergie et à l'accélération de la décarbonation. « Dans dix ans, on ne pourra plus avoir de contrat de services énergétiques basé sur des énergies fossiles, il faudra utiliser une énergie produite sur site et décarbonée, du local, du renouvelable, qui diminue l’impact environnemental, favorise l’autonomie et améliore la visibilité sur le prix. Aujourd’hui, nous sommes performants sur l’aval, sur une meilleure utilisation de l’énergie, et nous allons encore progresser en garantissant toujours plus d’économies d’énergie. En parallèle, nous devons continuer à nous renforcer sur l’amont, sur notre capacité à produire cette énergie locale et renouvelable, de façon à satisfaire les besoins de nos clients. » Une vision d’un avenir décarboné qui pourrait bien advenir sur l’ensemble du Vieux Continent, comme ailleurs.

  1. BRAUDEL Fernand. L’Identité de la France, espace et histoire. Paris : Flammarion, 2009. (Arthaud Flammarion, 1986). ↩︎
  2. WILLIOT Jean-Pierre. « Du déclin au renouveau : l’énergie gazière en France au xxe siècle ». Les Annales des Mines, août 1998. ↩︎
  3. Le chauffage collectif est la production centralisée de chauffage au niveau d’un immeuble, par opposition à la chaudière individuelle dans chaque appartement, ou aux radiateurs électriques. Le chauffage urbain est la production et la distribution de chauffage, pour une ville entière ou du moins un quartier. ↩︎
  4. BloombergNEF (2020). « Investing in the Recovery and Transition of Europe’s Coal Regions ». ↩︎

RÉCIT 10

Le 21 sept. 2023

Du tri à la réduction des déchets : accompagner le changement des mentalités

Certains royaumes africains du Burkina Faso avaient un étrange proverbe : « On reconnaît un grand chef à ses ordures. » Les ordures ne cessant jamais d’être socialisées, les vassaux des rois mossis avaient en effet l’obligation d’apporter les leurs à l’entrée de la capitale pour faire grandir un tas d’ordures démontrant l’étendue du pouvoir royal. Jeter le moins possible de déchets pourrait donc être un signe de richesse, récompensé par de nouvelles gratifications symboliques, voire un nouveau modèle de tarification. À l’heure où toutes les sociétés modernes font face aux mêmes défis et où les apprentissages circulent désormais aussi des Suds vers les Nords, ce serait engager un changement profond des mentalités, qui romprait avec ce que Georges Bataille a appelé « la part maudite de la modernité », c’est-à-dire la dissipation par les humains de la part d’énergie non nécessaire au fonctionnement de la vie.

Grégory Quenet

En 1883, le célèbre décret d’Eugène Poubelle prévoyait déjà un tri sélectif des ordures à la source: un récipient pour les déchets organiques, un pour les papiers et les chiffons, et un pour le verre, la faïence ou les coquilles d’huîtres. Peu acculturés au geste du tri, qui était opéré par les récupérateurs, jusque-là, notamment les chiffonniers et vidangeurs, les Parisiens ont rapidement abandonné cette perspective, sur laquelle personne ne reviendra pendant plus de cent ans. En 1992, la loi Royal veut de nouveau inciter les collectivités territoriales au tri sélectif des emballages, afin de valoriser le recyclage des matières premières, mais la transcription de l’esprit de la loi dans les mœurs prendra en fin de compte une trentaine d’années. Il faut dire que son application est particulièrement complexe : le tri implique à ses débuts de distinguer les différents types d’emballages, car tous ne se recyclent pas. Dans un premier temps, les règles de tri ont été limitées aux bouteilles et flacons en résine PET, utilisée par exemple dans les bouteilles d’eau minérale, et PEHD, celle des flacons de lessive. Si cette filière s’est mise en place avec succès, elle « n’a pas permis de développer le recyclage des autres emballages en plastique comme les barquettes, les pots ou encore les films», explique Citeo1, l’éco-organisme spécialisé dans les emballages.

L’émergence de nouveaux métiers et d’une nouvelle sensibilité

Malgré les difficultés, la loi va bientôt faire émerger de nouveaux métiers autour du tri et du recyclage. « Les services qui s’occupaient des déchets ménagers de Rennes Métropole étaient gérés par trois personnes en 1993 !, s’exclame Martial Gabillard, directeur de la valorisation des flux chez Veolia en France, alors qu’aujourd’hui 200 personnes travaillent dans ce secteur. Des milliers de métiers ont été créés, des ingénieurs et des techniciens spécialistes de l’environnement, afin de répondre à la nouvelle demande. » Au début des années 1990, la Compagnie Générale des Eaux, qui dirige aussi diverses sociétés dans les déchets, le transport et l’énergie, peine à recruter des profils pour accompagner les nouveaux métiers dans ces domaines, car « il n’existait que deux petits cycles d’études portant sur les métiers du chauffage collectif, quasiment aucun sur ceux de l’assainissement, et absolument aucun sur ceux du transport et de la collecte des déchets », se souvient Hilaire de Chergé1, ex-directeur de la performance RH chez Veolia. Veolia inaugure en 1994 à Jouy-le-Moutier un campus qui délivre des formations diplômantes. « C’était une véritable originalité, ajoute Jean-Marie Lambert, ancien directeur général adjoint de Veolia chargé des ressources humaines. À l’époque, ces formations n’existaient pas, donc on s’est mis d’accord avec le rectorat et les universités pour créer des diplômes dans ces métiers, du CAP jusqu’au master, avec de l’alternance et de l’apprentissage. »

Au milieu des années 2000, les campus Veolia forment chaque année environ 600 apprentis et reçoivent 15000 personnes pour des stages. « Conformément à la motivation initiale, ce développement considérable de la formation interne a amélioré l’image de nos métiers et facilité le recrutement », souligne Hilaire de Chergé. « Contrairement à ce que beaucoup craignaient, il a aussi contribué à une fidélisation du personnel. » Avec la professionnalisation du secteur, la sensibilisation et la pédagogie ont fini par rendre le geste de tri relativement banal aujourd’hui. Il est même devenu emblématique de notre prise de conscience écologique, l’engagement minimum du citoyen pour l’environnement. D’ailleurs, selon le baromètre Elabe Veolia 2023 de la transformation écologique, 84 % des Français sont prêts à trier davantage leurs déchets pour lutter contre la pollution, un chiffre sensiblement identique à celui de la population mondiale. «L’intégration des usagers, sollicités à prendre part au tri pour le recyclage, s’est prolongée en impliquant les consommateurs, responsabilisés dans leurs pratiques de consommation », complète Laurence Rocher2, maîtresse de conférences en urbanisme et aménagement à Lyon 2. En d’autres termes, le tri sélectif ne suffit pas à résoudre le problème des déchets, il faut aussi changer notre façon de consommer.

En 2008, une directive européenne traduit cette sensibilité émergente dans le droit, en établissant une hiérarchie des modes de gestion des déchets : prévention, préparation en vue du réemploi, recyclage, autre valorisation et enfin élimination quand aucun autre mode n’a pu être activé. En résumé, le meilleur déchet est celui qu’on ne produit pas, et on commence à parler de réduction des déchets, voire de sobriété. Ce mot désigne un mode de vie plus simple, fondé sur une frugalité de consommation dans tous les domaines. Dans son article « Vers une société de la sobriété : les conditions d’un changement de comportement des consommateurs » rédigé pour la revue de l’institut Veolia, Valérie Guillard écrit: « L’impact négatif des modes de vie sur l’environnement implique de dépasser l’économie circulaire (réemploi, recyclage, écoconception) pour des modes de vie plus sobres. La sobriété est un mode de vie qui ne consiste pas uniquement à mieux consommer mais aussi et surtout à moins consommer. »

Pour la docteure en sciences de gestion, c’est un changement radical du mode de vie des consommateurs et de leur rapport aux objets : « Une acquisition sobre implique de revoir le type d’objets à acquérir, la façon et les lieux pour le faire. [...] Acheter sobrement consiste également à acheter des produits de qualité, durables, en s’interrogeant notamment sur leurs matières. Cela implique de ne pas uniquement penser l’objet mais de le ressentir, n’engageant plus uniquement les représentations et croyances mais aussi la connaissance, la sensorialité. » Du tri à la réduction des déchets, il y a donc un nouveau saut quantique. Si nous avons réussi à jeter l’anathème sur la société du tout jetable, parviendrons-nous à le faire avec la société du gaspillage? Quels ont été les vecteurs de l’adoption du geste de tri sélectif par la société française ? Comment pousser encore plus loin en encourageant un autre rapport aux déchets? Un peu partout dans les pays riches, on commence à voir poindre ce changement de mentalité qui modifie progressivement nos perspectives sur la production des déchets. Zéro déchet, vrac, réemploi, réparation, location, prêt, troc, les nouveaux usages de consommation sont nombreux et agiles, s’adaptant à toutes les situations. Comment faire pour les généraliser dans la population, tout en assurant la continuité d’une vie prospère ? Ce sont les défis qui attendent aujourd’hui nos sociétés.

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Le difficile passage au geste de tri : l’exemple français

Des convictions aux actes, le passage est parfois difficile. Et ce fut particulièrement difficile en France. Le 27 août 1998, le journal Le Monde titrait « Le tri sélectif des déchets a du mal à entrer dans les mœurs des Français ». La première fois que les Français se sont mis à trier, c’était en 1977 avec les expérimentations pour le tri du verre, puis à la fin des années 1980 avec les vieux journaux. Des dispositifs plus importants voient le jour au début des années 1990, mais seuls 6 % des déchets sont triés en France 1998. 

Les limites du primat donné à l’action locale

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Les collectivités locales sont en première ligne pour gérer les déchets et mettre en place les collectes sélectives. Or, seules 10000 des 36000 communes que compte le pays l’ont fait, soit moins d’un tiers. Il faut dire que le système du tri sélectif exige un financement largement supérieur à la mise en décharge, qui prévalait la plupart du temps dans les zones rurales, et que les communes ont souvent rechigné à assumer. D’où un recours parfois excessif à l’apport volontaire de la part des usagers, un système qui n’a pas toujours été efficace.

L’article souligne aussi la complexité organisationnelle du tri et la manière dont elle pèse sur les comportements des usagers: «Le tri sélectif des déchets impose une discipline quotidienne contraignante. Comment encourager les usagers à ôter les bouchons des bouteilles, souvent fabriqués dans une résine qui diffère de celle du contenant » – a fortiori quand la règle peut varier d’une commune à une autre ?


Comme l’explique Franck Pilard, directeur commercial chez Veolia Recyclage et Valorisation des déchets, « dans la lignée de la décentralisation à la française, on a laissé des latitudes d’action au niveau des communes et intercommunalités. Chacune a pu décider de façon souveraine quel était le meilleur schéma de collecte. Du coup, en fonction de plein de raisons historiques et contingentes, on a eu des configurations disparates, et, en effet, quand vous déménagiez ou que vous partiez en vacances, il n’y avait pas de continuité dans les consignes de tri, même les couleurs des bacs n’étaient pas harmonisées». Certaines communes mettaient à disposition des bacs spéciaux de couleur bleu pour le recyclage du papier, tandis que d’autres ne le séparaient pas de la poubelle jaune. Ces conteneurs bleus accueillaient alors tous les types de papier... sauf les tickets de caisse, les enveloppes à fenêtre, le papier photo, le papier peint, ou encore le papier cadeau. Pour les emballages, dont un grand nombre est constitué d’un mélange composite, il a existé pendant longtemps une multitude d’exceptions variant selon le lieu où vous habitiez: les boîtes d’œuf, les pots de yaourt, les tubes de dentifrice, les films plastiques, les sacs plastiques, les cartons de pizza, provoquaient des abîmes de perplexité chez les consommateurs face à leurs poubelles. Sans compter toute une liste de déchets spécifiques que le consommateur doit encore apporter à des collecteurs dédiés : médicaments, piles, ampoules, vêtements, jouets, déchets électroniques, etc.

Standardisation, transparence, pédagogie et incitations : les clés de la réussite

« Plus les consignes sont claires, plus elles sont simples à intégrer, plus elles sont stables dans le temps, plus elles peuvent être comprises et appliquées par tout un chacun », soutient Matthieu Carrère, responsable Tri et Traitement biologique - Recyclage et Valorisation des déchets chez Veolia. Depuis 2009 et une étude de l’Ademe, l’extension des consignes de tri (ECT) a ainsi fait l’objet d’un projet national pour simplifier le geste de tri en autorisant les habitants à trier tous leurs emballages de la même façon partout en France. C’est la loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 qui va graver dans le marbre un échéancier aboutissant à la généralisation du tri en 2023 pour la quasi-totalité des territoires français. En indiquant à l’ensemble de la population de mettre tous les emballages, sans distinction, dans la corbeille de tri, cette simplification permet à chacun de moins réfléchir au moment de jeter ses ordures. À la clé, ce sont chaque année 3 kilogrammes d’emballages supplémentaires par habitant qui seront recyclés.

Il a également été nécessaire de rendre le tri concret auprès du grand public – et, en l’espèce, l’approche locale a permis de faire la différence. Depuis 1993, le centre de tri et de valorisation des déchets Arc-en-Ciel 2034 a été pensé par Veolia autant comme une usine modèle qu’une vitrine pédagogique pour la région. « Nous avons tellement mobilisé les écoles du secteur que ça a marqué les esprits locaux, explique Annaïg Pesret-Bougaran, sa directrice. Chez les Nantais, tous connaissent l’usine Arc-en-Ciel, car ils sont venus visiter le site quand ils étaient plus jeunes, c’est ce qui fait changer les mentalités et valorise nos métiers. » Le centre accueille chaque année 7 000 visiteurs et remet au goût du jour régulièrement ses infrastructures : un amphithéâtre pour les conférences, une galerie présentant des expositions, des circuits de visite actualisés, un parking d’accueil et un écopôle avec des jeux multimédias. « Les gens sont surpris de voir ce qu’il se passe dans le centre de tri, enchérit-elle. La plupart n’ont aucune idée des technologies ni des moyens humains qu’il faut mobiliser pour gérer leurs déchets. » L’apport des sciences comportementales est également décisif, et Veolia n’hésite pas à y faire appel dans sa politique de sensibilisation.

Veolia Site Veolia de Coueron, Pôle Arc en Ciel 2034, RECYCLAGE & VALORISATION DES DÉCHETS, 44 220 COUERON / FRANCE Photos des équipements : L'atelier de tri des collectes sélectives ATCS © Jerome Sevrette/Andia.fr


Que ce soit dans son travail avec les collectivités ou avec les établissements recevant du public, le groupe use des ressorts qui ont été validés par cette approche scientifique et psychologique : utilisation d’un seul logo compréhensible de tous, harmonisation des couleurs au niveau national, suppression du mot « emballage », trop vague, affichage des consignes de tri sur la tranche de la poubelle, sur le couvercle et à l’intérieur du couvercle, préférence pour un message court, clair et compréhensible par tous, voire pour des photos et des pictogrammes réalistes, plus efficaces que le texte. Franck Pilard de Veolia cite en outre des techniques de plus en plus employées pour inciter les gens à trier en bonne intelligence, telles que le « revending » ou le « nudge ».

La première méthode consiste à rapporter des bouteilles en plastique ou des canettes dans un point de collecte, en échange de bons d’achat ou d’un montant reversé à une association caritative. Il peut aussi s’agir tout simplement de relancer la pratique de la consigne de certains emballages, employée avec succès en Allemagne, en Suède et au Danemark. Quant au nudge, il se traduit par un « coup de pouce » discret et ludique visant à infléchir le comportement des gens. À Lille, par exemple, des pochoirs amusants guident les usagers vers les poubelles, tandis qu’à Londres, un nudge propose de « voter » en jetant ses mégots dans la poubelle correspondant à son choix ( « Qui est le meilleur joueur, Messi ou Ronaldo ? » ).

Au-delà de ces incitations, les services de la collecte peuvent agir au quotidien sur le comportement des habitants : ne pas collecter un bac, mettre un autocollant sur un sac mal trié, faire de la prévention auprès des habitants. La numérisation des services promet par ailleurs de bons résultats, comme avec la communauté de communes Cœur Côte Fleurie, qui s’est lancée, avec l’aide de HomeFriend, une filiale du groupe Veolia, dans la création du chatbot « Sophie » en 2018. La numérisation, couplée à l'intelligence artificielle, permet aussi, en sens inverse, d’adapter le service aux comportements.

À Angers, des dizaines de points d’apport volontaire (PAV) ont été équipés de capteurs connectés, dont les données collectées en temps réel aident à optimiser la gestion, et même à repenser leur implantation, afin de les adapter aux attentes et besoins véritables des habitants. En apportant de la flexibilité dans les règles de dépôt, dans les horaires autorisés, par exemple, il sera possible d’inciter davantage les citoyens au tri. En améliorant l’éclairage public ou en intégrant des dispositifs de vidéosurveillance sur les points de collecte, les riverains, les personnes âgées, les femmes seules, seront plus enclins à réaliser leurs dépôts en soirée. C’est ainsi que le geste de tri s’est peu à peu imposé en France, et dans beaucoup d’autres pays, comme le geste le plus évident de protection de la planète.

Des premières machines aux robots intelligents, les métiers du tri se simplifient la vie

Le premier geste de tri ne suffit pas à assurer le recyclage de nos déchets : après l’action des citoyens, des femmes et des hommes réalisent un tri complémentaire pour le rendre possible. En quelques décennies, cette seconde étape de tri des déchets s’est affinée, pour devenir capable de distinguer avec une précision chirurgicale différents types de matières sur la chaîne. Cependant, la pénibilité des métiers du tri reste une constante difficile à surmonter : des chiffonniers parisiens du xixe siècle aux opérateurs de tri des grands centres actuels, le principe n’a pas tellement changé, il faut mettre la main dans les ordures.

Alors, pour améliorer la vie de ses employés, Veolia investit depuis quelques années dans des robots industriels munis d’intelligence artificielle.

Si les usines de tri ont été peu concernées par la révolution de la robotique industrielle dans les années 1960 et 1970, la plupart des tâches étant trop complexes pour les robots à l’époque, elles intégraient toutefois déjà des machines mécaniques pour séparer les déchets. Les premières de ces machines utilisées par les opérateurs, comme le trommel ou le séparateur magnétique dit « overband », datent ainsi du milieu du XXe siècle. Les trommels sont des tamis cylindriques et rotatifs qui permettent de laisser échapper les déchets en fonction de leurs dimensions.

L’overband, lui, est constitué d’un aimant électromagnétique placé au-dessus d’une courroie transporteuse. Lorsque les déchets passent sous l’aimant, les matériaux ferreux sont attirés et capturés par la force magnétique. Depuis 1984, certains centres de tri sont également équipés d’un séparateur à courants de Foucault qui sert notamment à isoler l’aluminium du reste des déchets.

À partir de 1992, la loi Royal, qui promeut le tri sélectif des déchets en France, va faire progresser les techniques de tri. Face au défi d’augmenter les cadences et les volumes de tri, les entreprises développent des solutions pour gagner en temps et en efficacité, et donc en confort de travail. Dans les années 1990, l’introduction des machines ouvreuses de sacs remplace progressivement l’ouverture manuelle des sacs, une tâche intense et chronophage. Grâce à des lames rotatives, des rouleaux dentelés ou des griffes pour couper et déchirer les sacs, les machines ouvreuses ont permis d’automatiser cette étape et de soulager le travail des ouvriers. En parallèle, les capteurs infrarouges ont fait leur apparition pour affiner la séparation des flux de matières. Chaque matière émettant une certaine longueur d’onde, les capteurs peuvent les détecter et les orienter vers la prochaine phase de tri pour faciliter leur recyclage.

Des métiers du tri moins pénibles demain grâce aux robots ?

On connaît tous Wall-E, le célèbre robot du dessin animé Pixar qui a pour mission de nettoyer les innombrables déchets sur la planète Terre pendant que l’humanité a déserté dans l’espace.

Difficile de savoir si Wall-E est un cousin éloigné de Max-AI, mais en tout cas leur travail est complémentaire ! Développé par Veolia, ce robot fonctionne à l’aide d’une intelligence artificielle, qui pilote un bras robotisé et une caméra. Grâce au machine learning, Max-AI trie les différentes matières avec une performance de 3 600 gestes par heure, contre 2 200 pour un humain, et un taux d’erreur de 10 %. Pour l’instant, Max nécessite un être humain pour être formé et surtout pour vérifier qu’il a bien fait son travail. Comme le confie Annaïg Pesret-Bougaran, directrice de l’usine Arc-en-Ciel à Couëron gérée par Veolia, « même si l’intelligence artificielle est l'étape ultime, on a toujours besoin des opérateurs de tri, on ne sait pas encore remplacer l’homme ».

Dans la même veine, le robot Rob’Inn promet d’assister les travailleurs et travailleuses des centres de tri d’ameublement. En effet, avec son bras robotisé et ses deux caméras, ce géant des robots fonctionne grâce à une analyse tridimensionnelle des images photographiées, lesquelles sont ensuite envoyées sur une tablette à un opérateur qui sélectionne les objets à trier. Dans les usines Veolia, Rob’Inn permet de doubler la productivité des centres ainsi que de valoriser des matières à 100 %.

On le voit, les robots sont à la fois l’occasion pour des opérateurs de monter en compétences, et la possibilité de répondre à une demande de tri toujours plus complexe.

Directeur technique et performance de l’activité Recyclage et Valorisation des déchets (RVD) Centre-Ouest chez Veolia, Marc Brunero rappelle ainsi que « l’extension des consignes de tri pour augmenter les quantités de matières recyclées nous a apporté dans les collectes sélectives des déchets plus souillés qu’auparavant, et donc moins faciles à trier ».

Rob’Inn et Max-AI sont des solutions qui atténuent la pénibilité des travailleurs et renforcent leur sécurité, sans pour autant supprimer totalement le besoin d’expertise humaine.

Ils permettent aux employés d’acquérir de nouvelles compétences pour ensuite évoluer dans leur carrière : des trieurs en cabine sont devenus conducteurs d’engins puis conducteurs de ligne robotisée. Comme l’explique encore Marc Brunero : la solution robotique « répond bien à notre objectif principal : continuer à simplifier les gestes du trieur, source d’une meilleure sécurité au travail, tout en dopant les performances du tri des flux de matières ».

© Stas Knop

De la réduction des déchets à un nouveau rapport aux objets

« Même si la quantité d’ordures ménagères produite par habitant en France tend à stagner, voire à diminuer (autour de 350 kilogrammes par an et par habitant), la quantité globale des déchets et leur distribution inégale ne cessent de s’accentuer. Les citoyens des États-Unis produisent ainsi deux fois plus d’ordures ménagères que les habitants d’Europe et trois à quatre fois plus que ceux des pays pauvres », constatent les chercheurs François Jarrige et Thomas Le Roux3 dans un entretien donné dans la revue Mouvement. Selon un rapport de l’OCDE publié en juin 2022, les déchets en plastique pourraient même tripler entre 2019 et 2060, passant de 353 à 1014 millions de tonnes. Cette croissance des déchets s’accompagne en parallèle d’une hausse globale et d’une instabilité du cours des matières premières depuis la guerre en Ukraine, ce qui occasionne des difficultés d’approvisionnement pour les industries. Dans ces conditions, le tri et le recyclage sont cruciaux, mais ils ne suffisent pas à résoudre l’enjeu des déchets.

L’énergie sur Terre n’est pas illimitée, et la matière ne se recycle pas à l’infini. « Pour certains matériaux, il y a une dégradation importante dans le cycle de recyclage : plastique, papier, carton, analyse Flore Berlingen4, ancienne directrice de Zero Waste France et essayiste. Cela fait qu’on est obligé d’ajouter de la matière vierge, et on ne peut pas fabriquer le même objet à partir de l’objet initial. Ensuite, même pour les matériaux qui se recyclent mieux, comme le verre ou l’aluminium, vous avez quand même des consommations de ressources énergétiques ou d’eau qui sont à prendre en compte. » Flore Berlingen préconise donc l’amélioration et la standardisation du recyclage, avec plus de produits monomatières, mais aussi l’arrêt de la consommation de produits jetables.

Depuis les années 2000, la réduction des déchets est devenue un cheval de bataille de l’Union européenne, qui l’a inscrite dans sa directive de 2008. En France, la loi Anti- gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) de 2020 repose sur la hiérarchie des 3 R : réduction, réemploi et recyclage. Cette loi vient cristalliser une tendance déjà à l’œuvre dans une petite partie de la société, et symbolisée par le mouvement zéro déchet, qui essaime depuis les années 2010. Contrairement à ce que son nom indique, le zéro déchet ne vise pas à ne produire aucun déchet, mais à tendre vers cet idéal. La papesse française du mouvement s’appelle Béa Johnson. La célèbre blogueuse s’est fait connaître par son livre Zéro déchet (2013), dans lequel elle explique comment elle et sa famille ne produisent plus qu’un seul bocal de déchets par an et ont réalisé 40 % d’économie. Les bocaux et le vrac en remplacement des emballages jetables des supermarchés, le savon solide à la place des bouteilles de gel douche, des cotons-tiges réutilisables..., le jetable disparaît des maisons des adeptes de ce mode de vie. En France, l’engouement est certain puisqu’en 2020 81 % des Françaises et des Français avaient déjà entendu parler du zéro déchet, tandis que pour 91 % d’entre eux, il est important de réduire ses déchets.

Pour autant, les mentalités peinent à changer aussi sur ce volet. Des décennies de surconsommation, la baisse du prix de certains produits quotidiens, l’attrait du prêt-à-jeter, continuent d’engendrer des pratiques de gaspillage, parfois à l’insu même des consommateurs. Lors de ses études sur la psychologie du consommateur, qui donneront lieu à l’ouvrage collectif Du gaspillage à la sobriété (2019), Valérie Guillard a constaté cette forme de déni de la part des gens. « Aujourd’hui, on associe surtout le gaspillage à ce qui est alimentaire, remarque-t-elle.

© Cottonbro Studio


Ce n’est pas un concept qu’on emploie pour les objets ; les gens estiment qu’ils ne les jettent pas, et d’un certain côté c’est vrai. Ils accumulent sans réparer, ils mettent dans un coin, alors pour eux, ce n’est pas considéré comme du gaspillage. Mais, en réalité, ils ne donnent pas leurs objets et ils ne les réutilisent pas, donc oui, c’est du gaspillage. »

Pour Valérie Guillard, nous avons trop utilisé les objets comme une façon de nous distinguer socialement, de nous définir. Même si des disparités existent entre les villes et les campagnes, chacun gaspille à sa manière. La chercheuse explore donc les nouveaux rapports aux objets qui traversent certaines couches de la société, notamment le soin qu’on porte aux choses. «On a perdu ce réflexe d’entretenir nos objets, constate-t-elle, on ne sait plus comment faire. Beaucoup de choses coûtent si peu cher que ça n’est pas rentable de les réparer. Et ça prend du temps de raccommoder un vêtement ! Qui sait encore le faire ? On n’y pense pas, car on n’a pas l’habitude : nettoyer le filtre du lave-linge, gonfler les pneus du vélo ou graisser la chaîne.» Les mentalités commencent malgré tout à évoluer, des pratiques comme l’emprunt, le don ou la location d’objets émergent et sont médiatisées. «La consommation sobre, c’est aussi mutualiser, explique Valérie Guillard. C’est local, dans un périmètre donné. Encore une fois, ça ne correspond pas encore à nos normes de consommation, même si des initiatives existent. »

C’est le cas des tiers-lieux et des « repair cafés», ces ateliers de réparation collaborative d’un nouveau genre, qui essaiment sur tout le territoire avec le soutien d’associations, de collectivités territoriales et de l’État. Au sein de la REcyclerie, tiers-lieu situé dans le XVIIIe arrondissement de Paris, on trouve par exemple depuis 2014 L’Atelier de REné, dont Veolia est partenaire. L'objectif de ce lieu ? Lutter contre l’obsolescence programmée en réparant des objets du quotidien, en prêtant des outils et en partageant des connaissances. Après cinq années d’existence, L’Atelier de REné a réparé plus de 3 000 appareils de petit électroménager. Ces solutions se développent aussi sur les sites que sont les centres de tri ou les unités de valorisation énergétique, comme à Bordeaux. À Floirac, plus précisément, où Veolia a lancé en 2014 une déchetterie d’un nouveau genre, Recycl’Inn, dans laquelle est intégrée une aire de récupération des objets domestiques usagés pouvant avoir une seconde vie, ainsi qu’une aire de réception spécifique du mobilier usagé. Une façon de faire du lien avec le tissu associatif local et d’investir ces sites comme des lieux de vie intégrés dans le paysage urbain.

« On est là au cœur de l’enjeu de demain : la prévention, le réemploi, note Franck Pilard. Mais pour faire ça, il ne faut pas collecter comme avant, il faut faire mieux et moins. On parle de captation, plutôt que de collecte. Si je veux réemployer un objet, il faut que je préserve l’intégrité physique du bien capté. Historiquement, on était payé à la tonne et pas à la pré- vention : on prend des bacs, on les vide, on évacue les déchets et on les compacte vers le centre de tri. Mais si je compacte, je ne peux pas aller vers la réparation, le réemploi, la réutilisation. » Alors comment faire ? Changer les modes de collecte des ordures ménagères, par exemple, la gérer à vélo, par bateau, même à cheval. Réduire la fréquence de passage des camions, qui a parfois lieu cinq fois par semaine dans certaines villes, là où d’autres ne bénéficient que d’une collecte hebdomadaire – certains quartiers de Rennes ou Nantes. « On peut aussi diminuer le volume du bac, ajoute Franck Pilard, mais il faut faire attention à rester équitable socialement, on doit faire en fonction des types de famille. Nous devons aller vers une relation plus étroite avec le citoyen, car c’est lui qui détient les déchets. Si on veut qu’il réemploie, il faut travailler avec lui et connaître ses comportements. »

Une première directive européenne en 2008, puis une seconde en 2018, sont venues soutenir cet objectif, encourageant les États européens à mettre en place des systèmes de tarification en fonction du volume de déchets. Aujourd’hui, 6 millions de Français sont soumis à la tarification incitative, un chiffre qui devrait augmenter, sous réserve de parfaire la concertation avec les habitants et de réaliser des investissements en conséquence, seules garanties d’une justice sociale préservée. Veolia propose en ce sens plusieurs types de solutions, en facturant à la levée ou à la pesée. La première est calculée en fonction du nombre de fois où votre bac sera collecté, la seconde en fonction du poids de vos poubelles – mais elle coûte plus cher à la commune et peut entraîner des comportements inciviques, source d’éventuelles contestations. Dans tous les cas, plus vous amenez vos déchets au compost, à la déchetterie, aux points d’apport pour le recyclage, plus votre facture sera allégée. Des mécanismes d’incitation à adapter aux spécificités locales, et notamment aux typologies d’habitat.

© Charles Deluvio

La législation française, enfin, a à nouveau témoigné de sa capacité offensive avec la loi AGEC, qui, si elle transpose en droit français des attendus européens, va plus loin en faisant du «gaspillage» l’axe central de sa réglementation, qui ne cite le mot que pour son usage alimentaire. Adoptée en 2020, elle vise à transformer notre économie linéaire, suivant le modèle «produire, consommer, jeter », en une économie circulaire. Ces objectifs sont au nombre de cinq: sortir du plastique jetable, mieux informer les consommateurs, lutter contre le gaspillage et pour le réemploi solidaire, agir contre l’obsolescence programmée, et enfin mieux produire. Autant de défis à relever pour les individus comme pour l’ensemble des filières : « Nous aurons peut-être de moins en moins de personnel de collecte, conclut Franck Pilard, mais de plus en plus de professionnels formés sur le sujet du réemploi, de la réparation, du tri sélectif, afin d’accompagner les gestes citoyens. Ça signifie aussi moins de postes avec de la pénibilité, et plus de montée en compétences. » Bref, rendre enfin visible les déchets que nous produisons, pour y puiser leur véritable valeur, qu’elle soit matière secondaire ou énergie, mais également pour les considérer de nouveau comme des objets que nous pouvons réparer, troquer, donner : il s’agit ni plus ni moins que de changer notre vision du monde. Un vaste programme, aussi vertigineux qu’enthousiasmant.

À Niamey, un tiers-lieu féminin pour un avenir durable

En 2014, la Recyclerie voit le jour à Paris. Consacrée à l’économie circulaire, elle devient rapidement un lieu emblématique, dont Veolia est le principal partenaire, de la capitale parisienne et inspire le Niger pour ouvrir dans la sienne son propre tiers-lieu. Créée en 2018 par la fondation Veolia, la Société d’exploitation des eaux du Niger – filiale locale du groupe – et le réseau international Empow’Her, l’Oasis est un lieu dédié à l’entrepreneuriat des femmes, à l’économie circulaire et à l’écoresponsabilité.

Si l’intention première est de former les Nigériennes à trouver leur place dans la vie financière de leur pays, l’Oasis de Niamey vise plus largement à éduquer les populations à une prise de conscience des enjeux de développement durable et de préservation des ressources.

C’est un unique et véritable lieu d’échange et de partage pour les entrepreneuses, ainsi qu’un espace de formation à l’innovation économique, notamment via son programme d’incubation. Le jardin botanique et le potager écologique permettent de leur côté des contacts informels tout en sensibilisant aux enjeux environnementaux. 

En moins d’un an, plus de 2 500 personnes se sont rassemblées autour d’évènements, et pas moins de 700 femmes ont bénéficié de formation à l’entrepreneuriat afin de lancer leur propre activité. Certaines reviennent ensuite pour partager leur expérience ainsi que leurs connaissances et compétences au sein de leur quartier.

Ariska Rosalia, Responsable développement durable du site de recyclage de plastique à Surabaya, en Indonésie


Chez Veolia depuis 2019

Diplômée d’un programme d’enseignement et destinée alors à devenir professeure de lycée, Ariska s’oriente finalement vers la RSE. Après trois années passées dans l’industrie pharmaceutique, où elle se concentre sur la santé, le social et l’éducation, elle intègre Veolia en 2019, en tant que responsable du développement durable en Indonésie. Elle est attirée par cette entreprise présentée comme le plus grand acteur du recyclage du polyéthylène téréphthalate (PET) en Indonésie. Sur le site de recyclage de plastique à Surabaya, Ariska et ses collègues donnent une seconde vie à toutes les bouteilles en plastique collectées. 

« Ce poste me permet également de travailler avec les communautés locales, ce qui est l’une de mes passions », se réjouit-elle.

À quoi ressemble votre quotidien chez Veolia ?

Veolia est un acteur de l’économie circulaire. Nous recyclons des bouteilles usagées en granulés de plastique PET de qualité alimentaire : nous transformons de vieilles bouteilles en plastique pour permettre d’en fabriquer de nouvelles. Ce concept de l’économie circulaire donne l’exemple aux entreprises.

Nous devons être responsables de nos déchets, de notre production, éviter les atteintes à l’environnement, et nous devons trouver un moyen pour que nos déchets redeviennent des matières premières. Chez Veolia Services Indonesia, ma mission porte notamment sur la mise en place de programmes de formation à destination de nos fournisseurs.

L’objectif : leur permettre d’agir de manière éthique et d’adopter une démarche durable et responsable.

En quoi votre activité contribue-t-elle à faire face aux défis écologiques que nous rencontrons ?

Traiter les déchets comme une ressource est un moyen d’assurer la durabilité et l’efficacité des ressources. C’est en outre changer notre point de vue et notre attitude. Ce que nous considérions comme des déchets inutiles et sans valeur dont nous devions nous débarrasser devient précieux et utile pour concevoir de nouveaux produits. Ils peuvent donc avoir une valeur supplémentaire en matière d’économie, mais aussi d’utilisation. 

Le traitement des déchets constitue un défi majeur pour notre planète. Le recyclage permet de minimiser la production de déchets, la pollution et la consommation d’énergie. 

En quoi la longue histoire de Veolia est-elle un atout ?

Avoir une longue histoire est l’un des atouts les plus précieux pour une organisation, cela permet de faire émerger des récits et des personnages qui définissent et contribuent à façonner sa culture d’entreprise, ses valeurs, sa mission, son identité, son objectif et sa réputation. Cela est également un gage de confiance vis-à-vis des parties prenantes. 

Mais, à mon sens, le plus grand atout de Veolia reste sa capacité à développer, au travers de ses trois activités complémentaires, l’accès aux ressources en les préservant et en les renouvelant. 

  1. DE CHERGÉ Hilaire. Les Campus Veolia : de l’ambition dans la formation, Le Journal de l’École de Paris du Management. 2010; p.37-43. ↩︎
  2. Revue du Comité d’histoire du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, Pour Mémoire, n°12, Automne 2013. ↩︎
  3. LE LAY Stéphane. « Le rôle des déchets dans l’histoire : Entretien avec François Jarrige et Thomas Le Roux », Mouvements. 2016, p.59. ↩︎
  4. MAURER Mathieu. « Le recyclage est-il vraiment efficace pour lutter contre la pollution ? », 18h39.fr, mis en ligne le 13 juillet 2020. ↩︎

RÉCIT 9

Le 21 sept. 2023

Recycler les déchets : entre redécouvertes fondamentales et nouvelle épopée industrielle

Le décalage entre la rapidité de l’invention technique de solutions de valorisation et la lenteur de l’adoption majoritaire de nouveaux usages de tri amène à revenir aux racines historiques du recyclage.  D’une part, l’économie circulaire d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle des sociétés organiques sans déchets, car la valorisation actuelle repose entièrement sur la production d’un déchet, c’est-à-dire d’un rebut détaché de la personne qui l’a produit et ne veut plus le voir. De ce fait, il faut resensibiliser des usagers devenus insensibles à cette part invisible d’eux-mêmes, alors qu’il serait plus efficace d’œuvrer en amont pour que personne puisse dire : « Ceci n’est plus moi. » La comparaison internationale montre que la valorisation des déchets peut être, paradoxalement, plus facile à mettre en œuvre dans les pays émergents où les ordures n’ont jamais cessé d’être des ressources pour les populations vivant autour et sur les décharges.

D’autre part, il ne faut pas oublier que la transposition dans le domaine de l’expertise industrielle et judiciaire de la chimie organique d’Antoine Lavoisier et de Jean-Antoine Chaptal a produit cette idée qu’un déchet n’est rien d’autre qu’un résidu en attente d’être valorisé chimiquement. Cela a neutralisé toutes les luttes contre les pollutions au xixe siècle. L’essor du nouveau marché du recyclage suppose aujourd’hui un contrat de confiance qui lève les ambiguïtés et invente un nouveau métabolisme qui ne peut être la réactivation d’un passé idéalisé.

Grégory Quenet

Le recyclage, au sens moderne du terme, apparaît progressivement au xxe siècle, et surtout à partir de la seconde moitié du siècle. En Grande-Bretagne, le verbe « to recycle » existe depuis 1926, puis on le retrouve décliné en « recycling » juste après la Seconde Guerre mondiale. En France, le terme « recyclage » apparaît quant à lui en 1960, mais dans les deux pays, il faut attendre les années 1970 pour que ces mots soient véritablement employés dans le langage courant, en pleine explosion de la production de déchets. En 1970, le graphiste Gary Anderson crée d’ailleurs le fameux logo universel du recyclage à partir du ruban de Möbius – dont les deux faces ne font qu’une – dans le cadre d’un concours lancé en marge du premier Jour de la Terre, célébré dans le Wisconsin. À l’origine destiné aux produits en papier recyclé, le pictogramme va ensuite se généraliser à tous les produits recyclés ou recyclables dans le monde. S’il n’est accompagné d’aucune mention, il signifie que le produit est simplement recyclable, tandis que l’apparition d’un pourcentage veut dire qu’il contient des matériaux recyclés. Clé de son succès, sa simplicité graphique va permettre de l’adapter à tous les contextes et à tous les pays, à tel point que Gary Anderson réalise l’importance de son design quand il l’aperçoit sur une poubelle à Amsterdam quelques années plus tard !

Héritiers des anciens chiffonniers, les premiers à recycler la matière issue des déchets après 1945 sont les cartonniers, les papetiers et les verriers. À cette époque, les Établissements Soulier, qui intègreront la CGEA et Veolia, abandonnent leurs activités de chiffonnerie désormais déclinantes pour s’orienter vers le recyclage du papier en s’associant avec les Cartonneries La Rochette. Pour alimenter ses usines, l’entreprise Soulier récupère les papiers des centres commerciaux, des supermarchés et même dans les écoles après avoir sensibilisé les écoliers à cette collecte. Après le choc pétrolier de 1973, les verriers incitent les Français à recycler leurs bouteilles en verre, car le verre recyclé réclame moins d’énergie. C’est la première fois qu’une telle filière est mise en place à partir des déchets ménagers. En 1976, une convention de l’industrie verrière – représentée par la Chambre syndicale des verreries mécaniques de France – est signée avec le ministère de l’Industrie et de la Recherche.

(c) Jon Moore


Mais ces initiatives occupent une place encore bien maigre à côté de l’explosion de ce qu’un reportage télé de 1972 appelle « les emballages perdus » 1, à savoir non consignés. Ces derniers représentent 5 % des emballages en 1960, 30 % en 1972, et le journaliste évoque des prévisions de 80 % en 1980. De 220 kilogrammes de déchets produits par an et par habitant dans les années 1960, la France passe à 360 kilogrammes en 1990. Face à cette tendance, il n’existe pendant longtemps que des efforts localisés de recyclage. C’est à partir des années 1980 que les choses changent d’échelle, de façon très pragmatique. « On a alors été en mesure de mettre en place des filières, fait remarquer Martial Gabillard, directeur de la valorisation des flux chez Veolia. On identifiait des gisements, du bois de recyclage, des plâtres, même du plastique. Notre activité Propreté a été amenée à proposer de plus en plus de tri. Si on voyait qu’il y avait du bois dans la région, alors on faisait une benne pour ça. Dans les déchetteries, on installait des bacs pour les déchets verts, parfois si besoin pour du carton, de la ferraille, ça servait aux cartonniers, aux ferrailleurs. Mais il a fallu attendre la loi de 1992 pour orchestrer ces flux. » 
Reflet de son temps et de ce que d’autres pays engagent en même temps, la loi Royal rénove la politique française de gestion des déchets ménagers : en plus d’inciter à la réduction de l’enfouissement et à la production d’énergie à partir de l’incinération, elle préconise la réduction de la production de déchets et leur valorisation, poussant pour cela au développement de nouveaux types d’équipement tels les centres de tri et des déchetteries. Comme en Allemagne dès 1989, elle va étendre davantage la responsabilité élargie du producteur, définie avec le principe pollueur-payeur par la directive européenne de 1975, aux déchets ménagers, et développer les éco-organismes, fédération de producteurs rassemblés pour assurer cette responsabilité sur la fin de vie de leurs produits.

« Dans les années 1990, les collectivités n’ont plus les moyens financiers et techniques pour gérer les déchets, qui se complexifient, indique Helen Micheaux, maîtresse de conférences en sciences de gestion à AgroParisTech. Il faut trouver une autre solution. C’est dans ce contexte que va émerger la réflexion de responsabiliser le producteur. » « Il y a eu une vraie prise de conscience. Tous ces déchets que l’on maniait, on pouvait les recycler. Pour cela, il fallait les sortir de la poubelle ménagère en mettant en place des filières spécifiques de recyclage afin de les trier, puis les préparer pour les réincorporer, explique Françoise Weber, directrice des schémas REP en France chez Veolia. Avec les éco-organismes, on commence à trier les emballages en plastique, en carton, en papier, en verre. » En ce début des années 1990, le temps est venu de donner un coup d’accélérateur au recyclage.

Le plastique n’est plus fantastique, et surtout plus à sens unique

Le plastique, il faut le dire, a pris une place centrale dans le monde des emballages et des déchets. Indépendamment des chocs pétroliers, les déchets en plastique sont passés de 4 % des déchets ménagers en France en 1973 à 11,2 % cinquante ans après. La recherche de la simplicité et de la facilité a dominé une époque en attente d’une libération totale des contraintes physiques, alors que dès le départ, tout était en germe. En 1972, dans le reportage télé diffusé et archivé par l’INA, le directeur d’une société d’emballage plastique vantait les mérites de son activité : « On a toujours jeté les emballages, rappelez-vous les boîtes de conserve, les bidons… [...] La tendance normale est de chercher des emballages légers, qui ne soient pas consignés, et les matières plastiques sont idéales pour cela. » 2

Le plastique était fantastique, au point qu’un artiste belge s’en fasse un nom de scène : ça plane alors pour Plastic Bertrand, qui fait dans son patronyme référence au plastique dont sont faits les habits des punks, un mouvement qui revendique la rupture d’avec la génération qui le précède. Dans le même temps, en aval du système de production et de consommation, le directeur d’une usine d’incinération, un certain M. Fourment, commençait pourtant à déplorer la multiplication des bouteilles en plastique dans les déchets : « Ces bouteilles sont indestructibles, c’est pour ça que dans une certaine mesure, quand on parle de biodégradabilité, pour nous, dans l’état actuel de nos connaissances, c’est de la science-fiction. » 3

Jean Soulier, chantre de la récupération des déchets et patron social

Né en 1868 à Meulan-en-Yvelines, Jean Soulier a connu un parcours dont les épisodes épousent les contingences historiques de la première moitié du xxe siècle. Après ses études au lycée Lakanal à Paris, il intègre l’entreprise familiale de récupération et valorisation de déchets pour se former, mais son mariage avec Emma Vachon le conduira à Rouen pour travailler avec son beau-père. C’est dans cette ville qu’une grande partie de l’activité de recyclage de papiers et de textiles des Établissements Soulier, maîtres-chiffonniers, va prospérer de façon industrielle, même si l’entreprise reste à taille humaine.

Dans les années 1910, Jean part aux États-Unis et en Russie – de quoi se créer un carnet d’adresses dans l’exportation qui lui servira toute sa vie ! Contrairement aux entreprises de ramassage des déchets qui gèrent un service public, les Soulier vivent directement de leur commerce : ils achètent des déchets, trient, valorisent et revendent plus cher, bref, ils gagnent de l’argent grâce aux marges qu’ils dégagent de cette mission. De fait, ils dépendent de l’offre et de la demande des produits, et ne s’installent dans une région que s’ils estiment qu’il existe un débouché.

Dans ce contexte, la guerre de 1914-1918 met un coup d’arrêt provisoire à leur développement : dans l’Aisne, par exemple, une usine est détruite. En 1919, la famille décide d'organiser autrement l’entreprise, qui se recentre à Rouen et se transforme en Société anonyme des anciens établissements Soulier. Chaque frère se concentre sur une activité : Jean est négociant de chiffons en gros et Eugène négociant en commerce de peaux, cuirs et cornes. En tant que troisième administrateur, Georges, le fils de Jean, s’occupe de la récupération et de l’effilochage de chiffons et rognures pour les papeteries. Leurs magasins commencent à ouvrir partout dans la ville et aux alentours. Un grand entrepôt voit le jour. Et ce n’est pas tout : la famille achète des biens immobiliers pour loger les ouvriers qui viennent travailler, parfois de façon saisonnière, dans leurs usines.

Les années 1920 représentent l’âge d’or des Établissements Soulier. Grâce à leur croissance, ils peuvent acheter un grand terrain à la plaine Saint-Denis, une zone où beaucoup de chiffonniers de gros sont déjà implantés. Ils y installent une succursale à partir de laquelle ils vont pouvoir se développer aussi à Paris pour les peaux et les cuirs, qu’ils revendent aux fabricants de chaussures de la capitale et de sa banlieue. Suit alors l’achat d’un fonds de commerce parisien et d’ateliers à Montreuil pour la branche peaux.

À cette époque, les Soulier dépassent toutes les autres installations de chiffons à Paris, si bien qu’ils entrent en Bourse en 1924. Certes, l’activité de chiffonnier connaît des complications dans les grandes villes depuis l’arrivée du camion poubelle, qui passe tous les matins très tôt, mais dans les petites villes et villages, il est toujours possible de faire de la collecte auprès des particuliers, bien contents de revendre leurs chiffons, leurs peaux de lapin, leurs restes d’os animaux, ou de fouiller les décharges sauvages. Notable de la ville et membre du conseil général depuis 1901, Jean Soulier reste malgré tout fidèle à Rouen, même s’il habite une partie de l’année au 115 boulevard Haussmann à Paris. Radical-socialiste, il œuvre également pour améliorer les conditions de travail des métiers de la récupération et du tri. Il fait construire des logements pour les ouvriers saisonniers de ses usines, développe l’apprentissage, fonde la caisse de secours mutuel de la profession et tente de maintenir une production toute l’année pour « éviter du chômage au personnel ». En 1921-1923, il ordonne la modernisation des anciens établissements de la plaine Saint-Denis, avec réfectoire, vestiaires, lavabos et douches pour les ouvrières !

Avant le krach de 1929, Jean Soulier refait une tournée aux États-Unis, toujours dans l’optique de développer ses exportations. Mais la crise économique mondiale va vite le faire déchanter.

En juin 1930, Jean Soulier avoue que « c’est un véritable arrêt auquel il faut faire face » – l’entreprise passant de 25 000 tonnes de marchandises à 16 544 tonnes. L’établissement se tourne vers la vente de biens immobiliers pour survivre. Malgré ses aspirations sociales, Jean Soulier peine à appliquer les lois sociales du Front populaire en 1936, notamment les congés payés et la semaine de quarante heures qui fragilisent un modèle économique déjà vacillant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le chef de famille perd des proches collaborateurs, parmi lesquels son propre fils Georges. Ses ateliers sont bombardés à Rouen. Les Établissements Soulier s’associent avec les Cartonneries de la Rochette pour créer la Société nouvelle des établissements Soulier en 1946, une dernière tentative de sortir de la crise de la récupération des chiffons, des papiers et des peaux, mais les chiffres ne décollent toujours pas. Malade, Jean Soulier délègue une partie de ses fonctions et décède en 1954, à Rouen, où son entreprise continue de récolter les chiffons comme elle peut et de les exporter. Les Établissements qui portent son nom seront absorbés par le groupe papetier des Cartonneries de la Rochette en 1960, lequel à son tour les revendra à la Compagnie Générale des Eaux en 1990, alors qu’elle consolide différentes activités pour constituer des services complets de gestion des déchets. Si cette activité de recyclage reste fragile, elle permettra au groupe de développer ses expertises en la matière.

À Chennai, le secteur informel, maillon clé du recyclage

Véritable puissance démographique avec 1,4 milliard d’habitants, la population de l’Inde supplante désormais celle de la Chine. Si l’on ajoute à cela une urbanisation galopante et un accès grandissant à la consommation de masse, le sous-continent fait face à des défis majeurs en matière de gestion des déchets. Historiquement, il y a toujours eu ceux qu’on appelle les « récupérateurs informels » et ils y jouent encore un rôle crucial, qui nécessite d’être pris en compte par les grandes entreprises comme Veolia.

Les villes indiennes produisent 68,8 millions de tonnes de déchets par an, une quantité qui pourrait augmenter de 133 % entre 2015 et 2041, chiffre qui donne le vertige, d’autant plus que 91 % des déchets collectés ne sont pas valorisés et terminent leur vie dans des décharges à ciel ouvert. 
En Inde, les déchets post-consommation sont cependant parfois pris en charge par le secteur informel, des hommes et des femmes qui proposent un service de pré-collecte et de valorisation. Selon un document du réseau Centraider « ces opérateurs sont souvent difficiles à connaître et à identifier, car ils se rendent peu visibles pour éviter les humiliations par la population ou des redressements par les autorités ».

C’est pourquoi les collectivités ou même les entreprises ont du mal à collaborer avec les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Pourtant, les enjeux sont importants, comme le rappelle Kabadiwalla Connect, une entreprise sociale de technologie basée à Chennai : « Tirer parti de l’écosystème informel des recycleurs de déchets urbains permettrait de réduire de 70 % la quantité de déchets envoyés en décharge dans les villes indiennes. »

Chiffonniers, recycleurs, récupérateurs, travaillent souvent dans des conditions précaires, mais ils jouent un rôle essentiel dans la gestion des déchets, contribuant à réduire la quantité de déchets mais aussi à minimiser leur impact environnemental. En 2015, dans la ville de Chennai, Kabadiwalla Connect a cartographié et recensé pour la première fois les « récupérateurs-entrepreneurs » de déchets, appelés « kabadiwalla » en Inde. L’étude en a identifié près de 2 000 rien qu’à Chennai, où ils collectent plus de 24 % du total des déchets recyclables : le papier, le métal, le plastique et le verre. 
Néanmoins, ces acteurs rencontrent divers problèmes : manque de visibilité, informations lacunaires et absence d'intégration officielle dans le système. Pour les pallier, Kabadiwalla Connect a développé une plateforme visant à faire interagir les entreprises telles que Veolia et le secteur informel. « Notre objectif est ici de renforcer la valeur de la chaîne d’approvisionnement informelle, explique Siddharth Hande, le fondateur et PDG de Kabadiwalla Connect. L’une de nos principales initiatives est la mise en place d'une installation de récupération de plastique très optimisée, approvisionnée par le secteur informel. Nous avons un an et demi d’expérience sur le PET (plastique pétrosourcé, ndlr) et nous avons un niveau de qualité élevé : 80 à 90 % de PET récupéré en moyenne, grâce à un bon tri. Le partenariat avec Veolia nous aide à améliorer la transformation et la valorisation haut de gamme. »

L’entreprise a mis en place une infrastructure de recyclage spécifique pour obtenir des matériaux recyclables provenant du secteur informel, en se concentrant initialement sur le plastique. L’objectif est de démontrer qu’il est possible d’obtenir un volume important de déchets provenant du secteur informel tout en bénéficiant de meilleurs prix, d’un meilleur horaire de collecte et d’une meilleure connaissance du marché du recyclage.

Progressivement, l’importance de maîtriser les impacts environnementaux de ce nouveau matériau émerge. C’est en Allemagne et dans les pays scandinaves que, pour y parvenir, le tri sélectif s’impose le plus vite dans la population. Marc-Olivier Houel, directeur général de l’activité Recyclage et Valorisation des déchets en France mais aussi ancien responsable déchet industriel et ordures ménagères en Sarre, se souvient bien de cette période où tout était à inventer : « Les Allemands ont été précurseurs sur les éco-emballages et la création des éco-organismes, raconte-t-il. C’est en septembre 1990 qu’ils mettent en place le premier éco-organisme en Europe – le DSD (Duales System Deutschland) – et le Point vert (Der Grüne Punkt) – ce logo circulaire représentant deux flèches enroulées qui signale que l’entreprise contribue au traitement des emballages, qui sera ensuite repris dans de nombreux pays, dont la France.

Veolia, qui vient de prendre pied en Allemagne à travers le rachat de la société transfrontalière Kléber, va jouer un rôle d’accompagnement central, en conseillant les villes sur l’application de la nouvelle réglementation, en distribuant de nouveaux sacs jaunes transparents, en assurant la sensibilisation des citoyens par l’intermédiaire des opérateurs de collecte et par le recrutement spécifique d’ambassadeurs de tri. » Petit à petit, les déchets comme les bouteilles et les films plastiques, mais aussi les pots de yaourt, les emballages Tetra Pak, les canettes d’aluminium... sont collectés pour être redonnés au DSD : sur le territoire du Land de Sarre, les quantités des emballages ménagers légers collectés et triés passent de 0 en 1992, date de mise en service du premier système de collecte sélective, à 30 kilogrammes par habitant et par an en 1995.

Mais, pour tout dire, en Allemagne même, trier n’a pas immédiatement suffi à recycler. Les flux de plastique créés n’ont pas tout de suite trouvé de débouchés, qui ne préexistaient pas : ils ont en revanche conduit à les engendrer, à partir de la fin des années 1990. « C’était comme une startup, se rappelle Marc-Olivier Houel. On était en train de transformer notre environnement, et celui de nos clients, en mettant la pression sur le réemploi des matières. » La création d’un gisement de matière permet, cinq à six ans plus tard, de créer des filières dédiées de recyclage des plastiques dans des pots horticoles ou dans l’industrie automobile. En 1998, Mercedes signe un contrat-cadre pour la collecte chez les concessionnaires et le recyclage des pièces endommagées (pare-chocs, verre, batteries, essuie-glaces…). « On a trouvé des filières de revalorisation avec Mercedes dans toute l’Europe, se souvient Marc-Olivier Houel. Le système fonctionnait quasiment en boucle fermée. On a ainsi été moteur pour promouvoir l’élan de l’économie circulaire en Allemagne et en Europe. »

Pour multiplier les filières, les partenariats avec de grandes entreprises s’imposent comme un moyen d’explorer les possibles et de trouver des débouchés nouveaux au plastique recyclé, historiquement plutôt utilisé pour des applications peu techniques, du type tuyaux en PVC recyclé. Cela implique à la fois d’ « accompagner les industriels à changer leur approche sur la matière première, explique Martial Gabillard, de leur faire accepter les petits défauts dans le plastique recyclé ». Mais aussi, pour Veolia, de s’adapter aux demandes les plus complexes d’entreprises soucieuses de conserver des produits de qualité, aux spécificités techniques précises. Depuis plus de vingt ans désormais, les progrès ont été considérables, jusqu’à ce qu’en 2021 le leader technologique Thalès s’associe à Veolia pour créer la première carte SIM écoconçue à partir de plastique recyclé, capable de remplir les conditions de solidité, de souplesse, de résistance aux contraintes de chaleur indispensables au produit.

Granulés fabriqués à partir de déchets plastiques.
© Médiathèque Veolia - Christophe Majani D’Inguimbert


Plus globalement, « il y a un grand travail de partenariat avec les éco-organismes. Il faut travailler ensemble pour mobiliser à long terme des gisements qui alimentent les unités industrielles, elles-mêmes novatrices dans les métiers du recyclage », considèrent ensemble Françoise Weber et Sophie Petibon, directrice commerciale de l’activité Recyclage et Valorisation des déchets chez Veolia. Un travail partenarial qui porte aussi sur l’écoconception, pour permettre de boucler les boucles. Veolia encourage notamment ses partenaires à fabriquer des produits monoplastiques, plus épurés et simples, dont le recyclage nécessite moins de produits chimiques et d’énergie. « Nous avons une offre pour les industriels de conseil sur l’écoconception et de certification du niveau de recyclabilité de leurs emballages, explique Sven Saura, directeur du pôle Recyclage et Plastiques de Veolia. Il faut savoir qu’on émet 75 % de CO2 de moins avec une bouteille en plastique recyclé par rapport au plastique vierge, et que l’écodesign peut encore réduire cette portion. »

Simplifier et standardiser les matériaux plastiques utilisés, et en particulier ceux issus du recyclage, est clé pour favoriser le développement de l’économie circulaire. C’est la raison pour laquelle Veolia a formalisé en 2022 sa marque de polymères circulaires PlastiLoop. Avec elle, le groupe propose une gamme de produits recyclés structurée pour répondre aux besoins des différents industriels qui souhaitent se passer de plastique vierge, une offre adaptée aux besoins de chaque industrie, de l’automobile à l’agroalimentaire, afin d’aller enfin vers un monde où le recyclage devient un standard partagé.

Reste que nous sommes encore loin d’avoir résolu l’enjeu de l’usage et du recyclage du plastique. Le monde consomme chaque année plus de 350 millions de tonnes de plastiques et, d’après les prévisions du Programme des Nations unies pour l’environnement, si rien n’est fait, le chiffre de la consommation pourrait avoir triplé en 2060 et dépasser le milliard4 ! Dans le monde, seuls 9 % du plastique sont recyclés, presque 50 % sont mis en décharge, 19 % sont incinérés, et le reste vient polluer l’environnement, parfois sous forme de micro- ou nanoplastiques : « Chaque minute, l’équivalent d’un camion-poubelle rempli de déchets plastiques se déverse dans les océans » 5, peut-on lire dans un article du Monde publié en 2023. Alors que les solutions techniques se développent, la réglementation aura encore un rôle à jouer, dans le même pas de deux souvent constaté entre la technique et la loi. Les obligations de réincorporation de plastique recyclé dans les produits, à l’image de l’obligation faite par l’Union européenne aux embouteilleurs d’incorporer au moins 25 % de plastique recyclé en 2025 et 30 % en 2030, seront déterminantes.

© Mirko Fabian

La valorisation organique : des engrais agricoles à la nutrition animale

Les matières organiques sont historiquement parmi les déchets les mieux valorisés, avant l’apparition des villes sanitaires. Tirés des boues urbaines et vidanges issues des fosses d’aisances, ils étaient transformés via des procédés industriels en engrais ou en compost, avant la création des réseaux d’égouts, qui rendent ces boues trop liquides pour être épandues dans les champs, et l’évacuation en masse des ordures ménagères, peu à peu mélangées mais aussi compactées et tassées dans les bennes à ordures, rendant presque impossible leur valorisation.

Le retour en grâce des engrais organiques

Le XXe puis le XXIe siècles, au gré de l’émergence des stations d’épuration et de la nouvelle distinction des flux, vont réinvestir, avec plus de précision, le recyclage de la matière organique, comme en 1926 à Milwaukee. Veolia mobilise en ce sens ses boues d’épuration, et met en place, au fil de l’évolution des réglementations et des besoins, une logistique qui permet aujourd’hui d’opérer ce retour à la terre. Collectés directement auprès des acteurs de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution ou de la restauration, les déchets biodégradables sont acheminés vers des unités de compostage avant d’être épandus dans les champs. Le compostage constitue la méthode clé de valorisation de ces déchets. Il s’agit d’un processus biologique contrôlé de dégradation des matières organiques, telles que les déchets alimentaires, les résidus de jardin et les sous-produits agricoles. La technique, ancienne, permet de transformer ces déchets en compost, un amendement organique riche en nutriments, qui peut être utilisé comme engrais pour fertiliser les sols agricoles mais aussi les jardins des particuliers. Veolia a travaillé à optimiser ces processus, et surtout à les opérer dans les conditions sanitaires et environnementales strictes définies par une série de lois et de directives qui ont pris en compte la diversité des pollutions à traiter avant le retour au sol.

Ce retour en grâce de la valorisation organique est plus qu’un retour au bon sens. À l’heure du changement climatique, elle est un moyen de capturer le carbone dans les sols. « Les biodéchets permettent à la fois de nourrir les plantes grâce à des fertilisants riches en azote et en phosphore, et d’enrichir les sols en carbone », souligne Maelenn Poitrenaud, responsable innovation et développement de Sede chez Veolia, l’entité dédiée aux services à l’agriculture en France. D’après l’initiative 4 pour 1 000, engagée par le ministre français de l’Agriculture Stéphane Le Foll à l’occasion de la COP21 à Paris en 2015, une croissance annuelle de 0,4 % des stocks de carbone séquestrés dans le sol permettrait de limiter la concentration du CO2 des activités humaines dans l’atmosphère. Un vrai potentiel en perspective, quand on sait que, rien qu’en France, la seule Sede composte chaque année 800 000 tonnes issues de ses 60 sites de compostage. Sans compter que dans un sol enrichi en nutriments, les plantes se développent plus rapidement, et capturent ainsi plus de carbone par la photosynthèse. D’où l’importance de revenir en masse à la valorisation organique.

En France, la valorisation des biodéchets a pu progresser grâce à une réglementation stricte visant à promouvoir leur tri, leur collecte séparée et leur traitement approprié. Depuis le 1er janvier 2012, les gros producteurs de biodéchets sont dans l’obligation de mettre en place des solutions de tri et de valorisation de ces déchets. Au fil des années, la loi AGEC (Anti-gaspillage pour une économie circulaire) a diminué ce seuil afin qu’en 2024 l’ensemble des producteurs soit concerné par cette obligation. Les collectivités vont dès lors devoir offrir aux particuliers des solutions de collecte séparée et de valorisation, par le biais notamment du compostage individuel et collectif. Le défi est de taille quand on sait qu’aujourd’hui la moitié des biodéchets finit dans la poubelle grise, et que seule 30 % de la population déclare trier ses biodéchets à la source. Les solutions existent, encore faut-il pouvoir les généraliser et leur donner les moyens de se déployer, en France comme partout à travers le monde, pour leur donner toujours plus de valeur. 

Le développement de valorisation à plus grande valeur ajoutée

À l’inverse d’une massification indistincte des flux, c’est leur séparation toujours plus fine qui permet d’enrichir la valeur de la matière organique recyclée. Avec Angibaud et Recyfish, Veolia commercialise des fertilisants à base de restes de poisson. Principalement utilisé dans les cultures à haute valeur ajoutée comme la viticulture et le maraîchage, le « guano de poisson » créé est un engrais organique riche en azote et en phosphore, agissant également sur la microfaune et la microflore du sol, précieux pour les bons échanges des éléments entre le sol et la plante.

La montée en gamme passe aussi par la maîtrise de nouvelles techniques. « Depuis sa création en 1979, la Sede a acquis davantage de compétences autour de la boue, du séchage, du compostage, de la méthanisation, bref, de quoi proposer aujourd’hui une offre plus variée sur les voies de valorisation des biodéchets, détaille Morgane Maurin, sa secrétaire générale. Ce qu’on épand dans les champs, c’est une gamme très diverse, du compost haut de gamme, des engrais premium comme Pro-Grow, Vital et ADS. » Sur les sites de compostage de Veolia, relève Guillaume Wallaert, ancien directeur de l’offre biodéchets chez Veolia, « le système AEROcontrol accélère par exemple la dégradation des résidus grâce à une sonde qui mesure les paramètres comme la température du compost pour optimiser l’injection d’air, améliorer le processus de maturation et obtenir un compost de meilleure qualité ».

Pour accompagner au mieux les agriculteurs, Veolia a aussi innové dans l’agriculture de précision. Pendant l’épandage, il est également possible d’observer comment les plantes consomment l’engrais et quels sont leurs besoins, afin d’optimiser son utilisation. « On applique des biostimulants à la plante pour qu’elle utilise au mieux le fertilisant, ce qui va lui permettre de se développer de manière optimale et de résister à son environnement », indique Maelenn Poitrenaud. Idem pour les sols, puisque l’application Soil Advisor aide les agriculteurs à optimiser la fertilisation en utilisant des engrais biologiques, comme le compost.

Veolia va aujourd’hui jusqu’à être actionnaire de Mutatec, une startup qui transforme les biodéchets en protéines destinées à la nutrition animale, grâce à l’élevage de mouches soldats noires, lesquelles fabriquent des concentrés protéiques d’insectes à partir de la matière. « La bioconversion est une activité d’avenir qui répond à un enjeu d’alimentation mondiale et d’objectif d’économie circulaire en offrant une meilleure voie de valorisation aux sous-produits organiques », souligne Jean-Christophe Perot, directeur régional pour la région Sud-Est chez Sede.

De la dépollution à la valorisation : l’exemple emblématique des déchets dangereux

Les progrès du recyclage au cours des dernières décennies se sont faits à la fois par la redécouverte de pratiques anciennes et par la mise en place de responsabilités nouvelles, par le développement de nouvelles techniques et par le renforcement des normes environnementales. Les différents flux de matières ont ainsi connu une amélioration de leur valorisation, mais aucun n’est sans doute aussi emblématique de l’époque et de l’ADN de Veolia que celui des déchets dangereux. Constituant une pollution nouvelle et complexe, ces déchets ont vu leur traitement puis leur recyclage se développer à partir de l’esprit d’entreprise des équipes de Veolia. Cette histoire, Jean-François Nogrette, directeur de la zone France et déchets spéciaux Europe, la connaît bien. « C’est la branche Eau de Veolia qui va inventer ce qui est devenu le traitement du déchet dangereux, pour préserver sa ressource », résume-t-il. Tout commence lorsque Bertrand Gontard, directeur de l’usine de potabilisation de l’eau de Méry-sur-Oise, se rend compte que les effluents industriels rejetés dans l’Oise menacent le traitement de la ressource. Pour potabiliser, il doit utiliser encore plus de charbon actif, et la pénurie guette, ce qui signifierait la coupure d’eau potable pour les habitants. Pour remédier au problème, il propose aux industriels de traiter directement leurs effluents dans un centre spécialisé et sans attendre que le rejet pollue la rivière.

« Dans sa carrière, il a aussi connu une société qui s’appelle la SARP, reprend Jean-François Nogrette, et qui faisait ponctuellement de la collecte et du pompage de déchets dangereux. Il s’en inspire pour créer la SARP Industries en 1975, une filiale de la Compagnie Générale des Eaux », et établit un premier site sur la Seine. La même année, la première grande loi sur les déchets impose pour la première fois une traçabilité des déchets considérés comme toxiques et leur applique la responsabilité élargie du producteur. Mais le modèle économique n’existe pas encore, car aucun industriel ne souhaite payer pour le traitement des déchets. C’est donc Bertrand Gontard lui-même qui convainc les agences de l’eau de financer les centres de traitement en prélevant une taxe sur les industriels, selon le principe pollueur-payeur.

Déchets dangereux : les deux pages qui écrivent le début de l'aventure

En 1975, Bertrand Gontard engage la constitution de SARP Industries en adressant un courrier à Bernard Forterre, un des principaux lieutenants du directeur général de la CGE, Guy Dejouany. L’actionnariat et le positionnement de l’activité, l’organisation comptable ( « Colette fera son affaire de la comptabilité sans difficulté » ), la création du compte bancaire et l’organigramme d’une activité appelée à faire en 2022 plus de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires tiennent alors en moins d’une page et demie.

Avec le même souci qu’un siècle auparavant déjà lors de l’assainissement des villes : celui de prêter attention à la réaction des vidangeurs face à ce qu’ils pourraient percevoir comme une nouvelle concurrence. Cette fois-ci, en revanche, il s’agit des vidangeurs internes à la maison. À l’époque, imaginer qu’un centre collectif de traitement ne ferait pas la collecte était une nouveauté : pour Bertrand Gontard, travailler avec tous les collecteurs, y compris les concurrents du groupe, permettait de mettre tous les efforts humains, techniques et financiers sur le traitement. Cette vision dès l’origine perdure encore aujourd’hui. Pendant très longtemps, ce fut un avantage compétitif considérable ; aujourd’hui, tout le secteur a imité ce modèle, en France et ailleurs.

À partir de l’expérience de la Compagnie Générale des Eaux dans le traitement de l’eau, mais aussi grâce à sa culture d’ingénieurs des grands corps de l’État, la SARPI expérimente, innove, et rate parfois son coup. Il faut dire qu’à l’époque les connaissances ne sont pas très développées : « Avant 1975, les déchets dangereux, notamment issus des activités industrielles et chimiques, n’étaient pas traités spécifiquement, ils finissaient en décharge ou étaient dilués dans les cours d’eau », rappelle Cédric L’Elchat, directeur général de SARP Industries. Pour traiter les déchets dangereux, elle commence par les incinérer dans un four, mais « c’est un échec retentissant », analyse Jean-François Nogrette. Le four est en effet abîmé par la corrosion engendrée par les acides libérés lors de la combustion des déchets toxiques, comme le soufre et les solvants, des produits chimiques aujourd’hui interdits. Ce n’est que partie remise, la SARPI conserve la confiance du groupe, qui lui accorde ce qui est le plus précieux dans le développement d’une activité aussi complexe : du temps.

Au bout d’environ dix ans, la filiale parvient à traiter les déchets en montant la barre des compétences de plus en plus haut, en testant et en apprenant à caractériser les déchets dangereux. « Il n’y a aucun client qui décrit vraiment comme il faut son déchet, remarque Jean-François Nogrette. Certains savent exactement d’où il vient, mais pour d’autres, c’est le résultat de mélanges. Il faut donc refaire de la chimie en laboratoire pour caractériser les déchets et éviter les mélanges dangereux. Donc nous avons développé une vraie culture de la chimie du déchet, ce qui va nous permettre un peu plus tard d’aller vers le recyclage, puisque c’est la connaissance intime du déchet qui va nous donner envie d’en extraire plus de valeur. »

Résultat de cette progression, en 2022, Veolia non seulement traite mais valorise aussi les déchets dangereux, à hauteur de 1 milliard d’euros en France et de plus de 4 milliards d’euros dans le reste du monde. Alors que SARPI traitait au départ les seuls résidus de grosses entreprises industrielles, elle est aujourd’hui sur tous les fronts, « de la chimie à la pétrochimie, à la pharmacie, aux fabricants de vaccins, en passant par les déchets d’activités de soin », précise Cédric L’Elchat. L’industrie automobile représente une branche importante des déchets dangereux, en particulier avec la multiplication des batteries au lithium pour répondre à la demande croissante en véhicules électriques. L’enjeu, en la matière, touche à leur recyclage : ces batteries en fin de vie sont à haute valeur ajoutée, au regard des différents plastiques, des solvants, des composés électroniques, et même des métaux de forte valeur comme le lithium, le cobalt, le cuivre, le manganèse ou le nickel qu’elles contiennent.

SARPI s’appuiera sur les expertises de son site en Moselle, à Dieuze, pour récupérer ces matériaux, soutenue en l’espèce par la réglementation européenne qui imposera l’inclusion des matières premières recyclées dans la production de batteries neuves : en 2031, il faudra que les batteries contiennent 16 % de cobalt recyclé, et 6 % de lithium et de nickel recyclés, des chiffres qui augmenteront au fil des années.

© Markus Spiske

Enfin, si c’est à partir de la protection de l’eau que travaille SARPI, c’est à la protection de la terre qu’elle s’attelle aussi, en investissant le champ de la dépollution des sols. Sur des sites industriels en fin de vie, voire orphelins, « on va déployer les technologies pour traiter les friches industrielles, précise Cédric L’Elchat, traiter la dangerosité qui peut là encore affecter la nappe phréatique et les eaux de surface, pouvant être contaminées par des métaux lourds, comme le plomb ou l’arsenic, ou par des composés organiques, tels que les hydrocarbures ou le méthane ». Des solutions techniques poussées existent : la stabilisation, qui réduit la mobilité des polluants dans le sol, la solidification, qui tend à imperméabiliser le sol pour piéger les polluants, ou encore la désorption thermique, qui chauffe le sol et volatilise les composants toxiques. C’est par exemple cette dernière méthode qui a permis à Veolia d’assainir le site industriel de Fiat à Kragujevac en Serbie. À cela s’ajoutent des traitements physico-chimiques et biologiques, mais aussi… les plantes ! La phytoremédiation permet en effet de dépolluer de façon plus économique et écologique ; la technique est même expérimentée actuellement pour traiter les sols contaminés aux alentours de Fukushima.

In fine, que l’on parle de papier, de verre, de plastique, de matière organique ou de déchets dangereux, c’est, dès que l’on s’y intéresse, à la finitude des ressources que l’on est confronté. Le traitement des déchets permet de ne pas polluer celles encore disponibles à l’état naturel, quand le recyclage permet d’en limiter l’extraction. Il est en ce sens indispensable, vertueux, même, et des marges de progrès existent encore : « À Rennes métropole, abonde Martial Gabillard, il n’est plus autorisé d’amener ses tontes de pelouse en déchetterie ; cela a été remplacé par une obligation de compostage. Nous devons faire ce type de choix de société. » Mais, plus fondamentalement encore, rien ne pouvant nous permettre d’échapper aux limites naturelles, nous devons en avoir une claire conscience et poursuivre le changement des mentalités vers davantage de sobriété dans l’usage des ressources.

À Milwaukee, rien ne se perd, tout se transforme… en engrais

Au sein de la région des Grands Lacs – qui représente 20 % de l’approvisionnement mondial en eau potable et 84 % de l’eau douce de surface en Amérique du Nord – le lac Michigan est le plus grand réservoir d’eau douce des États-Unis. Le long de ses rives, la ville de Milwaukee mais aussi ses industries, qui ont historiquement servi de catalyseur à sa croissance, dépendent fortement de l’eau pour la production ou le transport. L’eau est peut-être plus encore qu’ailleurs un enjeu majeur pour la région, et de son assainissement va émerger une pépite : le Milorganite®, un engrais de haute qualité. Mais comment l’eau peut-elle bien se transformer en engrais ? Voici quelques explications…

La première station d’épuration de Milwaukee, celle de Jones Island, voit le jour en 1925. Il s’agit aux États-Unis de la première station à boues activées – un procédé biologique de traitement des eaux usées utilisant des micro-organismes. Et c’est dès 1926 que le processus de production de Milorganite® est mis en place et proposé pour fertiliser les terres agricoles de la région. Sans attendre, le marketing, la distribution et la commercialisation des engrais organiques issus de la station succèdent au traitement des eaux usées en masse : c’est une approche pionnière aux États-Unis même.

Aujourd’hui, chaque année, environ 50 000 tonnes d’engrais biosolides Milorganite® sortent de l’usine de Jones Island. Cet engrais de haute qualité a décroché le label « Exceptional Quality » de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA). Il est également certifié par le département de l’Agriculture en raison de sa fabrication à partir de sources renouvelables. D’abord destiné aux espaces verts du territoire, le Milorganite® est aujourd’hui commercialisé à travers les États-Unis, au Canada et dans les Caraïbes.
Depuis 2008, il revient à Veolia d’exploiter la station d’épuration de Milwaukee avec une activité complète pour le compte de son client, le Milwaukee Metropolitan Sewerage District, et de son 1,1 million d’habitants : traitement et recyclage des eaux usées, production de biogaz et d’électricité, élimination et donc, bien sûr, valorisation des boues avec la production d’engrais biosolide Milorganite® (Milwaukee Organic Nitrogen). Particulièrement sensibles à la biodiversité, les collaborateurs du site ont, en marge de leur production d’engrais, construit un nichoir sur le site de production du Milorganite® pour accueillir des faucons pèlerins. Alors que ses populations avaient très fortement diminué après la Seconde Guerre mondiale, elles sont à nouveau en expansion depuis leur protection dans les années 1970. Tout un symbole de la capacité des hommes à agir pour protéger l’environnement.

En Australie, l’engrais est dans le lac salé

Les engrais alternatifs aux engrais de synthèse peuvent venir du recyclage des déchets organiques… ou être puisés directement dans un lac. C’est le cas en Australie-Occidentale, où la puissance des rayons du soleil permet d’extraire du sulfate de potassium (SOP), un engrais essentiel à la nutrition des plantes, à partir du Lake Way, très riche en minéraux. Cela ne va pas néanmoins sans un besoin de maîtrise technologique avancée : la toute première usine de traitement du pays, mise en service par Salt Lake Potash Limited (ou SO4), s’est dotée d’une technologie de cristallisation développée par Veolia.

Le Lake Way est un aquifère de saumure peu profond, sous une surface sèche de lac salé. Depuis des millions d’années, les minéraux extraits du bassin-versant du lac s’y écoulent. D’où sa richesse particulière en potassium, l’un des trois nutriments essentiels à la croissance des plantes, prête à être exploitée. « Le principal avantage du sulfate de potassium est qu’il ne contient pas de chlorure, souligne Tony Swiericzuk, l’ancien directeur général de SO4. Le terme “potasse” fait généralement référence au chlorure de potassium, engrais de référence pour la fertilisation, mais mal toléré par les sols pauvres et arides d’Australie, de Méditerranée, d’Afrique et du Moyen-Orient.

Tout comme par certaines cultures de rente – fruits, baies, noix et agrumes –, car il affecte le goût et la couleur. »

Après avoir extrait la saumure, éliminé les sels contaminants et laissé l’eau s’évaporer grâce à l’action du soleil, la concentration en sulfate de potassium augmente progressivement, avant de passer à l’étape de cristallisation. « Pour convertir les sels récoltés en sulfate de potassium de qualité supérieure, Veolia a conçu deux cristalliseurs. Un pour cultiver et purifier les cristaux de sulfate de potassium, un autre pour produire des sels de schoenite secondaires, récupérés à partir de l’eau-mère de sulfate de potassium recyclée. Ces sels sont ensuite combinés aux sels de schoenite primaires et ajoutés au cristalliseur de SOP pour maximiser le rendement en potassium », indique Jim Brown, ancien vice-président exécutif de Veolia Water Technologies Americas. 

L’objectif est de livrer 245 000 tonnes de sulfate de potassium par an en production régulière. Un complément bienvenu pour l’Australie, qui importe la quasi-totalité de son SOP par bateau de Belgique et d’Allemagne, et une nouvelle source qui joue la proximité, donnée importante pour les clients d’Asie du Sud-Est et d’Australie.

  1. INA Société. Vie moderne : les ordures [vidéo en ligne]. YouTube, 23 juillet 2012. ↩︎
  2. INA Société. Ibid. ↩︎
  3. INA Société. Ibid. ↩︎
  4. OCDE, communiqué de presse, « Selon l’OCDE, les déchets plastiques produits au niveau planétaire devraient presque tripler d’ici 2060 », 3 juin 2022. ↩︎
  5. Mandard, Stéphane, “Le plastique, une menace protéiforme [Plastic, a protean threat]”, Le Monde, May 29, 2023 ↩︎

RÉCIT 8

Le 21 sept. 2023

Traiter les déchets : l'ère de la société de consommation

Lorsque les ordures étaient considérées comme des ressources, elles n’avaient pas besoin d’être traitées : elles étaient soit ramassées gratuitement par les chiffonniers, soit vendues, dans le cas des matières organiques, pour être épandues dans les champs qui alimentaient le marché urbain. La cassure de ce cycle est due à la croissance considérable du volume d’ordures causée par l’explosion urbaine et, par conséquent, aux épidémies mortelles provoquées par la contamination des eaux. Mais aussi à l’apparition de pollutions chimiques et industrielles nouvelles qui ne pouvaient être assimilées par le cycle métabolique des sols. 

Pourtant, le traitement n’est apparu que progressivement, voire tardivement, la première phase consistant à éloigner les déchets et à les rendre invisibles par enfouissement ou incinération, sans se préoccuper des conséquences environnementales. En 1886, New York déverse 80 % de ses déchets dans l’Atlantique, dont une bonne partie lui revient le long de la côte et de ses plages. L’arrivée de l’automobile est vue comme une solution aux nuisances des chevaux, tandis que les premières mobilisations citoyennes sur le sujet sont portées par des femmes, pour des raisons esthétiques et domestiques. Les premières générations d’incinérateurs aux États-Unis engendrent dès les années 1920 des pollutions terribles, facteur d’inégalités environnementales. C’est par la capacité limitée de leur territoire à absorber ces rejets que les villes rencontrent leurs limites, ce qui les oblige peu à peu à traiter leurs déchets, déléguant une nouvelle fois cette part invisible de la ville à d’autres acteurs. Si les déchets avaient été gérés à l’échelle d’un pays tout entier ou du monde, nul doute qu’aurait continué le mouvement de relégation vers des zones délaissées et stigmatisées sans se préoccuper de leur traitement, comme en témoigne aujourd’hui le trafic illégal des matières dangereuses, telles que les déchets électroniques ou certains produits chimiques.

Grégory Quenet

Au XIXe siècle, si le concept d’ « économie circulaire » n’existait pas, c’est tout simplement parce que dans les faits elle avait cours depuis presque toujours, implicitement, sans qu’on ait besoin de la définir. Les rares produits que la société considérait comme inutiles, et donc jetables, se retrouvaient souvent dans les sols ou dans les cours d’eau, mais ils étaient assimilables, car peu nombreux et le plus souvent d’origine organique. Une rupture profonde a lieu au cours du xxe siècle, sous l’impulsion notamment des industries chimique et pétrochimique, qui ont nourri la société de consommation. Contemporains de l’urbanisation de la société, les déchets sont devenus « encombrants », pour reprendre un terme qu’on utilise encore aujourd’hui pour certains d’entre eux. Sous l’influence de l’hygiénisme, il a fallu dans un premier temps les traiter sous la forme de flux, c’est-à-dire les transporter hors des villes, par hippomobiles, puis camions, mais aussi en utilisant la force cinétique de l’eau via le tout-à-l’égout. Dans son livre Le Propre et le Sale, Georges Vigarello met d’ailleurs en parallèle ces deux professions dépréciées, « travailleurs de l’aube » ramassant les poubelles et « travailleurs de l’eau » qui évoluent dans les égouts. Un travail de l’ombre, qui invisibilise ce déchet qu’on ne saurait voir. Dès lors, on a stocké les déchets dans des décharges, de plus en plus loin au fur et à mesure que l’urbanisation galopante rapprochait les hommes et les femmes de leurs propres tas d’ordures. Pas question de vivre à proximité de ces cloaques, au milieu des odeurs pestilentielles. Le XXe siècle a couronné le long processus de « silence olfactif » des villes, comme le nomme joliment Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille, son ouvrage de référence sur l’odorat et l’imaginaire social.

De ce besoin viscéral de propreté, un métier est né. Celui de la collecte et du transport des déchets, qui fait resurgir à la fin du XIXe siècle le même débat que les services d’eau, sur le choix entre régie municipale et délégation de service public. À l’inverse des services de distribution d’eau, qui verront la création de deux géants privés avec la Compagnie Générale des Eaux (CGE, future Veolia) et la Lyonnaise des Eaux (future Suez), les services de propreté et de ramassage des ordures seront surtout gérés par de petites entreprises locales et artisanales, car ils demandent peu de moyens, dans un premier temps. En 1914, pas même la Première Guerre mondiale ne remet en cause cette organisation, malgré toute une série de difficultés pour ces petites sociétés (pénurie de personnel, réquisitions des chevaux, mévente des boues, cherté des biens…), et la ville de Nantes conserve par exemple son contrat avec l’entreprise Grandjouan, qui deviendra plus tard une filiale de la CGE. « L’initiative individuelle est toujours mieux armée qu’une administration publique pour trouver des remèdes », commente ainsi le conseil municipal en 1915. La mécanisation progressive de ces métiers dans les années 1920, avec les premiers camions poubelles, puis, après la Seconde Guerre mondiale, avec la généralisation des bennes à ordures compacteuses, va compliquer la vie des récupérateurs en tout genre. Mais c’est surtout l’explosion de la consommation qui va rendre impossible l’ancien système de récupération des déchets.

Dès l’entre-deux-guerres, certaines entreprises américaines théorisent la notion d’ « obsolescence programmée » pour relancer la croissance. Face à la chute de leurs ventes, les fabricants d’ampoules s’entendent pour limiter la durée de vie de leurs produits, dans le but de pousser le consommateur à les renouveler plus souvent. Autre exemple fameux, l’entreprise Du Pont de Nemours réduit volontairement la durée de vie des bas et collants vendus par la firme. L’accroissement du gaspillage est tel que les historiens John R. McNeill et Peter Engelke parlent dans leur livre du même nom de la « grande accélération » qui a lieu à partir du milieu du XXe siècle. Les enjeux nécessitent alors des solutions de collecte et de traitement des déchets à l’échelle du problème, ce qui entraîne la concentration des entreprises locales au sein de plus grands groupes. C’est l’histoire de la CGEA (Compagnie Générale des Entreprises Automobiles), qui va intégrer toute une série de filiales locales, Grandjouan pour la collecte et le transport, l’USP (Union des Services Publics), chargée des usines d’incinération, la SEMAT (Société d’Équipement Manutention et Transports), qui fournit des bennes et des véhicules, ou encore Soulier, rachetée aux Cartonneries La Rochette, pour la récupération du carton et du papier.

Pour les collectivités locales, ces entreprises vont gérer l’une des activités considérées comme les moins nobles, à savoir s’occuper des tas d’immondices que la société produit. Une histoire peu racontée, car c’est celle de l’invisibilisation de nos déchets, de leur enfouissement ou incinération, condition sine qua non de la propreté immaculée de nos villes et villages. Avant que des logiques économiques autant qu’écologiques ne viennent à leur tour interroger ce nouvel ordre des choses.

L’explosion des déchets et du gaspillage pendant les Trente Glorieuses

À partir de 1948, les Français entrent de plain-pied dans ce que l’économiste Jean Fourastié appelle les « Trente Glorieuses », qui s’étendent jusqu’en 1973. Alors que, comme dans de nombreux pays, on manque de tout à la sortie de la guerre, le niveau de vie augmente rapidement pendant trois décennies. Avec la baisse des prix des produits, le début de la mondialisation et une nouvelle forme de consommation décomplexée, l’accumulation des biens s’envole. « Le monde des choses paraissait illimité : cuisinière à gaz, réfrigérateur et lave-linge, W.-C. intérieurs avec chasse d’eau et salle de bains avec chauffe-eau, ascenseur et vide-ordures, vélo Solex et voiture, transistor et télévision, livre de poche et stylo-bille, cuisine en Formica et bassines en plastique, “soupes minute” et surgelés, lessive Omo et shampoing Dop, jean et minijupe… », énumère l’historien Jean-Claude Daumas dans son article « Les Trente Glorieuses ou le bonheur par la consommation » 1, publié dans la Revue Projet en 2018. Un inventaire à la Prévert qui fait écho à « La Complainte du progrès  », enregistrée par Boris Vian en 1955.

© Claudio Schwarz


Cet avènement de la société de consommation s’accompagne de nombreux excès, qui peu à peu s’imposent dans les conversations et attirent les critiques de philosophes, d’écologistes et d’économistes. Surconsommation, gaspillage et pollution sont dénoncés avec virulence par Hannah Arendt, Jean Baudrillard, Kenneth Galbraith, René Dumont… Cette nouvelle forme de société encourage l’obsolescence programmée des objets mais aussi l’usage unique de produits de consommation. Plutôt que de réparer et d’entretenir comme leurs aînés, les Françaises et les Français prennent désormais l’habitude de mettre à la poubelle. Les produits jetables se multiplient, à l’image des canettes de bière ou de soda. Alors qu’en 1947, aux États-Unis, 100 % des sodas et 58 % des bières sont vendus dans des bouteilles réutilisables, en 1971, cette part n’est plus que de 25 %. Les enjeux ne sont pas seulement quantitatifs, mais aussi qualitatifs : les déchets sont de nature plus composite qu’autrefois, donc plus difficiles à récupérer pour d’autres usages, et ils mettent parfois des décennies, voire plus, à se dégrader dans l’environnement. Ils deviennent industriels, médicaux, électroniques, nucléaires. Les déchets en plastique sont eux à la croisée de ces deux enjeux, et ils font masse.

En 1960, chaque Française et chaque Français produit en moyenne 250 kilogrammes de déchets par an. Un chiffre qui ne fera qu’augmenter pendant des décennies, puisque la croissance annuelle des déchets est alors estimée à 5 %. Pour se débarrasser de cette accumulation de nouveaux déchets, la solution mise en place est on ne peut plus simple : on les rejette sans plus de précaution dans les milieux naturels, via les décharges, les égouts, ou même l’immersion. La question du traitement devient capitale, tant la société de l’abondance pollue rapidement nos cours d’eau, nos sols, notre air. Une évolution que souligne dès 1962 l’économiste et sociologue américain Vance Packard dans L’Art du gaspillage, mais aussi Rachel Carson, première écologiste à lancer l’alerte autour des pesticides avec son livre Printemps silencieux. De fait, la question du traitement des déchets se fraye lentement un chemin jusqu’aux institutions, qui prennent de premières mesures sur le sujet. Les autorités commencent enfin à reconnaître les nuisances causées par les déchets et s’attachent à les réguler. En 1972, la Convention de Londres réglemente l’immersion de déchets en mer, parmi lesquels certains déchets dangereux comme les boues industrielles ou les matières radioactives. Il s’agit de l’une des premières conventions internationales pour la protection du milieu marin contre les activités humaines.

Au temps où les camions poubelles étaient électriques

La voiture électrique est-elle l’avenir de l’automobile ? Difficile à dire, mais elle est son passé, à n’en pas douter. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, le premier véhicule électrique date de 1834. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, le premier véhicule électrique date de 1834. Il a été conçu par l’Américain Thomas Davenport et, à l’époque, il ressemblait à une locomotive. En 1859, Gaston Planté met au point la première batterie rechargeable, une invention qui permettra à Thomas Parker de construire en 1884 ce qu’on considère parfois comme la première voiture électrique, même si elle arbore l’aspect d’un fiacre sans chevaux.

Rapidement, les voitures électriques se révèlent très compétitives : elles sont fiables, faciles à démarrer, ne laissent pas de fumée sur leur passage et coûtent moins cher à construire qu’une voiture à pétrole. En 1898, l’Automobile Club de France organise un « concours de fiacres automobiles » qui va mettre en lumière la supériorité du véhicule électrique.

Après les premiers essais, 11 fiacres électriques et un seul à pétrole seront qualifiés pour participer. À l’issue du concours, le jury prononça une sentence implacable : « Il semble désormais acquis par l’expérience que le fiacre à moteur à essence de pétrole ne saurait constituer un système d’exploitation de voitures publiques dans une grande ville. »

Il faut dire que les premiers usages des automobiles concernent avant tout les services municipaux des villes les plus importantes : poste, taxis, autobus, tramways et… ramassage des poubelles ! En 1900, les taxis électriques circulent dans les rues de New York et, en 1904, la ville de Paris s’équipe également pour la distribution postale interurbaine. En Grande-Bretagne, ce sont les bouteilles de lait qu’on transporte de maison en maison via camion électrique au début du XXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, le pétrole coûte cher, et le calcul de rentabilité est vite fait pour les municipalités.

Dans les années 1920 et 1930, les camions bennes commencent à se généraliser dans les grandes villes, remplaçant peu à peu les anciens tombereaux tirés par des chevaux. Fondée en 1925 et implantée à Villeurbanne, la Sovel (Société de véhicules électriques) s’impose rapidement dans la fabrication de camions dédiés au ramassage des ordures ménagères et l’entretien des voiries. Ingénieur des Mines et administrateur pour la CAMIA (Compagnie auxiliaire des municipalités pour l’industrie et l’assainissement), Antoine Joulot perçoit vite le potentiel de ces machines électriques. Il les imagine alimentées par l’électricité des incinérateurs que son entreprise exploite en France, en parallèle à la vapeur utilisée dans les réseaux de chaleur.

Après Villeurbanne, Antoine Joulot fait donc une expérience à Tours, où la CAMIA – qui sera plus tard rachetée par la CGEA, future filiale de Veolia – gère une usine d’incinération : à 20 kilomètres/heure, un camion Sovel assure une collecte de 40 à 50 kilomètres avant d’aller se recharger dans l’usine.

Le système sera ensuite reproduit dans le cadre d’un contrat de régie mixte à Bourges en 1930 : la société La Berruya (dont fait partie la CAMIA) pour l’exploitation de l’incinérateur, La Sovel pour la collecte des ordures ménagères par des véhicules électriques. La charge des batteries s’effectuait la nuit, quand les électromobiles étaient à l’arrêt. Le moteur électrique, signé des entreprises Jacques Frères, était situé à l’origine à l’arrière du véhicule, d’où la forme très plate et verticale du capot de la cabine avant.

À Bourges, la collecte est assurée par cinq camions électriques à bennes basculantes fermées par des couvercles coulissants. Les deux moteurs électriques de 6 CV et la batterie d’accumulateurs au plomb Tudor de 380 ampères-heures doivent tracter cinq tonnes de charge utile ! Ces camions électriques correspondent parfaitement aux besoins des éboueurs : vitesse réduite, autonomie suffisante pour un quartier, capacité à se faufiler dans des rues étroites, pas de nuisance sonore, pas de pollution à inhaler, coût énergétique faible.

Et ce n’est pas tout : la maîtrise de la conduite d’un tel engin ne nécessitait aucun apprentissage spécifique. Comme l’écrit dans un article l’historien Alain Belmont, « dans un Sovel, point d’embrayage, point de boîte à vitesses, de carburateur et, bien sûr, de moteur à explosion, donc presque pas de pannes possibles. Réputés increvables, ces camions rouleront parfois pendant près de cinquante ans ! ». Les batteries, situées au milieu du véhicule pour répartir le poids de façon équilibrée, étaient faciles à recharger sur secteur et faisaient l’objet d’un contrat de maintenance qui offrait une garantie de plusieurs années. Dans les années 1920, les voitures à essence deviennent bien plus compétitives, et leur prix chute drastiquement, notamment celui de la Ford T, qui coûte 300 dollars à la fin de la décennie, une somme accessible pour un ouvrier. Avec les pénuries et les restrictions, la Seconde Guerre mondiale donne une seconde vie aux camions bennes de la Sovel. L’entreprise de propreté et transport Grandjouan (future filiale de Veolia) met en service deux bennes tasseuses électriques en 1942 à Nantes. Les camions Sovel seront encore utilisés jusque dans les années 1960-1970, par exemple dans l’assainissement à Lyon ou dans le ramassage à Rouen et à Courbevoie. Malgré ces sursauts, les voitures à essence et au diesel prennent l’ascendant sur l’électricité, qui ne peut concourir en matière de coût, d’autonomie et de vitesse de recharge, et la Sovel ferme définitivement ses portes en 1977.

Déchets dans la ville, en Inde.
© Balaji Srinivasan

En France, Laurence Rocher, maîtresse de conférences en aménagement et urbanisme, rappelle qu’alors « l’organisation de la collecte et du traitement des déchets se caractérisait par l’absence d’une politique dédiée au niveau national. Le cadre réglementaire était produit par différents ministères suivant les secteurs producteurs de déchets ». Le ministère de l’Équipement avait la charge des déchets issus des travaux publics et de l’urbanisme, le ministère de l’Agriculture, celle des déchets agricoles, le ministère de l’Industrie, celle des déchets des activités manufacturières, etc.

La création d’un ministère de l’Environnement en 1971, dont le premier objectif est de lutter contre les nuisances sonores, va permettre de structurer le secteur des déchets. C’est ainsi que naît le 15 juillet 1975 la première grande loi sur la gestion des déchets, contemporaine des lois similaires en Allemagne ou aux États-Unis, et qui servira de base à la réglementation nationale sur l’environnement. Elle stipule que les collectivités territoriales ont désormais la responsabilité de la collecte et de l’élimination des ordures ménagères de leurs administrés dans des lieux agréés. Le producteur du déchet devient aussi responsable de son déchet. C’est un tournant : « Quand la loi a pris son effet, les industriels, les entreprises, nous ont demandé de les débarrasser de leurs déchets tout en demandant des garanties que les déchets soient traités conformément à la réglementation », se rappelle Alexander Mallinson, directeur régional chez Veolia, longtemps chargé des activités de recyclage et de valorisation des déchets. C’est grâce à ces mesures réglementaires que les collectivités territoriales font de plus en plus appel à des prestataires privés comme la CGEA (future filiale de Veolia) dans le cadre de délégations de service public. Plus les règles en matière de protection de l’environnement se multiplient, plus les installations de traitement des déchets deviennent techniques. Et plus le recours à la CGEA devient la norme.

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De la professionnalisation des décharges aux pôles d’écologie industrielle

Jusque dans les années 1970, la priorité de l’État est l’hygiène et la salubrité publique, la question de la protection de l’environnement n’est qu’une donnée supplémentaire. Mais les choses évoluent peu à peu, ainsi que l’analyse Laurence Rocher dans sa thèse « Gouverner les déchets » : « Ces préoccupations en matière d’hygiène, de protection de l’environnement et de diminution des nuisances se traduisent par le rejet de la décharge brute comme procédé d’élimination et la seule acceptation de la décharge contrôlée. » En 1972, bien que 80 % de la population française bénéficie d’un service de collecte et de traitement des déchets, les disparités entre grandes villes et territoires ruraux restent importantes. Ainsi une grande partie du territoire n’a-t-elle accès à aucun système de collecte ou de traitement. Conséquence : les déchets continuent à alimenter des décharges sauvages. En 1978, l’Agence nationale pour la récupération et l’élimination des déchets (ANRED), ancêtre de l’ADEME (Agence pour la transition écologique), lance le programme France Propre. Grâce à lui, on estime que 1 500 décharges sauvages ont été supprimées ou réhabilitées.

Mais les années 1980 sont aussi marquées par plusieurs scandales environnementaux, notamment concernant la gestion frauduleuse des déchets, qui vont accélérer la transformation du secteur. L’un des scandales les plus emblématiques est celui de la décharge de Montchanin, en Saône-et-Loire, où pendant dix ans, des centaines de milliers de tonnes de déchets industriels et dangereux sont déversées par des camions venant de toute l’Europe.

Tout commence en 1976, lorsque le maire de la commune confie un terrain de 8 hectares à un exploitant de déchets, Luc Laferrère, qui doit en faire la première décharge contrôlée de Bourgogne. Seuls les déchets ménagers, donc domestiques, sont autorisés sur le terrain. Des camions immatriculés en France mais aussi… en Belgique, en Allemagne ou même en Suisse y déversent leurs déchets qui sont ensuite recouverts de terre. Cet étrange manège suscite la curiosité des riverains, qui rapidement se plaignent des nuisances causées par la décharge, notamment des odeurs. En 1981, quelques habitants de Montchanin fondent l’Association de défense de l’environnement montchaninois pour faire face aux problèmes liés à la décharge.

Les conditions de vie et la santé des riverains deviennent de plus en plus inquiétantes : plusieurs médecins généralistes de la commune constatent que les consultations pour troubles respiratoires et irritation des muqueuses augmentent. Dans une série d’articles du Journal de Saône-et-Loire consacrée au scandale écologique, Pierre Barrellon, habitant de la commune et lanceur d’alerte, revient sur la cause des nuisances : « C’était des déchets industriels chimiques, mais aussi hospitaliers. On ne saura jamais vraiment ce qui a été enterré ici, mais c’était tout sauf inoffensif. La provenance des camions et la lecture de plusieurs rapports par la suite laissent imaginer que des raclures de sites contaminés, des hydrocarbures, des peintures, des solvants, du soufre, du toluène, du benzène et même du phosphore, produit qui s’enflammait quand il arrivait au contact de l’air, ont dû être enfouis à Montchanin. Des polluants à long terme et de toute nature. Des produits instables dont personne ne peut prévoir l’évolution, ni même les réactions quand ils sont mis en contact entre eux. » Grâce à la mobilisation des habitants, le gouvernement suspend l’activité de la décharge en 1987, avant de fermer définitivement le site en 1989.

Il faut attendre 1998 pour qu’un procès s’ouvre. 80 % des adultes de la ville se sont constitués partie civile. Sur le plan judiciaire néanmoins, « la montagne a accouché d’une souris », pour reprendre les mots de Pierre Barrellon, également premier adjoint au maire entre 1995 et 2008 : les exploitants sont condamnés à trois ans d’emprisonnement avec sursis et à 150 000 francs d’amende. Il en va tout autrement sur le plan politique. L’écho médiatique du scandale exerce une forte influence sur la création de la loi Royal de juillet 1992 relative à l’élimination des déchets. Son rapporteur au Sénat Bernard Hugo estime ainsi au moment de son examen « capital de restaurer la confiance de l’opinion publique, marquée par le scandale de Montchanin », en même temps qu’il pense que « l’évolution du marché de la gestion du déchet constitue une opportunité de développement économique pour les industriels français de ce secteur, qui disposent d’atouts importants liés à leur savoir-faire technique ».

© Matt Seymour

La loi Royal favorise la qualité environnementale des centres de stockage. Elle met fin aux décharges telles qu’elles existaient en incitant financièrement à la remise en état d’installations de stockage collectif de déchets ménagers et assimilés et des terrains pollués par ces installations, un dispositif qui vise également à fermer définitivement les petites décharges rurales sauvages. Et depuis quelques années, en effet, la gestion des centres d’enfouissement se professionnalise, grâce à des entreprises spécialisées comme la CGEA. Les exutoires, jusqu’ici détenus par des propriétaires très variés allant de détenteurs individuels à des génies civilistes – « la REP de Claye-Souilly signifie d’abord Routière de l’Est parisien ! », rappelle le directeur général adjoint de l’activité Recyclage et Valorisation de déchets en France, Didier Courboillet –, vont voir leur organisation se rationaliser. Dans les années 1980 et 1990, la CGE et ses filiales acquièrent des exutoires pour en assurer la gestion de façon plus standardisée. 

Contrôle des déchets à l’entrée, distinction stricte des déchets banals des déchets dangereux, étanchéité des casiers d’enfouissement, récupération et traitement des lixiviats, réduction des nuisances pour les populations aux alentours… La maîtrise de ces sites s’avère exigeante, et d’autant plus alors qu’émergent, dans ces mêmes années 1990, de nouvelles attentes en matière d’économie circulaire.
Les sites se muent peu à peu en des pôles d’écologie industrielle, additionnant les fonctionnalités. Toujours nécessaires pour assurer la fin de vie des déchets non recyclables, et alors qu’il existe encore d’après l’Ademe 36 000 décharges sauvages en 2022, ils développent leur production d’énergie à partir des déchets enfouis, transformant le méthane issu de la fermentation des déchets organiques en électricité ou en biogaz. La REP de Claye-Souilly est ainsi devenue l’une des plus grandes unités de production de biométhane en Europe et un site de production d’énergie renouvelable emblématique de l’Île-de-France.

Ils s’adjoignent aussi des fonctions de recyclage, de compostage des végétaux, de transformation des mâchefers, de valorisation de pneumatiques usagés, etc., en même temps qu’ils laissent la place à d’autres installations. Veolia inaugure par exemple ses premières déchetteries dès l’année 1986. Et alors que les centres de tri voient le jour, l’entreprise engage la fermeture d’anciennes décharges. C’est le cas de la décharge de Tougas, qui a fermé ses portes en 1992 et dont Veolia a pris en charge la post-exploitation. « Cela veut dire que l’on assure la gestion de fin de vie de la décharge, on met des drains, des captations de gaz, on couvre et on surveille son évolution, ses effluents. C’est une grande responsabilité, car il faut assurer la gestion du polluant potentiel », explique Annaïg Pesret-Bougaran, directrice du centre de tri Arc-en-Ciel de Couëron en Loire-Atlantique, qui a été érigé à quelques kilomètres du site de la décharge aujourd’hui fermée : ses 70 hectares ont été remplacés par des haies arborées et des panneaux photovoltaïques.

La post-exploitation veille aussi, dans le cadre de règles sanitaires et environnementales précises, à restituer progressivement à la nature ces espaces qu’on lui a empruntés : sur le site de Claye-Souilly, en Seine-et-Marne, Veolia est chargée de replanter la plus grande forêt de Seine-et-Marne depuis le xixe siècle, époque à laquelle le département avait été largement déboisé pour satisfaire au besoin d’approvisionnement en bois et développer les terres agricoles.

© Igor Haritanovich

L’incinération, première alternative à l’enfouissement

À l’origine, les deux techniques de base du traitement des déchets sont l’enfouissement et l’incinération. Ces deux procédés ont participé dès la fin du XIXe siècle à la propreté des villes. À cette époque, les décharges se trouvent plus souvent à la campagne et les incinérateurs, en ville. Cette répartition répondait à des impératifs croisés de santé publique – les déchets placés en décharge pouvaient attirer animaux et insectes et polluer les eaux – et de performance – les incinérateurs étaient plus efficaces pour réduire l’important volume des déchets urbains. Mais elle s’explique également par les contraintes issues de la géographie, puisque les vastes et peu denses campagnes pouvaient plus facilement accueillir des zones de décharge, tandis que les villes réclamaient des usines avec une empreinte au sol plus réduite.

Les Anglais ont, les premiers, développé des solutions d’incinération dès 1865, en installant un four modeste à Gibraltar afin de brûler les déchets de l’armée britannique. C’est en 1870 que le premier four municipal est mis en place à Paddington, un quartier londonien. À l’époque, les « destructors », comme on les appelle outre-Manche, fonctionnent mal et ne brûlent pas tous les déchets, occasionnant des fumées noires dans tous les environs. Rapidement, les nouvelles générations d’incinérateurs augmentent l’efficacité de la combustion et permettent de valoriser l’énergie en chauffage ou en électricité. Selon les chiffres de Gérard Bertolini, directeur de recherche au CNRS, « en 1906, 140 à 180 ( « plus de 150 », selon d’autres sources) villes anglaises utilisent principalement l’incinération pour traiter les ordures, et plus de la moitié valorisent l’énergie produite, dont 45 à 65 villes couplées avec des centrales électriques ».

Ramassage des ordures par camion benne à Montmartre, Paris 18e, années 1950.
© Archives Veolia

En France, il faut attendre 1905 pour que les premiers incinérateurs voient le jour, dans quatre usines de traitement des déchets : à Saint-Ouen, à Issy-les-Moulineaux, à Romainville puis à Ivry (en 1912). En 1927, la SEPIA (Société d’Entreprises pour l’Industrie et l’Agriculture) construit à Tours une usine d’incinération moderne, capable de produire de l’électricité mais aussi des briques, grâce aux mâchefers récupérés après la combustion. Il est même décidé à l’époque que la collecte des déchets sera réalisée par des camions fonctionnant à l’électricité, qui viennent se recharger directement à l’usine. C’est dans les années 1930, sous l’influence du mouvement hygiéniste, que l’incinération connaît un véritable engouement : le feu, pense-t-on, peut tout purifier. L’Union des Services Publics, future filiale du groupe CGEA et de la Compagnie Générale des Eaux, développe ainsi des incinérateurs à Bordeaux (1932), Rouen (1933), Nancy (1933), Marseille (1935), Roubaix (1936), Monaco (1937), ou encore Bourges (1938).

En 1939, plus d’une vingtaine de villes françaises ont adopté l’incinération. À l’inverse, l’Angleterre tout comme les États-Unis délaissent peu à peu l’incinération au profit de la décharge sanitaire, car certains déchets brûlent mal, et les habitants commencent à se plaindre de la proximité des incinérateurs à cause des mauvaises odeurs. En France, l’incinération continue d’exister aux côtés des décharges après la Seconde Guerre mondiale : l’usine de Nanterre incinère les déchets de sept villes de la banlieue ouest, la ville de Lyon alimente ses fours grâce aux déchets des municipalités voisines.

L’incinération connaît un regain d’intérêt dans les années 1990. La loi de 1992 prévoit en effet la limitation de l’enfouissement comme procédé d’élimination des déchets. Et son intérêt s’accroît même en 1994 lorsque la loi interdit l’incinération si elle ne permet pas la valorisation. L’objectif ? Valoriser la matière, les résidus solides de la combustion, mais aussi l’énergie des déchets qui peuvent produire de la chaleur ou de l’électricité. C’est à la fois le déploiement systématique de procédés anciens – mais tombés en désuétude avec l’apparition d’autres sources d’énergie moins chères – et l’engagement d’une politique qui incitera les industriels aux meilleurs rendements sur leurs installations. Même si la loi de 1992 favorise l’incinération des déchets face à la mise en décharge, l’aspect valorisation progresse lentement.

Dans un rapport de 1999 sur les techniques de valorisation des déchets, le Sénat constate que, sur 139 incinérateurs, ​​ « près des trois quarts [...] ne disposent pas de récupération d’énergie ». De manière plus globale, si la France fait partie des pays les mieux équipés en incinérateurs à l’époque, avec 40 % des déchets ménagers incinérés, elle est toutefois derrière la Suède (45 %), le Danemark (56 %), la Suisse (60 %), et surtout le Japon, où l’incinération est le mode ultradominant du traitement des déchets (75 %). Il faut attendre les années 2000 pour que les usines d’incinération se transforment plus massivement en unités de valorisation énergétique, en même temps qu’elles doivent faire face – ironie de l’histoire – à un nouveau défi sanitaire : la pollution de l’air. Si la pollution engendrée par les fumées de l’incinération n’était pas toujours une question dans les années 1950, car on ne connaît pas bien ses effets ni sa composition, la donne change à partir des années 1970. Les écologistes commencent à s’intéresser de près à ces questions, à tel point qu’en 1975 les Amis de la Terre de Privas, en Ardèche, posent un recours devant le tribunal administratif pour lutter contre un projet d’incinérateur d’ordures ménagères.

« Les installations sont visées par des mesures de réduction des poussières » au cours de la décennie, indique la revue Pour Mémoire du ministère de l’Écologie. Le traitement des fumées se développe encore plus fortement dans les années 2000, aidé par l’initiative d’entreprises comme Veolia. Annaïg Pesret-Bougaran explique que c’est la partie installation des incinérateurs qui a le plus évolué. « À l’origine, nous avions un réacteur et de l’injection de lait de chaux avec des électrofiltres qui récupèrent les résidus de traitement et les poussières de combustion. Mais, en 2001, la réglementation a changé, et la liste des polluants à traiter augmente. C’est en 2007 que nous avons effectué sur notre site de grands travaux pour traiter les effluents gazeux et assurer le suivi des rejets », souligne-t-elle. À cela s’ajoutent des mesures de la qualité de l’air de la région de l’usine deux fois par an avec la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement). Aujourd’hui, Veolia veille à ces exigences sur 45 unités d’incinération soit 40 % du parc en activité en France.

Usine d’incinération d’ordures, 2015.
© Christophe Finot

Mieux, ces 45 usines sont toutes équipées pour valoriser l’énergie des déchets. Elles sont même souvent raccordées à des réseaux de chaleur. Désormais, les déchets ne sont plus seulement traités, encore moins simplement stockés, mais ils deviennent source de valeur. Un changement de paradigme résumé par Didier Courboillet : « Au XXe siècle, on a voulu dégager les déchets rapidement, en masse, sans rien en faire. Aujourd’hui, la masse est toujours importante, mais on travaille pour en refaire de la valeur, qui était déjà là au départ. On a milité pour la naissance de la loi sur la responsabilité élargie des producteurs (REP) en 1992, qui donne naissance aux éco-organismes. Avant ça, quand on collectait, il fallait remplir au maximum le camion et on mélangeait tout. On s’est aperçu que c’était plus intéressant de démassifier les flux par rapport à la mise en décharge et de chercher la valeur dans le déchet. » Un premier pas vers le recyclage, pierre angulaire de l’économie circulaire, sans laquelle la question écologique des déchets ne pourra être résolue.

Brésil : dans les sites de stockage, la pollution devient solution

Tous les déchets ne sont pas encore recyclables. Ils ne sont d’ailleurs pas tous triés et, depuis des décennies, des stocks se sont accumulés dans des centres d’enfouissement. Parmi eux, la matière organique est émettrice de méthane. Libéré dans l’atmosphère, c’est un gaz à effet de serre qui participe au réchauffement climatique. Captée et transformée en biogaz, cette pollution peut devenir une solution en servant d’énergie renouvelable, d’origine organique, en alternative aux énergies fossiles. Ce changement de perspective opère progressivement au Brésil, comme dans de nombreux autres pays.

Avec ses 214 millions d’habitants, la huitième économie du monde produit 80 millions de tonnes de déchets chaque année. Pour la moitié d’entre eux, la destination finale se trouve dans une des 3000 décharges aussi illégales qu’incontrôlées que compte le plus grand pays de l’hémisphère Sud...
Pour remédier à ces pollutions diffuses, d’autres scénarios peuvent désormais s’écrire.

En 2021, les équipes de Veolia ont inauguré trois nouvelles centrales électriques installées directement sur les centres d’enfouissement de São Paulo, d’Iperó et de Biguaçu. Grâce à une exploitation professionnelle et avec le souci de l’économie circulaire, « ces unités produiront 12 400 kilowatts d'électricité renouvelable à partir du biogaz issu de déchets organiques », souligne Gustavo Migues, directeur de la zone Amérique latine de Veolia. Surtout, le biogaz fourni par ces centrales permet d’éviter l’émission de 45 000 tonnes de méthane dans l’atmosphère.Ces solutions peuvent prendre une part significative dans l’évolution du mix énergétique brésilien, en se combinant à d’autres méthodes waste-to-energy. Plus au sud, Veolia s’est ainsi associée à l’entreprise agroalimentaire Camil Alimentos pour gérer, exploiter et maintenir une centrale de cogénération, où ce sont chaque année pas moins de 95 000 tonnes de balles de riz – la première couche du grain de riz écartée lors de son blanchiment – qui produisent l’électricité et la vapeur dont les sites ont besoin. Avec de nouveaux efforts de recherche & développement, la bagasse de canne à sucre pourrait également s’inscrire dans ce schéma d’économie circulaire.

En Turquie, une installation européenne exemplaire pour transformer les déchets en énergie

La gestion des déchets en Turquie est un véritable problème. Avec l’un des taux de recyclage les plus bas parmi les membres de l’OCDE, à peine 12 % en 2018, et une capacité insuffisante pour absorber ses propres déchets estimés à environ 5 millions de tonnes métriques par an, le pays est confronté à un défi environnemental majeur. 
C’est dans ce contexte qu’a été confiée en 2023 à Veolia l’exploitation de l’unité de valorisation énergétique des déchets d’Istanbul, en conformité avec les normes environnementales de l’Union européenne. Sa mission : porter à sa pleine puissance cette installation, la plus grande d’Europe.

D’une capacité de traitement d’environ 1,1 million de tonnes de déchets ménagers non recyclables par an, l’usine permettra d’économiser près de 1,5 million de tonnes d’émissions de carbone par an, notamment grâce à la production de 560 000 mégawatts-heure d’électricité, l’équivalent de la consommation du 1,4 million d’habitants de la métropole.
Il s’agit d’une première installation de ce type en Turquie, qui vise à décarboner le secteur des déchets à travers la généralisation de la valorisation énergétique et du recyclage pour éviter le recours à l’enfouissement, plus émetteur de carbone. Ce projet participe directement à l’objectif de neutralité carbone du pays à horizon 2053. Une nouvelle avancée dans le voyage vers la décarbonation.

  1. Revue Projet, 2018 ↩︎

RÉCIT 7

Le 21 sept. 2023

Inventer le déchet : d'une société sans déchet au tout jetable

L’essor d’un secteur privé de collecte et de retraitement des déchets s’inscrit dans une rupture anthropologique majeure qui touche tous les pays industrialisés à partir de la fin du 19e siècle. Alors que jusque-là les productions humaines étaient sans cesse réutilisées, elles deviennent massivement déchets, c’est-à-dire quantités perdues qu’il faut ramasser pour les faire disparaître de la vue des personnes qui les ont produites. La vision irénique d’un monde d’avant où l’on ne jetait rien doit être nuancée par un autre terme plus ancien, celui d’ ” ordure”, l’ensemble des humeurs et des excréments qui souillent et constituent la matrice de la propriété d’un territoire, selon le philosophe Michel Serres. Les déchets naissent au moment où les ordures cessent d'être vues comme des ressources inscrites dans le grand cycle du métabolisme urbain mais, de ce fait, encombrent les rues européennes d’une façon qui nous serait aujourd’hui insoutenable. A Rouen au XVIIIe siècle, le système d’adjudication ne permet de ramasser guère que 300g d’ordures par jour et par habitant, tandis que Paris, seconde ville d’Europe en 1780, est envahie par une boue noire et nauséabonde qui tache les habits, mélangeant la terre des chantiers de construction, les résidus ferreux de l’incinération dans les cheminées et les fuites d’excréments des fosses d’aisance. Collectées au pied de l’île de la Cité et de Notre Dame, déversées dans des voiries à boue incluses dans le tissu urbain, à côté des Invalides et de l’Ecole militaire, ces boues contribuaient à la pestilence de la ville, avec la fumée des cuiseurs de tripes, les exhalaisons des fondeurs de suif, la putridité des eaux croupies des blanchisseuses, les miasmes des tanneries et des abattoirs.

Grégory Quenet

Les déchets ont-ils été inventés ? C’est, décrite un peu grossièrement, la thèse défendue avec brio par la chercheuse et enseignante en urbanisme Sabine Barles dans son ouvrage L’Invention des déchets urbains, 1790-19701. L’autrice évoque des déchets “urbains”, et l’adjectif a son importance. Car tout dépend en réalité de ce que l’on entend derrière le terme “déchets”, tant il est vrai que ces définitions, ainsi que celles des autres mots utilisés à travers l’histoire pour décrire les sous-produits de l’activité humaine (boues, ordures, immondices, résidus, vidanges…), ont pu traduire des visions, des époques, des modes de vie différents. Pour Christian Duquennoi, ingénieur de l’école des Ponts et chercheur à l'Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture), la notion de déchet s’entend comme de la matière qui n’a plus d’utilité ou de fonction, mais ce n’est pas quelque chose qui existe dans l’absolu.

Dans son livre Les déchets, du big bang à nos jours2, il fait remonter bien plus loin l’origine de ce concept. Il le situe en effet quelques centaines de millions d’années après le big bang et la création de l’univers, lorsque des systèmes de planètes se sont formés et ont expulsé des “déchets”, soit de la matière et de l’énergie qui n'étaient pas utiles au fonctionnement de ces étoiles. Sur notre bonne vieille Terre, à l’intérieur des écosystèmes, les rejets de produits indésirables par les organismes vivants ne sont pas perdus pour tout le monde. Les déchets des uns deviennent un aliment pour les autres, à l’image du gaz carbonique que nous expulsons en respirant, et qui va faire pousser les plantes (photosynthèse).

C’est le début de l'économie circulaire ! , note malicieusement Christian Duquennoi. Plus prosaïquement, le mot “déchet” en français vient de “déchoir”, il décrit ce qui va chuter sur le sol au cours de l’activité humaine : les copeaux de bois issus de la taille d’un arbre, le morceau de tissu qui tombe après usage, l’excrément qui retourne à la terre… Le déchet est la matière première des archéologues, qui travaillent à partir de ce qui a été considéré comme inutile par les sociétés sans écriture. Toutefois, durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la plupart des sous-produits sont réutilisés. Il faut attendre le XXe siècle pour constater ce qu’Antoine Compagnon, membre de l’Académie française et auteur de l’ouvrage Les Chiffonniers de Paris, considère comme une “parenthèse” dans l’histoire : celle que constitue un monde du tout jetable et du gaspillage généralisé. Un monde dans lequel il a bien fallu trouver des solutions pour transporter et gérer la quantité innombrable de déchets désormais produits. 

Le XIXe siècle, la valorisation des déchets comme nécessité

Un chiffonnier (gravure)

Au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, la gestion des déchets est relativement bien renseignée par les historiens et archéologues. Dès la sédentarisation, l’agriculture et l’élevage, on constate que les déchets commencent à être expulsés des maisons - Yuval Noah Harari nous apprend ainsi dans Sapiens que le chien, meilleur ami de l’homme, n’est en réalité rien d’autre qu’un loup venu à la lisière des villages se nourrir des tas d’ordures avant d’être domestiqué par l’homme. Mais ils poursuivent malgré tout une autre carrière3, notent Marc Conesa et Nicolas Poirier, enseignants-chercheurs en sciences humaines.

A l’époque, rien ou presque ne se perd, tout se transforme : Les excréments des animaux donnent de la fumure pour les maraîchers, toute la viande est mangée, leur peau sert à fabriquer des cuirs, la graisse est reprise pour le suif nécessaire au savon et à l’éclairage, les os broyés en poudre vont être réutilisés comme colle dans des usages proto-industriels…D’après Marc Conesa, la gestion des ordures et de leurs nuisances est une préoccupation pour certaines communautés, mais la croissance démographique et le besoin d’engrais va leur trouver un exutoire fertile dans les champs, à tel point que “la gestion des déchets forme les structures agraires et les terroirs. Le XIXe siècle ne va finalement donner qu’une dimension quasi-industrielle à des activités anciennes de récupération des déchets en raison de la croissance de la demande et grâce aux progrès techniques. Les sociétés modernes vont ainsi trouver des vertus dans l’ordure, tout en la trouvant répugnante pour des raisons d’hygiène. Selon Sabine Barles, qui utilise dans son livre le concept de “métabolisme urbain”, la ville, l’industrie et l’agriculture sont parvenues au XIXe siècle à fluidifier des échanges de matières entre elles afin de les valoriser. En résumé, “leurs circulations de la maison à la rue, de la rue et de la fosse d’aisance à l’usine ou au champ contribua au premier essor de la consommation urbaine. Scientifiques, industriels, agriculteurs regardèrent la ville comme une mine de matières premières et participèrent, aux côtés des administrations municipales, des services techniques et des chiffonniers, à la réalisation d’un projet urbain visant à ne rien laisser perdre”.

L’incarnation symbolique de cette vision, c’est le chiffonnier - et la chiffonnière qui, citons-la pour lui rendre justice, représente “un tiers” des effectifs de la chiffonnerie parisienne4. Figure bien connue du XIXe siècle, héros de gravures de Daumier, Gavarni ou Traviès, allégorie du poète pour Baudelaire, clamant “On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête / Butant, et se cognant aux murs comme un poète”, le chiffonnier, objet de légendes associées aux enfants trouvés et aux trésors cachés dans les ordures, fait aussi plus sérieusement l’objet d’un chapitre très détaillé dans l’enquête sociologique de Frédéric Le Play sur les ouvriers5, où est décrit le budget d’un chiffonnier “modèle”. Antoine Compagnon nous rappelle dans un entretien exclusif qu’“eux-mêmes s’appellent des “petits industriels”, ce sont des travailleurs indépendants comme les auto-entrepreneurs d’aujourd'hui. Ils disent qu’ils ne veulent pas de patrons, mais cette indépendance est en fait souvent liée à l’alcoolisme, qui les empêche d’avoir un travail normal. Il y a cependant des cas de chiffonniers devenus papetiers, qui ont fait fortune.”

Si les chiffonniers ont pu vivre plus ou moins bien de leur labeur, c’est que la demande de chiffons a explosé dans toute l’Europe, à tel point qu’il est interdit de les exporter depuis 1771 en France. En effet, le chiffon sert à fabriquer le papier, qui est de plus en plus utilisé au cours du siècle : l’essor de la presse, le boom de l’imprimerie, puis la démocratisation de l’école ont fait passer la production papetière de 18 000 tonnes en 1812 à 350 000 en 1900. Or, il faut 1,5 kilogramme de chiffons pour fabriquer 1 kilogramme de papier, ce qui représente la moitié du coût de fabrication. Il existe également une bourse du chiffon, avec ses prix qui varient en fonction de la qualité et qui n’ont pas forcément de rapport avec le prix de la matière d’origine, coton, chanvre ou lin, le chiffon de laine n’étant pas utilisé pour la papeterie mais pour fabriquer de nouveaux vêtements. Les chiffonniers trient tout ce qu’ils ramassent, même les os (on les appelle “rag and bone men” en Angleterre), qui deviendront des boutons de chemise ou du phosphore pour les allumettes, puis vendent leur cargaison aux grossistes, les “maîtres chiffonniers”, situés pour la plupart rue Mouffetard à Paris. À la fois agents de l’ordre, capables de connaître la vie d’un quartier grâce à leur travail et de renseigner la police, et silhouettes inquiétantes, rôdant la nuit avec un crochet et une hotte pleine de chiffons, parfois avinés, toujours sales, les chiffonniers étaient répertoriés à la préfecture de police et “médaillés de la chiffonnerie”, bien qu’il existât un grand nombre de clandestins non listés. Au total, leur nombre a beaucoup augmenté au cours du XIXe siècle, pour atteindre 200 000 dans le département de la Seine en 1884 d’après la chambre syndicale des chiffonniers !

Le vidangeur est l’alter-ego du chiffonnier pour assurer une autre grande activité de récupération de l’époque, la collecte des “vidanges”, c’est-à-dire les excréments jetés dans les fosses d’aisance puis déplacés dans des décharges à ciel ouvert. Avec une croissance démographique de 40% tout au long du XVIIIe siècle, la France devient un géant démographique : les surfaces agricoles s’étendent de plus en plus, provoquant une véritable “chasse aux engrais”, comme le note Sabine Barles. La demande est si forte que des agriculteurs ou des entrepreneurs paient même pour avoir le droit d’emporter les excréments urbains vers les campagnes, à l’image de Bridet, un cultivateur normand qui achète en 1787 le droit d’exploiter la fameuse voirie de Montfaucon à Paris6, sur l’emplacement actuel du parc des Buttes-Chaumont. Il fait alors breveter son procédé consistant à transformer ces matières fécales en “poudrette” desséchée qui sert d'intrant naturel aux agriculteurs. De nouveaux brevets verront le jour ici ou là tout au long du XIXe siècle, et avec eux une multitude de nouvelles usines de poudrette qui fourniront villes de banlieue et villages de campagne jusqu’au XXe siècle, même si les critiques se font alors de plus en plus vives autour de la qualité de cet engrais d’origine humaine.

À cela, il faut ajouter les “boues urbaines”, produit des ordures ménagères jetées dans la rue, mélangées au sable, à la terre et à toutes sortes d’autres matières, telles que les déjections des chevaux (à Paris, on compte 80 000 chevaux en 1900). Ces boues, qui servent aussi de fumier, sont à une époque directement collectées par des domestiques envoyés par les agriculteurs, qui leur fournissent cheval, tombereau et outils, avant d’être l’objet d’une concurrence entre revendeurs. Pour les grandes villes comme Paris, l’intérêt de la valorisation des boues tient aussi à des enjeux d’hygiène, car celui qui veut en vendre vient nettoyer la rue.

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La fin d’un monde circulaire : le développement de la chimie et de l’hygiène

Ce processus circulaire, à l’intérieur duquel les campagnes nourrissent les citadins, qui en retour produisent des engrais utiles aux champs et des matières premières pour l’industrie, atteint son apogée autour de 1870. Plusieurs faits marquants vont y mettre une fin progressive jusqu’aux années 1930. “A la fin du XIXe siècle, analyse Christian Duquennoi, le coût des matières premières et secondaires devient tellement prohibitif qu’une course à l’innovation est lancée pour les remplacer par de la matière première neuve. D’une certaine manière, l’invention de la pâte à papier, qui va utiliser de la fibre de bois à la place du chiffon, est le premier domino qui va entraîner tous les autres.” Ce qui fait dire à Antoine Compagnon que “le moment du chiffonnier coïncide avec le retard de la chimie sur la première révolution industrielle”7. Suivent en effet des matières issues de la pétrochimie, comme le celluloïd et le plastique, qui remplacent les os et les cornes pour produire des bijoux, des boîtes, des jeux… Découverte en 1909 par Leo Baekeland, la bakélite est la première résine plastique à être utilisée à la place de l’ivoire, pour faire des boules de billard, mais aussi pour fabriquer des jouets, des postes de radio, des pièces d’automobile, des stylos, des lampes, des cendriers, des moulins à café… Enfin, à partir de 1913, le procédé Haber-Bosch va rendre possible l’invention d’engrais industriels chimiques formés d’après la fixation de l’azote présent dans l’air. Pour des raisons économiques, mais aussi d’hygiène, ces engrais chimiques seront bientôt considérés comme préférables aux boues et aux vidanges, car de meilleure qualité et moins toxiques. « Le guano du Pérou, les nitrates du Chili et plus encore les engrais chimiques jouent contre l’utilisation de l’engrais humain », confirme Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille. 

Le développement de la chimie accompagne une sensibilité aux odeurs toujours plus forte, à laquelle les chiffonniers à leurs débuts avaient constitué une première réponse. L’émergence de la bourgeoisie, qui préfère la pudeur à l’exubérance de l’aristocratie, plaide pour des odeurs plus douces. L’avènement de l’individualisme et d’un État fort concourt à la privatisation des immondices. L’ensemble de ces phénomènes conduit à une accentuation des aspirations hygiénistes, qui prennent l’ascendant sur les considérations utilitaristes, pourtant puissantes. Plus que jamais, « désinfecter – et donc désodoriser – participe d’un projet utopique : celui qui vise à sceller les témoignages du temps organique, à refouler tous les marqueurs irréfutables de la durée, ces prophéties de mort que sont l’excrément, le produit des menstrues, la pourriture de la charogne et la puanteur du cadavre. Le silence olfactif ne fait pas que désarmer le miasme, il nie l’écoulement de la vie et la succession des êtres ; il aide à supporter l’angoisse de la mort » 8.

Plus tard, l’hygiénisme servira d’ailleurs souvent de prétexte ou de justification au développement de produits jetables rendus possibles par l’industrie, comme le raconte très bien la philosophe Jeanne Guien dans son livre Le Consumérisme à travers ses objets. Vitrines, gobelets, déodorants, smartphones….9 La chercheuse cite ainsi l’interdiction au début du XXe siècle des tasses en étain mises à disposition dans les fontaines publiques aux États-Unis pour permettre aux gens de se désaltérer. Par souci de ne pas transmettre de germes, les politiques publiques ont lancé des campagnes de prévention et les ont remplacées par des gobelets uniques en papier doublé de paraffine, puis en carton et en plastique, avec le succès planétaire que l’on connaît. Autre exemple fameux, la création en 1924 des mouchoirs jetables, les fameux Kleenex©, par l’entreprise Kimberly-Clark. Inventés afin d’écouler les stocks de fibres de cellulose qui servaient à fabriquer des bandages durant la Première Guerre mondiale, ils étaient destinés dans un premier temps à retirer le surplus de crème maquillante avant d’être transformés en mouchoir au fil des usages. Alors que des médecins avaient déjà préconisé ce type de tissus jetables au XIXe siècle pour des raisons d’hygiène, c’est seulement a posteriori que l’entreprise s’est servie de cet argumentaire pour vendre son produit. Avec la démocratisation massive de la consommation, “le déchet commence à être assimilé au produit d’un abandon”, décrypte alors le sociologue Baptiste Monsaingeon dans un entretien pour le podcast Metabolism of cities.

© Markus Spiske

Mais pour accompagner cette évolution, il aura fallu également la mise en place de politiques publiques hygiénistes, dont le symbole le plus fort est la généralisation de la poubelle, rendue obligatoire à Paris suite à l’arrêté du 24 novembre 1883. Bien entendu, à l’époque, on n’utilise pas encore le patronyme du préfet à l’origine de la loi, mais on parle d’ ” un récipient de bois garni à l'intérieur de fer blanc” que les propriétaires doivent mettre à disposition des locataires. Symboliquement, il est important de remarquer que le préfet Eugène Poubelle avait souhaité dès l’origine qu’un tri soit opéré par les habitants, incités à jeter leurs déchets coupants (verre, coquilles d’huîtres) dans une première boîte, et les ordures ménagères dans une autre. Ces boîtes à ordures sont d’ailleurs calibrées et conçues pour être aisément déversées dans le tombereau chargé de les enlever à des horaires réguliers, tandis que les concierges ont la lourde responsabilité de les sortir et de les garder propres.


On pourrait s’imaginer aujourd’hui que la population d’alors, lasse de vivre au milieu des ordures, allait être soulagée voire, mieux, allait unanimement plébisciter cette réforme. Il n’en fut rien. A l'époque, cette décision fait au contraire l’objet de critiques virulentes de la part de ses opposants et de moqueries incessantes dans la presse satirique. Dans un passionnant article intitulé “Eugène Poubelle mis en boîte ! ”, l’historienne et conservatrice Agnès Sandras révèle le contenu étonnant de ces polémiques. Tout d’abord, on reproche au préfet de la Seine d’avoir négocié avec des fabricants de bacs à ordures en sous-main, par conséquent de s’approprier les ordures des citoyens sans les avoir rémunérés. Autre critique qui pourra surprendre, le caractère égalitaire de la mesure : à cause de la poubelle, le bourgeois fortuné comme le domestique se retrouveront avec leurs épluchures dans la cour de l’immeuble !

Eugène Poubelle, le préfet qui voulait assainir Paris

Inventeur de la poubelle et précurseur du tri sélectif, le préfet de la Seine révolutionne l’hygiène à Paris et en France. Mais comment le patronyme Poubelle s’est-il retrouvé associé à nos bacs à ordures ?

Eugène Poubelle est né en 1831 à Caen dans une famille bourgeoise. Après des études de droit qui le mènent jusqu’au doctorat, le jeune homme commence une carrière en tant qu’universitaire. Ce n’est qu’à 40 ans, que ce professeur émérite inaugure ses fonctions administratives puisque c’est Adolphe Thiers, président de la IIIe République, qui le nomme préfet de Charente en 1871. Jusqu’en 1883, Eugène Poubelle sillonne les préfectures de France et passe par l’Isère, la Corse et même les Bouches-du-Rhône.

En 1883, donc, Eugène Poubelle pose ses valises à Paris et devient préfet de la Seine, une charge qui correspond peu ou prou à celle de maire de la capitale — occupée une trentaine d’années plus tôt par le baron Haussmann.

Convaincu par les idées hygiénistes, Poubelle, qui prend ses fonctions en octobre, publie dès le mois de novembre, le 24 très exactement, un arrêté qui organise le ramassage des déchets à Paris. Une mesure qui va révolutionner le quotidien des Parisiennes et des Parisiens.

Cet arrêté va obliger les propriétaires à fournir à leurs locataires des « récipients de bois garnis de fer-blanc » munis d’un couvercle afin de recueillir les déchets. Ces récipients sont ensuite déposés dans la rue par les concierges des immeubles pour qu’ils soient ramassés. Mais ce n’est pas tout, le préfet Poubelle imagine également les prémices du tri sélectif : une boîte supplémentaire va accueillir les papiers et chiffons tandis qu’une troisième reçoit les débris de vaisselle, le verre et les coquilles d’huîtres.

Les Parisiens tout comme les médias s’insurgent contre ces changements. Le Petit Parisien de Paris titre le 10 janvier 1884 : « Vous verrez qu’un de ces jours, le préfet de la Seine nous forcera d’aller porter nos ordures dans son cabinet. »

Le 15 janvier 1884, la mesure est appliquée, et l’on accuse alors le préfet Poubelle de vouloir faire disparaître les chiffonniers, condamnés à diminuer leur activité. Le 16 janvier, un article du Figaro évoque pour la toute première fois les « boîtes Poubelle », qui deviendront dans le langage courant les « poubelles ». C’est d’ailleurs dès 1890 que le mot « poubelle » fait son apparition dans le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle. Il figurera quelques pages plus loin que l’adjectif « haussmannien », et prendra — injustement ! — une connotation bien moins laudative.
Dans sa lancée hygiéniste, Eugène Poubelle ne s’est pas cantonné au ramassage des ordures — il est aussi à l’origine des premiers arrêtés imposant le tout-à-l’égout.

Le préfet finit par quitter Paris en 1896 pour le Vatican, où il est nommé ambassadeur de France, mais c’est dans l’Aude qu’il termine sa carrière, en tant que conseiller général du département jusqu’en 1904. Eugène Poubelle meurt le 15 juillet 1907 à son domicile parisien. Aujourd’hui, une rue porte son nom à Paris dans le XVIe arrondissement. Il s’agit de la plus petite rue de la capitale puisqu’elle a la particularité de n’avoir qu’un seul numéro. Pratique pour ramasser les poubelles.

Dans Le Journal amusant, une histoire met ainsi en scène un couple bourgeois et sa bonne en train de faire le tri des déchets :

« La Bonne. - L’os du gigot doit-il aller avec les coquilles d’huîtres ?

M. Bellavoine. - Évidemment : il est impropre à l’agriculture.

Madame Bellavoine. - Moi, je le mettrais du côté des ordures ménagères ; on en fait du noir animal.

M. Bellavoine. - Pour raffiner le sucre. Ça ne fait rien pousser dans les champs.

La bonne. - Zut ! je le fourre au milieu... et le vieux pouf de madame ?

Madame Bellavoine. - Sur les chiffons... Ils sont stupides avec leur classement de détritus : il faudrait autant de récipients que de catégories d’objets. »

Enfin, la presse est chiffonnée par le destin des chiffonniers : que vont-ils devenir puisqu’ils ne peuvent plus fouiller les ordures, toutes entassées et enfermées dans cette boîte ? Dans la poubelle, tous les détritus s’emmêlent, et leur qualité s’altère. Face à la protestation des chiffonniers et de leurs alliés, Eugène Poubelle assouplit la réglementation et les autorise à trier les déchets sur un drap blanc avant le passage du tombereau. Malgré tout, la naissance de la poubelle signe la fin du règne des chiffonniers : Ils sont peu à peu chassés hors des fortifications de Paris, vers la zone, raconte l’académicien Antoine Compagnon, car on a moins besoin d’eux. ls utilisent alors non pas une hotte mais une charrette et récupèrent un peu tout. Les ferrailleurs ont pris la suite, car la ferraille est recyclable de manière rentable, encore aujourd’hui.” Pour Sabine Barles, c’est dans les années 1930 que la société va renoncer définitivement à cette valorisation des déchets : l’incinération est trop coûteuse, les champs d’épandage nécessitent trop d’espace et trop d’eau, le chiffonnage pose trop de questions d’hygiène… Le développement des petites entreprises de collecte, le passage à l’automobile et aux bennes tasseuses qui compressent les déchets finissent par rendre quasiment impossible toute activité de chiffonnier, laissant la place à des métiers de plus en plus professionnels, même si socialement encore déconsidérés. 

Les premières entreprises de collecte et de nettoyage : le transport au service de la propreté

Dans un premier temps, le nettoyage des rues et le ramassage des boues sont confiés à de multiples petites sociétés familiales. Contrairement au service de l’eau, le service des déchets ne nécessite dans un premier temps ni les importants capitaux, ni les importantes compétences techniques, commerciales ou contractuelles ayant conduit à l’émergence d’une Compagnie générale des Eaux (CGE). Ces sociétés se rémunèrent alors en partie en revendant les déchets valorisés. Mais au fur et à mesure que le coût du nettoyage augmente à cause de la croissance urbaine, et que la valorisation des boues et des chiffons diminuent, elles vont devoir renégocier régulièrement leurs contrats avec les villes. Certaines obtiennent de durables concessions renouvelées sans cesse et grandissent en conséquence, comme l’entreprise Grandjouan à Nantes, qui va nettoyer les rues de la ville et transporter les déchets de 1867 à 1947 ! Fondée par François Grandjouan et sa famille, la société dispose de 50 tombereaux, 80 chevaux, 60 conducteurs et 100 balayeuses pour effectuer ses missions.

À Nantes comme à Paris et Lyon, les autorités veulent inciter les habitants à participer à la propreté de la ville en instituant un “seau de nettoiement” destiné à recueillir les ordures, qui prendra le nom de “sarradine”, du nom d'Émile Sarradin, un industriel parfumeur qui avait proposé de créer une taxe municipale de balayage. Nous sommes alors en 1878 et l’entreprise Grandjouan doit faire face à une montagne de travail : enlever de la chaussée les boues, les ordures, les excréments, les poussières, les cendres, les verres cassés, les herbes, les feuilles d’arbres, les pierres éparses, mais aussi balayer les places, les quais, les escaliers, les promenades, nettoyer chaque jour les halles des marchés. Et même capturer les chiens errants… Tombeliers, chiffonniers et balayeuses travaillent dans des conditions d’hygiène terribles, utilisant des pelles, des râteaux, des pics, pour aller chercher l’ordure et la déposer dans le tombereau. Les seaux doivent obligatoirement être portés sur l’échelle puis déversés, un travail particulièrement usant.

La nécessité d’améliorer ces conditions va pousser ces PME locales de collecte et de stockage à se tourner vers la mécanisation des transports et l’amélioration des bennes et des tombereaux. Pour ce faire, elles s’associent parfois à d’autres entreprises qui se lancent dans la construction d’automobiles. Le passage des tombereaux hippomobiles aux tombereaux automobiles sera toutefois très lent. Alors que les premiers avant-train à roues motrices et directrices sont mises au point par un brillant inventeur, Georges Latil, dès 1897, il faudra attendre les années 1920 pour voir les chevaux véritablement remplacés par l’automobile, notamment pour des raisons d’hygiène, puisque les déjections animales sont désormais considérées comme sources de nuisances. En s’associant avec un jeune polytechnicien, Charles Blum, Georges Latil trouve enfin un repreneur inspiré pour son avant-train innovant. Blum voit en l’automobile l’industrie de l’avenir, et il investit dans l’entreprise la somme importante de 1 200 000 francs. 

16 octobre 1961 : ramassage des ordures à Maribor
© Dragiša Modrinjak

Les deux hommes fondent la Compagnie Générale d’Entreprises Automobiles (CGEA) en 1912. La Première Guerre mondiale vient rapidement confirmer les performances des tracteurs Latil, qui participent à la mobilisation nationale en fonctionnant sur des terrains accidentés, avec quatre roues directrices et motrices. Après guerre, celle-ci va fournir en tractions automobiles de nombreuses municipalités souhaitant les utiliser pour la voirie, notamment dans certains quartiers de Paris. Pour grandir, Charles Blum choisit de racheter des petites entreprises de transport en province, telles que la maison Robert Vallée à Caen, ou la maison Jean et Beuchère à Rennes, qui permettent à la CGEA d’obtenir le marché de la collecte des ordures ménagères dans ces villes en 1930 et 1934. Si les Grandjouan de Nantes rechignent pendant longtemps à abandonner leurs chevaux, ils finissent par céder devant l’éloignement progressif des décharges et des lieux de livraison des engrais, l’hippomobile ne pouvant pas dépasser les 8 kilomètres de distance. Le tracteur, lui, peut s’aventurer jusqu’à 25 kilomètres. Convaincus, les Grandjouan ajoutent à leur activité de propreté un service de transport. 

La figure du chiffonnier, souvent locale, est peu à peu remplacée par celle du cantonnier ou de l’éboueur, accroché derrière son camion poubelle. Celui-ci passe à des horaires très matinaux et emporte les déchets de plus en plus loin, car les populations ne veulent plus habiter à proximité des dépotoirs. La problématique des déchets n’est plus tant de leur trouver une nouvelle utilité, que de les enterrer ou de les jeter à la rivière via le tout-à-l’égout. Ceux qui gèrent les déchets occupent des métiers pénibles, souvent déconsidérés, mais qui permettent aux citadins de vivre dans des villes propres. Aujourd’hui, les deux entreprises, Grandjouan et la CGEA, font partie de l’histoire de Veolia. “Pendant des décennies, les collectivités locales ont “bricolé” des solutions pour la collecte et la mise en décharge des ordures, nous explique Franck Pilard, directeur commercial “collectivités locales” de l’activité recyclage et valorisation des déchets chez Veolia. Certaines communes faisaient évacuer les déchets via un petit acteur local, le frère du maire, l’agriculteur de la famille, parfois jusqu’aux années 1960. Il s’agissait de sociétés familiales dont l’histoire était longue et qui ont été rachetées par la CGEA, quand il a fallu changer d’échelle sous la pression de la démographie, de l’urbanisation et de la consommation des ménages.”

En 1980, la CGEA est intégrée à la Compagnie Générale des Eaux, qui était déjà actionnaire de la société, dans la logique de consolider une offre de service cohérente aux collectivités : eau, assainissement, ordures, propreté. De sorte que l’activité dans la collecte et la valorisation des déchets de Veolia a deux origines. L’une par développement organique, biologique, «qui se fait de proche en proche» depuis la Compagnie, pour reprendre les mots de Paul-Louis Girardot, ancien directeur général et administrateur du groupe. La CGE avait ainsi développé, dès les années 1960, des activités dans la collecte des déchets, comme à Saint-Omer, où la municipalité constatait que « ça marchait mal », que ceux qui faisaient cela n’étaient « pas très sérieux », et avait besoin qu’on lui « tire une épine du pied ». Et l’autre par acquisition : en 1980, la CGEA est complètement intégrée à la Compagnie Générale des Eaux, qui était déjà actionnaire de la société. Il s’agit alors de consolider une offre de service cohérente – eau, assainissement, ordures, propreté – et, pour ce qui concerne les déchets, de massifier les volumes traités. En s’adressant aux collectivités mais aussi aux industriels, avec le rachat d’Ipodec, « dont le premier nom, “Ordures usines”, ne laissait pas de doute sur son cœur de métier ! », se rappelle Didier Courboillet, directeur général adjoint de l’activité Recyclage et Valorisation des déchets de Veolia. Une activité qui, un temps, se retrouvera sous la dénomination commune Onyx, jusqu’à la création de la marque Veolia.

DU CHIFFONNIER SALE À LA VIGIE SOCIALE : LA FIGURE DE L’ÉBOUEUR DANS L’HISTOIRE

« Éboueur, c’est les années 1970, c’est fini, ça. Là, on est en 2021, c’est ripeur, quoi ! » Dans la bouche de Jimmy, ce jeune tiktokeur qui travaille dans la propreté de sa ville et s’est bâti une notoriété sur les réseaux sociaux pendant le Covid, le glissement sémantique traduit bien le besoin de reconnaissance d’une profession qui n’a pas tant changé que ça en soixante-dix ans. Certes, il est loin, le temps où les cantonniers, les chiffonniers et les tombeliers travaillaient dans des conditions épouvantables, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. Du matin au soir, ils s’échinaient avec toutes les peines du monde à nettoyer des rues impraticables et difficiles d’accès, à porter de lourdes poubelles en métal en haut d’échelles de fortune pour les déverser dans la benne et à fouiller parfois à l’intérieur pour y faire un premier tri. Mais la pénibilité du travail reste une constante historique d’un métier aux prises avec les risques liés à la proximité des déchets et à la circulation routière. Le mot « éboueur » provient du mot « boues », qui désignait dès le Moyen Âge le mélange d’ordures ménagères, de terre, de sable, de déjections animales et autres résidus qui s’accumulaient sur la chaussée des grandes villes, notamment dans le caniveau central conçu pour les évacuer grâce à la pluie.

À cette époque, les « boueux », les « boueurs » – dont « éboueur » est un euphémisme – ou les « gadouilleurs » représentaient le dernier maillon de la chaîne de récupération des ordures. Même si la transformation en fumier de cette boue lui donnera de plus en plus de valeur, ce travail reste déconsidéré durant tout le XIXe siècle, et ce sont les chiffonniers les moins lotis ou les domestiques des agriculteurs qui s’en occupent. Avec l’invention de la poubelle et la prolifération des déchets au XXe siècle, le métier évolue : dans les grandes villes, des entreprises privées, comme la CGEA et la SITA à Paris ou Grandjouan à Nantes, s’associent parfois à des régies municipales pour effectuer le ramassage systématique des ordures. La figure des agents de propreté commence à ressembler à celle qu’on connaît : un conducteur de camion, deux chargeurs à l’arrière, qu’on appellera « éboueur » ou « ripeur », et une ou deux balayeuses, souvent des femmes à cette époque. Dans les années 1920-1930, le chiffonnier du tombereau, qui participait aux tournées pour faire du tri, est remplacé par un cantonnier municipal. En 1936, sous le Front populaire, les éboueurs se mettent massivement en grève et obtiennent leurs premiers avantages sociaux. Les employés qui travaillent pour les entreprises privées finissent au bout d’un long bras de fer par obtenir un statut avec les mêmes droits que les employés municipaux.

La mécanisation améliore également leurs conditions de travail, et les bennes compacteuses leur font gagner du temps, mais le métier en ville n’évoluera plus beaucoup pendant des décennies. Dans les campagnes, la collecte est plus artisanale et rustique, que ce soit en matière de matériel ou d’organisation. Le ramassage se fait avec une charrette et des chevaux, éventuellement un tracteur, par les chiffonniers, les ferrailleurs, les récupérateurs en tout genre et les agriculteurs locaux. Il faudra attendre au moins les années 1970 pour voir le système moderne se mettre en place un peu partout, sur le modèle de grandes villes comme Paris, Lyon ou Nantes.

Durant les Trente Glorieuses, le métier commence à connaître une meilleure reconnaissance, même si celle-ci reste très ambivalente. D’un côté, on sait gré aux éboueurs de nettoyer des villes où les déchets prolifèrent, d’un autre côté, rares sont ceux qui aimeraient voir leurs enfants embrasser la carrière. « Si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras chez Grandjouan ! », menace-t-on à Nantes et dans sa région, se souvient Franck Pilard, directeur commercial RVD chez Veolia. Malgré tout, l’éboueur fait partie de la vie d’un quartier, d’un village, il convoque même des souvenirs d’enfance empreints de nostalgie pour certains. En 1969, le fameux dessinateur Marcel Gotlib met en scène « le boueux de [son] enfance » dans une bande dessinée de la série Rubrique-à-brac, avec des termes laudateurs sans une once de dérision : « Oui, c’était lui, accroché au flanc de sa machine, tel Apollon sur son char, rayonnant dans le soleil levant. » L’enfant Gotlib regarde le boueux faire sa tournée et repartir, « emportant avec lui un parfum de mystère et d’aventure », avant qu’un jour il réussisse à faire sa rencontre et à être initié aux joies du ramassage. L’écrivain Antoine Compagnon, auteur du livre Les Chiffonniers de Paris, regrette qu’on les aperçoive moins :

« Quand j’étais enfant à Paris, on les voyait dans la journée, ils ramassaient les ordures entre 7 heures et 8 heures du matin. Leur discrétion actuelle est aussi liée à la transformation des grandes villes, car les quartiers avaient conservé un sens du village qui s’est un peu perdu en même temps que les petits commerces. » Dans les campagnes et les petites villes, cette proximité ne s’est pas perdue. Le chercheur enseignant Marc Conesa habite un village des Pyrénées-Orientales dans lequel les éboueurs jouent encore un rôle de « vigie sociale » : « Ils créent une présence à des heures spéciales. Le matin, on les voit à la boulangerie avant ou après la collecte, ils vérifient que tout va bien, que la grand-mère a sorti sa poubelle, que le chien n’est pas sur la route, etc. Ce sont des acteurs qui ont une bonne connaissance des territoires, ils connaissent les horaires des habitants et des commerçants, ce sont eux qui retrouvent des gens perdus, malades ou ivres dans la rue. » Notre nouveau rapport aux déchets, à travers le tri, le recyclage, la valorisation, mais aussi les périodes de crise révèlent leur importance aux yeux de la population. Pendant le Covid, par exemple, les éboueurs étaient applaudis et recevaient des courriers de félicitations, mais les grèves de 2023 ont été diversement soutenues par les Français, 57 % d’entre eux souhaitant la réquisition des salariés.

Aujourd’hui indispensable pour conserver les villes propres, l’éboueur-ripeur est appelé à évoluer demain si la société veut répondre au défi de la réduction des déchets. Pour Franck Pilard, de Veolia, « il faut réduire la fréquence de collecte sur les ordures ménagères et diminuer le volume du bac pour accompagner les citoyens vers une consommation plus responsable. Ça implique de plus en plus de gens sur le sujet du réemploi, de la réparation, et l’accompagnement de nos agents pour qu’ils deviennent toujours plus ambassadeurs du tri. »

“Nous sommes à l’origine des récupérateurs, des ferrailleurs, des cartonniers”, confirme Martial Gabillard, directeur de la Valorisation des flux chez Veolia, fier de cet héritage et de cet état d’esprit concret et méticuleux qui a perduré à travers le temps. Aujourd’hui, comme en écho aux chiffonniers d’antan, cet ancien directeur régional à Rennes évoque les papetiers : “On fait tout pour eux, on gère leurs boues et on leur amène du papier à recycler. On s’occupe de leur approvisionnement, de leur apport en énergie via les boues et de leur traitement de l’eau, bref, on les accompagne sur les grands enjeux de leur métier.” Entre passé et présent, les métiers de la propreté retrouvent aujourd’hui au sein du déchet cette notion de flux, de valeur, de circularité, à la différence qu’il faut gérer des quantités et des types de déchets inédits.

“La collecte, ce n’était pas si compliqué, estime de son côté Franck Pilard, c’était surtout une évacuation à des fins hygiénistes, donc les municipalités pouvaient s’en charger. En revanche, le traitement des déchets a toujours nécessité des compétences et des investissements plus approfondis, c’est pour ça qu’aujourd’hui encore les municipalités délèguent davantage aux entreprises privées. Notre force, c’est ce modèle de la délégation de service public, qui permet à Veolia de laisser une trace à travers cette approche qui s’est diffusée dans le monde.” Au XXe siècle, l’âge de la récupération laisse ainsi progressivement place à l’ère du traitement des déchets. Désormais, il sera question de les transporter loin pour les incinérer, les enfouir mais de façon industrielle. “Couvrez ce déchet que je ne saurais voir”, tel pourrait être l’adage de l’époque. Le souci d’hygiénisme des villes prime sur tout le reste, bien avant que des considérations écologiques viennent questionner ce modèle.

À Londres, priorité propreté pour le quartier iconique de Westminster

Big Ben, le palais de Westminster – siège du gouvernement britannique –, le palais de Buckingham – siège de la monarchie britannique –, la Tate Britain, le parc de Saint-James, la gare de Victoria…, tous ces lieux emblématiques sont situés dans un seul et même prestigieux quartier en plein cœur de Londres : celui de Westminster. Et ce centre politique et touristique du Royaume-Uni fait l’objet de toutes les attentions.

Pour que ce quartier iconique soit à la hauteur des attentes des millions de personnes qui le traversent chaque jour, Veolia assure, depuis 1995, sa propreté 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Chaque semaine, 200 000 tonnes de déchets sont traitées et 8 400 kilomètres de rues, balayés. Les artères très fréquentées, comme Oxford Street et les environs de Piccadilly Circus, sont balayées deux ou trois fois par jour et la nuit pour garantir le respect des normes de propreté les plus strictes.

Ce quartier londonien est le siège de nombreux évènements annuels tels que le marathon de Londres, le carnaval de Notting Hill, la marche annuelle des fiertés, et bien sûr de grands événements royaux tels que la célébration des jubilés, des mariages, des couronnements, et des funérailles, aussi. Ainsi, outre l’entretien quotidien que requiert Westminster, les équipes de Veolia sont sur le pont pour assurer un service de propreté de première qualité lors de ces grands rassemblements. On voit alors s’affairer dans les rues de Westminster les véhicules électriques de la collecte des déchets, qui sont rechargés avec de l’électricité verte produite dans l’usine qui traite les déchets des habitants du quartier : la boucle est bouclée. Pour pousser le service de propreté encore plus loin, Veolia accompagne Westminster pour en faire une collectivité locale « zéro émission » d’ici à 2030, grâce à une flotte électrifiée et des méthodes de collecte innovantes.

Des prestations toujours encouragées à s’améliorer, avec un marché de performance qui rémunère l’opérateur en fonction de l’atteinte des objectifs fixés au contrat. Un moteur pour assurer une propreté de la ville de niveau… royal, au point de rendre au public dès le dimanche soir les rues utilisées le weekend pour le couronnement de Charles III.

  1. BARLES, Sabine. L’invention des déchets urbains. France : 1790-1970. Seyssel : Éditions Champ Vallon, 2005. 304 pages. ↩︎
  2. DUQUENNOI, Christian. Les déchets, du Big Bang à nos jours. Paris : Éditions Quae, 2015. 168 pages. ↩︎
  3. Charruadas Paulo. Conesa (Marc) & Porier (Nicolas), éds. Fumiers ! Ordures ! Gestion et usage des déchets dans les campagnes de l’Occident médiéval et moderne. Actes des XXXVIIIes Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (14-15 octobre 2016). Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 98, fasc. 2, 2020. Histoire – Geschiedenis. pp. 520-523. ↩︎
  4. COMPAGNON Antoine.  Les Chiffonniers de Paris, Paris : Gallimard, 2017. ↩︎
  5. Le Play, Frédéric. Les Ouvriers européens, Paris: Imprimerie impériale, 1855. ↩︎
  6. Grand champ faisant office de décharge à ciel ouvert, dans lequel différents types de déchets séchaient sur le sol de manière à obtenir de l’engrais. ↩︎
  7. COMPAGNON Antoine.  Les Chiffonniers de Paris, Paris : Gallimard, 2017. ↩︎

RÉCIT 6

Le 21 sept. 2023

Recycler les eaux usées : la boucle bouclée

La ville sanitaire s’est construite à partir du milieu du XIXe siècle en cassant le métabolisme des sociétés organiques qui, grâce à l’épandage des excréments humains et animaux, redonnait aux sols la richesse nutritive qui en était tirée. Cette transformation a pris des décennies, parfois plus, tant cette circulation matérielle était vue comme positive alors qu’elle transmettait à la terre les nouvelles pollutions du monde industriel et urbain. Avant d’être technique et réglementaire, le défi de la réutilisation de l’eau est donc anthropologique et culturel car il conduit à faire bouger un partage entre le pur et l’impur établi depuis plus d’un siècle. Si Victor Hugo faisait des égouts l’or de Paris dans Les Misérables, l’eau réutilisée attend toujours ses poètes et ses philosophes. Le nouveau métabolisme des sociétés en manque d’eau, qui touche aujourd’hui des pays qui semblaient préservés, est à inventer en associant affects, droit, gouvernance et modèle économique.

Grégory Quenet

Depuis les études à Londres de John Snow, qui a découvert que le choléra pouvait être transmis par l’eau d’une fontaine contaminée par les excréments du quartier, et depuis la construction des infrastructures d’eau et d’assainissement qui s’en est suivie, les femmes et les hommes ont un rapport à l’eau symboliquement linéaire : d’un côté on s’approvisionne en eau pure, de l’autre côté on rejette loin ses déjections impures.

Après que toute l’histoire de la construction des réseaux d’eau a consisté à séparer les flux, le recyclage des eaux usées vient toucher à un enjeu culturel fort : il ambitionne de venir les faire se retrouver, dans une boucle fermée. Il nous invite à ne plus vivre avec la fiction d’une disparition de l’eau sale, possible jusqu’ici parce que la nature dans laquelle elle était rejetée était jusqu’ici indifférente à nos yeux, extérieure à nous-mêmes tant nous ne nous sentions pas y appartenir en tant qu’humains. Il vient au contraire assumer complètement un cercle, au-delà des premiers traitements épuratoires soucieux de préserver les cours d’eau, à l’heure où l’on prend conscience que l’humain fait corps avec la nature. Le recyclage de l’eau reflète les évolutions culturelles auxquelles l’ère écologique nous invite.

Pour répondre à ce nouveau moment culturel, les techniques sont disponibles. Éprouvées depuis plus de 40 ans dans les pays où l’eau est la plus rare, ces innovations désormais anciennes – les spécialistes parlent de la réutilisation des eaux usées traitées (Reut) – sont arrivées à maturité à l’heure où, l’eau douce se raréfiant, leur utilité devient la plus palpable. L’enjeu est désormais leur large déploiement, pour répondre aux besoins en eau des hommes… et de la nature.

De la Namibie au reste du monde

L’utilisation des eaux usées n’est pas nouvelle. Dès le milieu du XIXe siècle en France, on s’en sert pour l’irrigation et la fertilisation des cultures. Mais c’est à la fin du XXe siècle que la version moderne du recyclage de l’eau fait son apparition dans des pays soumis à d’intenses épisodes de sécheresse : on réutilise toujours mais, au préalable, on traite les impuretés. La Namibie est ainsi devenue le pays emblématique de la réutilisation des eaux usées traitées à travers le monde. La capitale, Windhoek, s’est lancée dans le recyclage de ses eaux usées dès les années 1970 pour faire face à un stress hydrique particulièrement sévère : Veolia va jusqu’à y transformer les eaux usées en… eau potable, pour ne pas perdre une seule goutte de l’eau à portée de main.

Selon Yvan Poussade, expert de la REUT chez Veolia, la Namibie est « une référence unique au monde qui a inspiré, et continue d'inspirer, de nombreux pays en permettant notamment de faire évoluer un certain nombre de réglementations ». Au-delà des usages les plus aisés à envisager, pour le nettoiement urbain ou, du fait de sa capacité à contenir des fertilisants organiques, pour les espaces verts ou l’agriculture, ces installations ont prouvé, auprès des autorités sanitaires, leur capacité technique à purifier les eaux usées au point de les rendre à nouveau potables. “Ce sont les usages les plus poussés qui ont, dès l’origine, été explorés en Namibie, parce que c’est là que les tensions sur la ressource étaient les plus vives. Qu’elles se déploient aujourd’hui ailleurs dans le monde est un symbole de la capacité de l’ensemble des pays d’Afrique à inspirer le monde”, souligne Laurent Obadia, directeur général adjoint en charge de la communication, des parties prenantes et de la zone Afrique Moyen-Orient.

Usine de traitement des eaux usées à Windhoek, en Namibie.
© Stefan Oosthuisen / Snowball

Dotée de ce savoir-faire, Veolia va répondre aux besoins qui émergent progressivement à partir des années 1980, contribuant à ce que certaines régions du monde soient aujourd’hui très performantes concernant le recyclage des eaux usées.

C’est le cas d’Israël qui fait figure d’exemple à suivre : près de 90 % des eaux usées y sont recyclées, pour l’agriculture notamment. Une nécessité pour ce pays semi-désertique, qui manque chroniquement d’eau. La Jordanie s’est également saisie du recyclage de son eau : à partir du recyclage des eaux usées de sa capitale et de ses alentours sur la station d’épuration d’As Samra, Veolia assure 25 % des besoins en eau de l’agriculture du pays, permettant à celui-ci, en dépit de faibles ressources en eau, de développer son activité agricole et de nourrir sa population. En Afrique du Sud, le groupe a inauguré une usine de recyclage de l’eau à Durban en 2001 pour alimenter l’industrie. Depuis, des projets fleurissent partout à travers le monde, de Singapour à Hawaï en passant par l’Australie.

En Europe, l’Italie a mis au point dans les années 2000 l’usine Nosedo de Milan, exploitée par Veolia, la plus grande usine de réutilisation des eaux usées en Europe qui irrigue plus de 22 000 hectares. Mais c’est l’Espagne qui s’est montrée la plus offensive dans le recyclage de ses eaux usées : 15 %, contre 8 % en Italie. Dès 2000, l’Agua Plan a été adopté afin d'irriguer 300 golfs grâce à des eaux recyclées – au contraire de la France, il y faut une dérogation pour les arroser à l’eau potable, pas pour les arroser à l’eau recyclée. La communauté urbaine de Barcelone s’est montrée particulièrement mobilisée après la sécheresse connue au début des années 2000. En 2006, Veolia a équipé avec sa technologie l'une des plus grandes usines de recyclage des eaux usées municipales en Europe.

Aujourd’hui, l’eau servie au robinet par Aigües de Barcelona mêle l’eau en provenance directe de la montagne et de l’eau recyclée, directement depuis ses stations d’épuration. « Avec sa capacité de production de plus de 300 000 m3 par jour d'eau recyclée, la station de Baix Llobregat approvisionne également des agriculteurs, différents services urbains tels que l'irrigation des parcs et jardins ou le nettoyage des routes, et peut même alimenter les circuits de refroidissement de certaines industries », explique Manuel Cermeron, Directeur général de Veolia Espagne et Directeur général d’Agbar, avant d’ajouter : « une partie des volumes est également utilisée pour des bénéfices environnementaux, de la restauration de zones humides à l’entretien du débit de la rivière Llobregat, et une autre réinjectée dans les nappes phréatiques pour limiter les intrusions d'eau saline et assurer la qualité et la quantité des ressources en eau douce de la région ». Le recyclage et la réutilisation des eaux usées participe ainsi à la sécurité hydrique de la métropole.

© Helio Dilolwa

Des technologies matures, des populations prêtes, mais des réglementations inégales

La technologie est donc mûre, les procédés de traitement sont efficaces. Une fois l’eau récupérée en sortie de station d’épuration, l’eau passe par plusieurs étapes. Dans un premier temps, la station d’épuration procède au prétraitement qui consiste à l’élimination de matières solides par dégrillage, décantation et filtration rapide. Ensuite, on applique un traitement primaire en séparant la matière en suspension par décantation et floculation. Le traitement secondaire consiste, quant à lui, à l’épuration biologique, étape destinée à éliminer les agents polluants, la matière organique biodégradable et les micro-organismes pathogènes. Enfin, un traitement tertiaire est appliqué pour éliminer les matières indésirables, en cas d’utilisation urbaine notamment. Pour cela, plusieurs méthodes existent comme la filtration sur membranes ou sur médias filtrants, par voies chimiques (chlore, javel) ou même par rayons ultra-violets. Une entreprise comme Veolia peut même adapter son niveau de traitement au besoin final de ses clients (irrigation, eau potable, eau pure industrielle, etc.), mais aussi à la qualité de l'eau entrante, celle qui arrive dans les systèmes de traitement.

Les populations, elles aussi, sont globalement prêtes à accepter ce nouveau rapport à l’eau. S’il remet en question des usages et une distinction séculaire entre le pur et l’impur, il répond aux nouvelles attentes de circularité et de lutte contre le gaspillage, en particulier là où, changement climatique oblige, il fait de plus en plus force de nécessité. Quelques chiffres à l’appui : 69 % des habitants du monde se disent prêts à manger des aliments issus d'une agriculture utilisant de l'eau recyclée et 66 % se disent prêts à se laver avec de l'eau recyclée1.

En l’espèce, ce sont les réglementations qui freinent encore le déploiement de cet usage, tardant à traduire l’évolution des mentalités et l’adaptation aux besoins. Mais comme pour la lutte contre les pollutions dans les années 1960, elles sont actuellement, en Europe, en train de définir le cadre de jeu – entre exigences environnementales et sanitaires. C’est particulièrement le cas en matière d’usage agricole. En 2020, l’Union européenne a publié un texte pour encadrer et sécuriser l’irrigation agricole avec des eaux usées traitées en définissant quatre niveaux d’eau. « Avec le niveau D, on peut irriguer des taillis à courte rotation. Avec le C on peut faire du goutte à goutte mais l’eau ne doit pas toucher le produit, c’est le cas pour la vigne notamment. La qualité B permet un usage agricole et maraîcher si l’eau ne touche pas les produits et enfin la qualité A permet à l’eau de toucher la production et de la consommer cru comme les salades », précise Yvan Poussade. Avec le recyclage de l’eau et les avancées des connaissances sanitaires, les nuances du pur et de l’impur deviennent ainsi de plus en plus subtiles... Avec le recyclage de l’eau et les avancées des connaissances sanitaires, les nuances du pur et de l’impur deviennent ainsi de plus en plus subtiles...

Tout semble donc réuni pour dépasser dans les prochaines années cette nouvelle frontière du traitement de l’eau, particulièrement bénéfique sur les zones littorales, où il ne porte pas concurrence à des usages de la ressource en aval, d’autant plus qu’il est plus économe en énergie que le captage depuis les nappes et le traitement de l’eau brute. Une nouvelle frontière à dépasser en mixant les usages de manière opportune, entre finalités agricoles, industrielles, d’agrément et de sécurité urbaine (propreté, espaces verts, défense incendie, …), d’alimentation en eau potable ou environnementales (recharge de nappes phréatiques, zones humides, …).

Ainsi importe-t-il, les réflexions ne pouvant chaque fois se mener qu’au niveau territorial, de bien faire correspondre l’offre et la demande en eau recyclée : sur chaque projet, il faut à la fois éviter les conflits d’usage et trouver les consommateurs qui bénéficieront de ces eaux recyclées ! C’est le défi que remplit, en partie, l’entreprise Ecofilae, fondée en 2009 par Nicolas Condom. « Les usagers, qu'ils soient des agriculteurs, des industriels ou des propriétaires de golf, il faut aller les chercher », rappelle-t-il. Reste ensuite à évaluer leurs besoins en eau, en quantité, en qualité. Et se demander si on peut les faire correspondre avec celles de la station afin de construire une boucle de réutilisation d’eau”. La correspondance entre l’offre et les besoins, toujours, comme depuis les débuts de la Compagnie Générale des Eaux.

© Seb

Un retard français

Reste qu’en France, le retard est encore net : « on en est à moins de 1 % de recyclage des eaux usées », précise Yvan Poussade. Pourtant, comme le rappellent Catherine Boutin, Alain Héduit et Jean-Michel Helmer dans leur rapport Technologies d’épuration en vue d’une réutilisation des eaux usées traitées, elle faisait partie dans les années 1980 « des pays européens les plus dynamiques en développant la réutilisation des eaux usées pour l’irrigation agricole. »2 Fidèle à sa réputation de pionnière et bénéficiant de la présence d’innovateurs comme ceux de la Compagnie Générale des Eaux, la France était, en effet, bien partie pour montrer l’exemple en la matière. Au XIXe siècle, Eugène Belgrand met au point, à Paris, un système hydraulique exceptionnel constitué d’un double réseau souterrain. Ce double réseau d’eau potable et non potable est unique au monde puisque le premier alimente les immeubles tandis que l’autre sert aux différents usages de la ville. 

Veolia a, par la suite, pu tester et développer des projets de réutilisation des eaux usées traitées sur le territoire français. Dès 1995, Veolia gère les services d’assainissement de Pornic où 10 % du volume total annuel des eaux recyclées sont utilisées pour irriguer le parcours de golf de la ville. Conséquence : la ville a réduit les volumes puisées dans ses ressources en eau mais a aussi amélioré la qualité de ses eaux de baignade.

Malgré ces projets innovants, et des technologies et acteurs mûrs, la France est aujourd’hui en retard. Comment l’expliquer ? Selon Pierre Forgereau, directeur du Territoire Artois Douaisis de l’activité Eau de Veolia, la réponse est simple : des pays comme Israël ou l’Espagne ont dû faire face, avant la France, à de fortes pénuries en eau. « Les réglementations de ces pays s’adaptent à la pression sur la ressource en eau. Tant qu’un pays n’est pas en pleine nécessité d’engager une réflexion autour de la réutilisation des eaux usées, personne ne s’engage ».

Après avoir expérimenté de nombreuses innovations qui auront ensuite bénéficié au reste du monde, du modèle de gouvernance au compteur d’eau, la France, en matière de recyclage, est aujourd’hui plutôt en position de bénéficier des retours d’expérience accumulés à travers le monde. « Au vu de la situation que connaît la France actuellement, la réglementation va devoir évoluer rapidement », prédit Pierre Forgereau. Thierry Trotouin, directeur des marchés industriels Eau chez Veolia, tient d’ailleurs à souligner que « pour montrer l’exemple sur les stations d’épuration que nous gérons, en usage interne, nous utilisons l’eau usée traitée pour préparer des réactifs pour le traitement des boues. Mais les eaux usées traitées vont également servir à nettoyer les équipements ». De la sorte, Veolia, avec de nombreuses collectivités qui en expriment le besoin, prône activement l’accélération de ces nouvelles approches en France.

Et les choses bougent, comme l’assure Pierre Ribaute, directeur général de l’activité Eau France : “On est désormais rentré en France dans un nouveau rapport à l’eau, et le recyclage des eaux usées n’est que la partie émergée de l’iceberg, avec un ensemble de solutions désormais prêtes à être déployées pour prendre soin du petit comme du grand cycle de l’eau”.

Un projet d’avant-garde, le programme Jourdain

En 2022, nous avons d’ailleurs franchi un nouveau cap, dans ce pays des origines qu’est la France : l’autorisation en Vendée, département pionnier en matière de recyclage des eaux usées, d’une expérimentation d’avant-garde en Europe de transformation indirecte en eau potable. Le programme Jourdain a été baptisé ainsi en raison d’une double référence : le fleuve Jourdain qui traverse Israël, exemple à suivre en matière de recyclage de l’eau, et le personnage de M. Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière (1670) – qui fait de la prose sans le savoir, tout comme, sans le savoir, nous réutilisons déjà de l’eau usée dès lors que nous la puisons en aval de la rivière dans laquelle elle a été rejetée.

Comment cela fonctionne ? Ce projet est mené par le service public de l’eau de Vendée Eau – avec le concours de Veolia qui a conçu et exploite l’unité d’affinage du programme. Il est soutenu financièrement par l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, la région Pays de la Loire, le FEDER, le département et le FNADT. Vendée Eau travaille également avec une AMO composée de la CACG, du cabinet Merlin et d’Ecofilae. C’est un projet de territoire, collectif. Plutôt que d’être rejetée dans l’océan, une partie de l’eau sortant de la station d’épuration des Sables d’Olonne est récupérée puis traitée de nouveau au sein d’une station d’affinage. Y sont traités les résidus médicamenteux, les micropolluants ou encore les composants microbiologiques comme les virus et bactéries. L’eau ainsi obtenue est ensuite acheminée sur 27 kilomètres en direction du barrage de Jaunay où elle sera réinjectée dans une zone végétalisée. « Une batterie d’analyses sera effectuée sur le vivant, les poissons, les coquillages que l’on retrouve dans l’eau. Pour analyser ce biotope et mesurer la qualité du rejet, 800 composants vont être passés au crible », précise Jacky Dallet, président de Vendée Eau et maire de la commune de Saint-André-Goule-d’Oie.

C’est sur son territoire que l’eau sera mélangée à celle de la rivière qui transite alors jusqu’à l’usine de production d’eau potable qui produira l’eau consommable pour les foyers. Particulièrement sensible aux épisodes de sécheresse, le département de la Vendée a la particularité de puiser 94 % de son eau potable dans les eaux superficielles, quand la moyenne nationale est de 30 %. « Une étude prospective de consommation pour 2030-2035 met en évidence des points de fragilité sur l’ensemble du département et la région côtière. Cela pourrait représenter un déficit de huit millions de mètres cubes d’eau », indique Jacky Dallet. Le projet Jourdain représente donc une opportunité pour préserver la ressource naturelle et sécuriser les réserves en eau potable du département. Les enjeux sont conséquents : d’ici 2027, le système pourrait produire deux millions de mètres cubes d’eau chaque année.

© Kelly M Lacey

Vendée Eau, à travers le programme Jourdain, a une mission : prouver les effets d’un système de réutilisation indirecte d’eaux usées traitées pour l’eau potable. « Le but final est de contribuer à l’évolution de la réglementation, de participer à l’amélioration de l’état de l’art de la REUT et de permettre à terme la réplication de solutions identiques en France et en Europe sur des territoires sensibles à la pression sur les ressources en eau », indique Jacky Dallet.

C’est ainsi une autre manière de boucler la boucle : après que la France, s’inscrivant dans la première révolution industrielle européenne, a développé une expertise dans les métiers de l’eau qui a pu bénéficier au reste du monde, elle apparaît aujourd’hui comme bénéficiaire de ces techniques développées ailleurs. C’est aussi la démonstration de l’utilité d’un groupe mondial pour répondre aux enjeux écologiques, à même de capitaliser, à l’heure où les défis écologiques des territoires convergent, sur l’expertise développée dans ceux qui ont été les premiers exposés.

De cette vision globale sur les enjeux d’eau, il ressort une hiérarchie claire des actions à déployer face au monde qui vient. « Il existe aujourd'hui une palette de solutions : d'abord consommer moins, ensuite réduire les pertes des réseaux et enfin développer de nouvelles ressources », pour reprendre les mots d’Estelle Brachlianoff. La sobriété des usages, qui emporte un changement de paradigme collectif, ressort ainsi comme la première des solutions. Suivie de l’efficacité et de la mobilisation du meilleur du métier. Puis du développement des solutions alternatives, des solutions fondées sur la nature au dessalement en passant par le recyclage de l’eau. Une palette sur laquelle le groupe continuera à innover pour assurer aux territoires la meilleure adaptation.

À Tanger, le recyclage des eaux industrielles

Veolia, via sa filiale Veim, accompagne l’usine Renault, installée à Tanger depuis 2012, à réduire son empreinte environnementale pour atteindre le zéro rejet liquide industriel. L'usine de Tanger réduit de 70 % ses prélèvements d'eau pour les processus industriels par rapport à une usine équivalente en termes de capacité de production.
Ces résultats sont dus à l'optimisation des procédés industriels pour réduire les besoins en eau et minimiser les rejets correspondants.

Plusieurs étapes de traitement permettent de transformer les effluents en eau purifiée (déminéralisée). Cette eau, qui répond aux exigences élevées de qualité des procédés, est ensuite réutilisée dans les procédés de traitement de surface et d'assemblage des véhicules. Au total, 437 000 m3 d’eau sont préservés chaque année, soit l’équivalent de 175 piscines olympiques. La réutilisation de l’eau n’est pas la seule technologie pour obtenir ce résultat mais elle est centrale.

À Alicante, objectif 100 % recyclage

Située en Espagne au cœur de la communauté valencienne, Alicante est un haut lieu du tourisme espagnol et contribue, avec ses agrumes, à faire de son pays le « verger de l’Europe ». Comme beaucoup, le territoire doit désormais faire face au dérèglement climatique, à l’augmentation des températures, aux pluies torrentielles et aux sécheresses. Dans ce contexte bouleversé, « la ville, considère Jorge Olcina Cantos, géographe et spécialiste du climat de l'université d'Alicante, doit devenir le centre d'approvisionnement en eau », et même, le cas échéant « le centre d'alimentation des zones agricoles »3. Et cette petite révolution a commencé avec le recyclage des eaux usées.

Depuis 2015, un parc urbain inondable, le parc de la Marjal, a été créé pour retenir l’eau en cas de fortes précipitations tout en servant d’espace de fraîcheur et de biodiversité.
Il alimente le réseau de la ville en eau, opéré par Aguas de Alicante, détenue à parité par la ville d’Alicante et Veolia, et participe à l’atteinte d’un taux de recyclage de l’eau de 33 % en 2023.

Comme à Los Angeles, un objectif de 100 % de recyclage de l’eau est même visé dans ce territoire situé en bord de mer : plus une goutte d’eau douce ne sera alors rejetée au large.

Le plan établi pour y parvenir prévoit d’ici 2027 la création de quatre parcs inondables d'une capacité supplémentaire de 90 000 m3 – soit deux fois plus qu'à la Marjal. Et le réseau d'eaux usées réutilisées, complémentaires du réseau d’eau potable déjà long de 70 kilomètres, sera étendu.

Alors que l’agriculture avait souffert par le passé de la baisse des précipitations, les producteurs de mandarines témoignent du fait qu’avec la réutilisation des eaux usées, ils ont pu regagner des surfaces agricoles abandonnées. En portant ses ambitions jusqu’au bout, le territoire estime être en capacité de se protéger durablement des aléas climatiques.

L'industrie électronique en Corée : du recyclage de l'eau à l'eau ultrapure

La fabrication de puces et de semi- conducteurs nécessite une eau ultra-pure répondant à des normes de qualité très strictes. Dans l’industrie de la microélectronique, l’eau est utilisée pour nettoyer les tranches (wafers), qui sont extrêmement sensibles à la contamination par des impuretés.
Depuis mars 2001, Veolia fournit au leader sud-coréen des semi-conducteurs SK Hynix une eau ultrapure de qualité constante, un élément essentiel à sa production de haute technologie. L’entreprise assure également le traitement des eaux usées pour garantir la sécurité d’approvisionnement en eau.

Il s’agit aujourd’hui du plus grand projet d’eau industrielle de Veolia, avec une capacité de traitement d’eau ultrapure de près de 100 000 mètres cubes par jour, et de plus de 3 millions de mètres cubes d’eau réutilisés par an.

Sa mission consiste à traiter l’eau pour en retirer tous les éléments organiques ou chimiques et se rapprocher au maximum de la formule H2O. Puis à la fournir en continu, à une température constante, au site de production de matériel électronique. Enfin, l’eau sera retraitée et réinjectée dans le process.
En auditant et en analysant régulièrement l’ensemble des installations de réutilisation des eaux usées et en implémentant les solutions et technologies les plus innovantes, Veolia parvient non seulement à sécuriser l’approvisionnement en eau ultra-pure, mais aussi à toujours mieux traiter les effluents de SK Hynix sur ses trois sites (Incheon, Cheongju et Gumi). Ainsi, plus de 40 % des eaux usées sont réutilisées in situ, ce qui permet à SK Hynix de réduire considérablement ses coûts d’exploitation, d’améliorer ses rendements de production et de dépasser ses objectifs de durabilité. Le traitement et le recyclage de ces effluents à des normes plus strictes que ce qu’impose la réglementation sud-coréenne jouent aussi un rôle majeur dans la protection de l’environnement.

Luc Zeller, chez Veolia depuis 1983

Luc Zeller fête cette année ses 40 ans de carrière dans le groupe. Il fait ses débuts dans le Groupe Montenay - spécialisé dans l’énergie -, qui sera racheté en 1986 par la Compagnie générale des eaux, devenue depuis Veolia. Son parcours se construit au gré de l’ouverture du groupe à l’international : après dix ans en région Rhône-Alpes, il passe cinq ans en République tchèque puis vingt-cinq ans en Asie, où il dirige désormais la Business Unit de Taïwan. Implanté localement, il observe ces régions du monde se transformer : l’ouverture de l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, la mutation de la Chine avec des taux de croissance à plus de 10 %. Il officie aussi en Inde et en Égypte. Une expérience riche qu’il partage avec ses équipes. « Je suis totalement convaincu que si vous faites confiance à vos collaborateurs, si vous définissez bien les règles du jeu, vous avez un potentiel énorme, confie-t-il. Un succès n’est jamais individuel mais toujours collectif. » En 40 ans de carrière, comment avez-vous vu évoluer Veolia, notamment dans le domaine de l’eau ?

Nous engageons aujourd’hui plus que jamais nos capacités d’innovation dans la transformation écologique. Nous sommes responsables et proactifs auprès des autorités publiques et des communautés auxquelles nous appartenons et cela s’est considérablement renforcé géographiquement après la fusion avec Suez.

Nous avons développé des partenariats pour une gestion efficace et responsable de l'eau, ainsi que des technologies avancées pour prévenir la pollution et réutiliser les ressources hydriques. Cette bonne gestion passe aussi par l’action de nos équipes pour fournir les produits chimiques responsables, participer aux choix des pompes dont la consommation électrique et la maintenance permettent de garantir un prix compétitif de l'eau vendue pour nos clients. 

Quelle est la synergie entre les différents métiers du groupe ?

La combinaison de nos trois métiers est unique sur ce marché. Aujourd’hui, avec les enjeux de réduction de l’empreinte carbone, elle prend tout son sens. Dans les installations que l’on opère, nous faisons déjà intervenir nos trois métiers. Prenons l’exemple de l’industrie des semi-conducteurs (composants électroniques) à Taïwan. Elle fait face à une demande mondiale très importante et doit réduire ses consommations d’eau pour ne pas impacter la consommation des foyers. Les clients de cette industrie comme Apple les incitent également à décarboner davantage leur production. Un projet d’usine de recyclage des eaux usées pour production d’eau ultrapure à destination d’une usine de semi-conducteurs va donc également intégrer la récupération des matières qui pourront être revalorisées et la consommation d'énergie renouvelable.

En quoi la longue histoire de Veolia est-elle un atout ?

En Chine, la notion d’histoire est très importante. Veolia, avec ses 170 ans, fait figure de sage… quand les universités chinoises les plus prestigieuses sont plus jeunes que Veolia : Tsinghua Beijing, l’équivalent de Polytechnique, a été fondé en 1911. Notre histoire nous ouvre donc des portes : elle nous donne un capital confiance d’entreprise solide, résiliente et construite sur de bonnes fondations. Mais ne nous reposons pas sur nos lauriers ! Il faut rester compétitif, agile et innovant. Nous avons les moyens de nos ambitions et un objectif clair. Je suis optimiste !

  1. Baromètre de la transformation écologique, Veolia et Elabe, 2022 ↩︎
  2. BOUTIN, Catherine. HÉDUIT, Alain. HELMER, Jean-Michel. « Technologie d’épuration en vue d’une réutilisation des eaux usées traitées (REUT) », 2008. ↩︎

RÉCIT 5

Le 21 sept. 2023

Consommer la ressource : d'une rareté à l'autre

Au moment où la consommation illimitée de l’eau est remise en question, pour les pays qui en bénéficient et pour ceux qui y aspirent encore, il est important de comprendre comment s’est mis en place cet idéal alors que, pendant des siècles, la consommation de l’eau a toujours été un arbitrage entre différents usages.

Les besoins des particuliers n’arrivaient d’ailleurs que bien après ceux de la navigation, de la production d’énergie, des industries et de l’ostentation monarchique, tandis que l’irrigation des cultures était réduite au minimum et très encadrée collectivement par des droits communs. L’approvisionnement variait selon les saisons, l’été asséchant les rivières et les nappes, l’hiver et le gel perturbant le ravitaillement. La stabilité technologique limitait les usages du plus grand nombre, car l’art des fontainiers a peu progressé du Moyen Âge au siècle des Lumières. Quant au désir de consommer l’eau pour soi, il n’existait pas avant un nouveau sens de l’hygiène, de l’intime et du for privé. 

Les sociétés aquavores modernes se sont défaites de cette triple dépendance à l’égard de la nature, la technologie et un modèle de civilisation. Le défi est aujourd’hui de repenser ces liens : on redécouvre la dépendance vis-à-vis des saisons, qui n’a jamais cessée dans une grande partie du monde, alors que la technologie fondée sur les énergies fossiles permet de pomper et de désaliniser toujours plus sans tenir compte des écosystèmes, entravant ainsi le changement de civilisation nécessaire vers une sobriété heureuse centrée sur la reconnexion avec le territoire où l’on vit et la préservation des ressources.

Grégory Quenet

La conquête moderne de l’eau a donné lieu à de profonds changements dans nos modes de vie. Associée pendant de longs siècles en Europe au sacré et au rituel, du baptême jusqu’au passage vers l’au-delà, l’eau se voit progressivement domestiquée par la science et les techniques. Au XXe siècle, l’eau devient la condition sine qua non du confort moderne à la maison. « Eau et gaz à tous les étages », claironnait la fameuse plaque vissée à l’entrée des immeubles de standing, symbole d’une certaine aisance dans le premier temps où la Compagnie Générale des Eaux équipe les grandes villes de leurs réseaux, avant que l’abondance ne soit généralisée à tous. C’est le temps où la modernité se mobilise au service de l’approvisionnement en eau. Une eau qui apporte les bienfaits de l’hygiène (se laver, boire, nettoyer le linge ou faire la vaisselle) et des loisirs à la maison (jardiner, voire se baigner dans sa piscine).

Puis vient rapidement le temps de l’oubli. Ce confort a été obtenu en libérant les femmes et les hommes de la charge de l’eau, en enfouissant les réseaux, en protégeant les sources de captage loin des hommes, en cachant les stations d’épuration... L’eau s’est ainsi invisibilisée et notre rapport sensible avec elle a été comme anesthésié. L’historien Jean-Pierre Goubert parle même d’ « amnésie », constatant à quel point nos sociétés ont oublié « le trait d’union que l’eau constitue entre le corps et la nature » 1. Mais ce qui est refoulé finit souvent par revenir, et le besoin de retrouver cette connexion à l’eau est plus fort que jamais : renaturation en ville, aménagements piétonniers ou cyclistes en bordure des cours d’eau, la Seine ouverte à la baignade en 2025...

Aujourd’hui, la raréfaction de la ressource en eau douce dans le monde, même dans les pays historiquement tempérés, donne lieu à une véritable prise de conscience écologique globale. Le grand public découvre des notions comme le stress hydrique ou la réutilisation des eaux usées qui renouvellent notre relation à l’eau. Certains veulent surveiller leur consommation en temps réel pour faire des économies, d’autres souhaitent récupérer l’eau de pluie pour être plus autonomes, mais tous redoutent l’absence de cette ressource vitale. Il en ressort que l’histoire de l’eau et de sa consommation s’est faite de flux, la généralisation de l’accès à l’eau, et de reflux, son invisibilisation. Mais elle s’est aussi écrite par la sédimentation de strates successives. Ainsi, les premiers temps de la domestication de l’eau ont-ils fait naître les compteurs, précieux alliés aujourd’hui dans la mesure et la préservation écologique de la ressource.

L’eau domestiquée : compter la ressource pour mieux la maîtriser

Ancienne photo d'un puits de la Tour Rose, quartier du Vieux-Lyon.
© Association La Pompe de Cornouailles

L’épopée de l’eau en France commence plus tard qu’en Angleterre. C’est paradoxalement ce qui va lui permettre de déployer une innovation de première importance : le compteur. En plus de résoudre les problèmes d’équité que posaient les autres types d’abonnement, le compteur rend possible la maîtrise des consommations qui explosent au moment où le réseau est encore trop modeste, a fortiori dans des situations de sécheresse. Bien que peu documentée, hormis dans quelques villes, cette histoire des abonnements au service d’eau a été bien étudiée par des chercheurs comme Konstantinos Chatzis, Bernard Barraqué ou Frédéric Graber, qui retracent les différents enjeux autour de l’abonnement à la jauge, au robinet libre puis au compteur.

À l’origine, la jauge permettait à de gros consommateurs de disposer d’une eau qui coulait en permanence (d’où sans doute le terme d’ « eau courante » ) mais à faible débit, selon un volume prédéterminé, tandis que le robinet libre correspondait à l’usage de petits consommateurs. Le prix de l’abonnement au robinet libre était évalué grâce à une estimation la plus fine possible de la consommation journalière des particuliers, indépendamment de la consommation réelle. À Angers en 1855, on comptait ainsi 20 litres par personne d’un foyer mais aussi 75 litres par cheval, 50 litres par voiture et 1,5 litre par mètre carré de jardin arrosable, ce qui donne une idée des usages citadins de l’époque, tournés davantage vers les espaces extérieurs (écuries, cour, jardin, rue...) que domestiques.

L’ingénieur des Ponts et Chaussées Jules Dupuit se fait le chantre du « robinet libre », qu’il considère comme la solution de paiement la plus proche des usages des utilisateurs. Son Traité de la distribution des eaux publié en 1854 va pousser beaucoup de villes, dont Paris, à adopter ce mode d’abonnement dans de nombreux foyers. Mais très vite, des critiques s’élèvent contre ce système, ses détracteurs craignant des abus, car il arrive que le « robinet libre » donne lieu à des dons ou reventes entre voisins, ce qui est interdit. En réalité, les abus liés à cet abonnement restent plutôt rares, d’autant que des garde-fous sont mis en place dans certaines communes : limitation du nombre de robinets, boutons à repoussoir (qui rappellent ceux que l’on connaît encore dans certains lieux publics, remplacés désormais par les détecteurs de mouvement), bridage du robinet, absence d’évier (pour empêcher l’usager de laisser le robinet ouvert trop longtemps), surévaluation des besoins dans les abonnements, etc.

Les premiers compteurs à eau, eux, existent depuis déjà longtemps quand la Compagnie Générale des Eaux, ancêtre de Veolia, décide d’en installer pour la première fois à Paris et dans sa banlieue à partir de 1876, une époque où elle gère la distribution de l’eau pour la capitale. Dès 1815, un compteur est inventé par les frères Siemens puis expérimenté en Angleterre et en Allemagne. Mais c’est le compteur Kennedy de la compagnie de Kilmarnock (Écosse), amélioré par l’ingénieur Samain au fil des années 1880, qui va surtout être employé en France. Peu fiables, les premiers compteurs ne font pas tout de suite l’unanimité. Ils doivent d’ailleurs être testés et expérimentés dans le laboratoire créé à cet effet par la ville de Paris en 1883 – dont le descendant pourrait être le Laboratoire d’essais des compteurs d’eau (LECE), mis en place par la Compagnie Générale des Eaux à Vandœuvre-lès-Nancy en 1976. Dans ce laboratoire, Veolia teste aujourd’hui environ 5 000 compteurs par an, usagés comme neufs, mais aussi du matériel de télérelevé et des prélocalisateurs de fuite depuis 2010. Comme souvent, c’est un évènement exceptionnel qui cristallise les enjeux autour de l’utilisation, ou non, du compteur et plus globalement de la nécessité de quantifier la consommation. En juillet 1881, une forte canicule pousse les Parisiens à laisser leur robinet couler quasiment sans interruption, provoquant une pénurie dans la ville. Dans ce contexte, la généralisation du compteur devient progressivement la solution la plus pertinente pour prévenir les abus mais aussi le moyen idéal de rendre égaux les utilisateurs face à des différences d’abonnement perçues comme injustes. C’est notamment ce que pense le fabricant de liqueur Cointreau à Angers qui s’est vu imposer le compteur et qui se plaint au maire de la ville que ce ne soit pas le cas pour tout le monde.

Si le compteur a bientôt la vertu de rendre les Français un peu plus égaux face à leur facture d’eau, l’abonné au compteur paie, à l’époque, une partie fixe, quelle que soit sa consommation, ainsi qu’une partie variable, lorsqu’il dépasse le volume pour lequel il a souscrit son abonnement. Par crainte de dépasser ce volume, et pour compenser le coût élevé du matériel compris entre 100 et 300 francs selon les modèles de compteurs, les abonnés ont d’abord baissé leur consommation d’eau. C’est toute l’ambivalence du compteur, qui se généralise en France en même temps que la création du réseau de distribution d’eau, dans une situation où l’accès à la ressource demeure un enjeu de taille qui nécessite des travaux gigantesques occasionnant parfois de difficiles expropriations. Il était donc profitable à l’ensemble des acteurs de mesurer la quantité consommée et d’en modérer l’usage dans un premier temps. C’est la construction de points de captage en grand nombre et d’infrastructures performantes qui va libérer les consommateurs et satisfaire enfin les exigences sanitaires des hygiénistes. À l’inverse, en Angleterre, la création précoce du réseau a retardé l’arrivée du compteur : dans un contexte d’abondance d’eau, les autorités avaient jugé plus utile d’intégrer la facture d’eau aux impôts plutôt que de facturer en fonction du volume consommé. Aujourd’hui encore, certains ménages de pays anglo-saxons paient l’eau potable avec leurs impôts, à un tarif indexé sur la valeur locative de leur logement.

Devenu obligatoire en 1934 par arrêté préfectoral, l’abonnement au compteur a durablement marqué la façon de consommer l’eau en France. Bien avant que l’on ne se préoccupe d’écologie, il a encouragé de manière précoce les abonnés à rationaliser leur consommation d’eau et les distributeurs à faire la chasse au gaspillage, c’est-à-dire à repérer et à réparer les fuites. En ville notamment, le compteur collectif rend indispensable le lien de confiance entre les habitants d’un immeuble mais aussi entre les propriétaires et l’opérateur qui calcule les volumes d’eau facturés, tous partenaires dans la chasse aux fuites. Ce comptage collectif, ou « approximativement juste », comme le dit l’urbaniste Bernard Barraqué, favorise une forme de solidarité qui incite les uns et les autres à un comportement plus vertueux, quand il est bien accepté par tous. Une solidarité que les exigences écologiques et l’attention toujours plus soutenue aux économies d’eau viennent remettre en question : les compteurs ne doivent-ils pas être de plus en plus individuels et les gains liés aux économies d’eau de plus en plus directs, pour encourager chacun à prendre sa part d’effort dans le défi collectif ?

© Rafael Garcin

L’eau abondante : le confort moderne accessible à tous

En 1975, 97 % des logements disposent enfin de l’eau courante : la conquête de l’eau est achevée et la transformation de nos modes de vie avec elle. Parus à un an d’intervalle, les ouvrages de Georges Vigarello, Le Propre et le Sale (1985), et de Jean-Pierre Goubert, La Conquête de l’eau (1986), montrent à quel point l’eau courante a révolutionné en un siècle nos habitudes sanitaires. Derrière cette question de l’hygiène, c’est en réalité une vision bourgeoise de la société qui s’impose au détriment de celle de l’ancienne élite aristocratique sur le déclin. Au culte des apparences frivoles la bourgeoisie hygiéniste oppose la rigueur de la nature; aux cosmétiques embellissant les rares parties visibles de la peau elle préfère le dénudement chaste et pur des corps. Autrefois, la croyance voulait que l’on change simplement de vêtements pour être propre; désormais les médecins recommandent le lavage à l’eau des mains, du visage et du corps. Mais il faudra du temps avant que la morale bourgeoise, imprégnée de catholicisme, n’assimile plus la toilette intime à une forme d’onanisme et conçoive, au contraire, la propreté individuelle comme une valeur morale inédite. Au xxe siècle, la saleté est devenue la marque infamante des classes laborieuses, auxquelles il faut inculquer une nouvelle physique des corps : air pur, gymnastique, hygiène corporelle, mais aussi lutte contre les déviances morales et sanitaires telles que l’alcoolisme.

C’est à une inversion totale des mentalités, une révolution au sens propre à laquelle la Compagnie Générale des Eaux a contribué. Ainsi que l’explique bien le chercheur Dominique Lorrain, « au milieu du XIXe siècle, l’eau à domicile n’existe pas, ni techniquement ni dans les mentalités ». Dans un premier temps, les populations aisées comme modestes ne voient pas l’intérêt de modifier leurs habitudes, fondées sur des besoins très sobres. Ce n’est que sous l’influence de l’hygiénisme et des élites anglo-saxonnes que les comportements vont évoluer. Au milieu du XIXe siècle, les Français consomment en moyenne 20 litres d’eau par jour et se contentent des bornes-fontaines ou des porteurs d’eau pour s’approvisionner. À Paris, la commercialisation des abonnements sera une des raisons majeures pour lesquelles le préfet Haussmann recourra à la régie intéressée : les équipes de la Compagnie accepteront d’aller convaincre les domestiques de raccorder au réseau les logements dont ils ont la charge et de faire face à la concurrence résistante des porteurs d’eau. Le changement s’accélère quand les élites françaises se comparent à leurs homologues anglo-saxonnes en villégiature sur le littoral français, et pour qui l’accès à l’eau courante est consubstantiel au confort moderne.

L’arrivée de l’eau à domicile ne suffit pas, et l’hygiène à la maison reste encore un luxe pendant longtemps puisqu’elle nécessite d’acheter un équipement onéreux. Mais aussi et surtout de disposer de suffisamment d’espace pour dédier une pièce entière à la toilette. Pendant une large part du XIXe siècle, les pratiques hygiéniques continuent de se faire hors du domicile, on lave son linge dans les bateaux-lavoirs, on se baigne dans les rivières ou les bains publics, on boit à la fontaine.

Ancienne publicité pour un modèle de baignoire, Dupont & Cie.
© Association La Pompe de Cornouailles

À l’époque, la baignoire fait son apparition et n’est pas fixe : construite sur pieds, non reliée à la tuyauterie, elle doit pouvoir s’installer dans un endroit commode pour chauffer l’eau. Et pour ceux qui n’ont pas les moyens d’utiliser une baignoire, on importe d’abord le tub anglais, sorte de bassine qui peut se déplacer partout dans le logement et permet de se laver debout en utilisant très peu d’eau – sobriété, encore ! La baignade sera immortalisée par Degas dans plusieurs nus dessinés au pastel durant les années 1880. D’autres artistes en font un sujet d’étude comme le peintre Pierre Bonnard dessinant, dans les années 1920, de multiples nus de sa compagne, Marthe, allongée dans sa baignoire : se marient ainsi sous le trait génial de l’artiste le rituel moderne d’une femme aimant passer du temps dans son bain et le rituel plus ancien d’un corps embaumé dans un sarcophage pour vaincre la fuite du temps.

Plus trivialement, si en 1840 le préfet de la Nièvre est le seul dans tout le département à disposer d’une baignoire, un siècle plus tard, en 1954, les choses n’ont pas tellement changé : seul un foyer sur 10 possède une baignoire ou une douche ! Ces nouveaux équipements, le lavabo, le bidet, la baignoire et les toilettes à l’anglaise dites « Water Closet » (W.-C.), finissent toutefois par se démocratiser avec les Trente Glorieuses. « Sont rejetés dans un passé révolu, constate l’historien Jean- Pierre Goubert, voire quelque peu barbare, les gestes du corps effectués en public, plus particulièrement ceux de la lessive et de la défécation. Le paysage du logement évolue. Les pièces se spécialisent, les usages se privatisent. Le confort moderne s’installe et avec lui tout un nouvel art de vivre. » Dans une étude intitulée « Toilette et salle de bains en France au tournant du siècle », Monique Eleb analyse en 2010 la transformation du cabinet de toilette, davantage tourné vers la beauté et la co- quetterie, en salle de bains, qui possède « l’avantage de ne pas être un espace défini comme masculin ou féminin et de permettre aux hommes d’accéder à la propreté dans un espace moins symboliquement féminin que le cabinet de toilette2 ».

Les années 1950 marquent une vraie bascule. En 1951, Françoise Giroud, alors directrice du magazine Elle, commande une vaste étude sur la propreté des Français mais le titre de son article s’intéresse uniquement aux femmes : « La Française est-elle propre ? » La réponse sera... « non », documentée par des « résultats affligeants » qui, même à cette époque, font beaucoup jaser. Brosse à dents, changement ou non de sous-vêtements, utilisation du savon, tout est passé au crible. Avec un brin de sexisme bien dans l’air du temps, Françoise Giroud en profite aussi pour fustiger la coquetterie qui continue de faire de l’ombre à l’hygiène la plus élémentaire et empêche les femmes de vouloir être propres – la preuve étant que les hommes, moins coquets, seraient plus nets. Un an plus tard, c’est Paris Match qui présente sa maison idéale. Le magazine estime que « l’eau et l’ordre sont les vrais luxes de la vie moderne ». Une conclusion qui reste dans la lignée des architectes modernistes Auguste Perret et Le Corbusier puisque ces derniers mettent les préoccupations hygiénistes au centre de leur travail : la circulation de l’air, l’accès à l’eau et l’assainissement, le besoin de lumière, l’optimisation de l’espace, le désencombrement des pièces, l’importance des aménagements extérieurs, autant de notions qui ont été remises en avant durant la crise du Covid.

La démocratisation de la salle de bains se fera progressivement en cette sortie de Seconde Guerre mondiale, grâce à la construction de nouveaux logements modernes. Symboliquement, il faut attendre les années 1970 pour voir la fermeture des derniers établissements de bains-douches publics construits au XIXe siècle, comme le bâtiment parisien du Marais, qui deviendra une célèbre boîte de nuit, ou ceux de Pontoise, abandonnés dans les années 1980 puis convertis en bureaux de la rédaction d’un journal local en 1993. Aujourd’hui, des bains-douches municipaux existent toujours pour les plus démunis, mais, afin de préserver la nouvelle exigence d’intimité, ils prennent la forme de cabines individuelles.

Durant les Trente Glorieuses, le taux d’équipement des foyers en électroménager va, lui aussi, grimper en flèche (de 8 % en 1954 à 44 % en 1967 s’agissant des seules machines à laver) pour le plus grand malheur de certains nostalgiques, tel Louis Aragon vilipendant les États-Unis comme une « civilisation de baignoires et frigidaires » ou Boris Vian regrettant que l’on doive faire la cour en offrant non pas son cœur mais « un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, et du Dunlopillo ». Avec ces équipements modernes, de la machine à laver au lave-vaisselle, qui fonctionnent grâce à une énergie devenue moins chère et plus productive, les femmes ne gagneront pas l’égalité dans la répartition des tâches ménagères mais du temps dans leur vie quotidienne – de quoi esquisser un début d’émancipation. Président du syndicat des eaux du Vexin normand, Guy Burette se souvient de son enfance à Buchy en Seine-Maritime : « Je revois encore ma mère remplir la grande marmite d’eau pour faire la lessive des draps, ça prenait un temps fou ! C’était plus d’une journée pour faire ce qui prend désormais deux ou trois heures, car il fallait bouillir pour que ça blanchisse, faire tremper, sécher, repasser... Les gens ont oublié tout ça. » C’est ainsi que la consommation d’eau moyenne par personne a progressivement été multipliée par 10, passant de 20 à 200 litres par jour. C’est le temps de l’abondance.

La généralisation de l’accès à l’eau potable aura des conséquences au-delà même du domicile. Si l’idée de lutter contre l’alcoolisme à l’école paraît aujourd’hui bien étonnante, il faut rappeler que c’est dans la même décennie, en 1956, qu’une circulaire promulguée par Pierre Mendès-France met fin à la présence d’alcool dans les cantines pour les enfants de moins de 14 ans ! Dans le prolongement du XIXe siècle – où Pasteur lui-même écrivait en 1866 que « le vin est la plus hygiénique des boissons » –, on se méfiait encore tellement de l’eau disponible que l’on consommait surtout du vin à table (et que les sages-femmes procédaient à des accouchements sans obligatoirement se laver les mains...). C’est bien la distribution d’une eau potable en quantité et qualité suffisantes qui a permis cette autre transformation de nos comportements vers une première forme de sobriété.

Lavoir bains-douches, Paul Bert (Lyon), 1935.
© Archives Veolia


L’influence sur la société de la Compagnie Générale des Eaux, et de tout le secteur de l’approvisionnement en eau avec elle, sera allée bien plus loin que l’apport d’une simple commodité : elle aura contribué à redéfinir le rapport moderne à l’intérieur et à l’extérieur. Comme le dit le sociologue Clément Rivière, depuis 1945, « les usages des espaces publics se sont profondément transformés : avec les réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité, l’apparition du réfrigérateur puis des machines à laver ou encore du téléviseur, il est devenu possible et agréable de rester plus longtemps chez soi. Plus besoin d’aller sur la place publique pour laver son linge, par exemple » 3. Bien avant l’apparition du smartphone ou de la recherche de rentabilisation du temps, de la place grandissante de l’automobile dans les villes ou de l’évolution des normes de bonne parentalité, l’eau a contribué à faire de nos enfants des « enfants d’intérieur », pour reprendre la formule des géographes néerlandais Lia Karsten et Willem van Vliet. Un mouvement de balancier que d’aucuns appellent aujourd’hui à inverser, pour reconquérir l’extérieur. Rendre les espaces urbains plus accueillants et plus sûrs, relier entre eux les espaces verts, repenser les carrefours, canaliser les voitures, privilégier le piéton... Pour le sociologue Thierry Paquot, « c’est toute une culture de l’ingénieur des Ponts et Chaussées qui est à repenser ! » 4.

© PS Photography

De l’eau invisible à l’eau rare

En dépit de ces conséquences majeures sur nos modes de vies, force est de constater que la société tout entière semble frappée d’amnésie quand on parle d’eau : qu’il s’agisse même simplement de sa provenance (qui sait de quelle source provient l’eau qu’il boit ? ), de son prix (qui connaît le montant de sa facture ? ), de sa qualité (qui saurait dire de quoi est composée l’eau qui coule de son robinet et quelles normes définissent sa potabilité ? ). Alors qu’il était autrefois charnel, organique, fondateur, le lien que nous entretenons avec l’eau s’est hissé en quelques décennies à un haut niveau d’abstraction qui « invisibilise » autant le réseau d’eau (canalisations, pompes, stations d’épuration) que le territoire qu’il aménage.

Les noms des départements français eux- mêmes, presque tous issus d’un fleuve ou d’une rivière, ne sont désormais plus que décrits par leur numéro dans le langage courant, signe d’un nouvel attachement plus administratif que géographique. En cachant l’eau, en la traitant loin de chez nous, en amont ou en aval, on l’a domestiquée. Mais dans le même mouvement, on a rendu la conscience de sa fragilité moins aiguë. Aujourd’hui encore subsistent de nombreux points d’ignorance du grand public vis-à-vis de notre gestion de l’eau. On peut s’en apercevoir en lisant le baromètre national de l’eau publié chaque année depuis vingt-six ans par le Centre d’information sur l’eau (CIEAU). En 2022, 77 % des gens pensent, par exemple, que l’eau est potable à l’état naturel. Le fonctionnement réel de l’assainissement des eaux usées n’est connu que par moins d’un tiers des Français, et les deux tiers des Français ignorent le prix du mètre cube d’eau. Mais beaucoup d’entre eux éprouvent le sentiment de dépenser plus pour l’eau que pour Internet et le téléphone, alors que... c’est faux, voire deux à trois fois moins cher.

Cette méconnaissance a été particulièrement étayée par la chercheuse au CNRS Agathe Euzen qui a étudié en 2007-2008 la perception que l’on pouvait avoir de la qualité de l’eau et des risques sanitaires. Elle a découvert que la définition d’une bonne eau évolue au fil du temps et des sensibilités, mais aussi que la méconnaissance des normes sanitaires engendre des comportements à risque, ou du moins paradoxaux. Par exemple, telle copropriété refuse de changer les canalisations en plomb, car elle relativise le risque encouru tout en « se désengageant de toute responsabilité par l’adoption de solutions individuelles alternatives en utilisant des carafes filtrantes ». De la même façon, les Parisiens, qui font l’objet de son étude, sont rares à faire le lien entre le calcaire et le calcium alors que le premier contient le second. Ainsi, un usager interrogé déclare : « Dans l’eau du robinet, il y a du calcaire, elle est moins riche que l’eau minérale. » Pourtant, ce calcaire est composé de carbonates de calcium, exactement comme certaines eaux minérales, qui pourraient tout autant entartrer les appareils électroménagers que l’eau du robinet, si on les utilisait également dans les bouilloires ou les lave-linge. Du calcaire au calcium, il n’y a qu’un pas lexical que les consommateurs n’osent donc pas franchir, persuadés que l’un est néfaste quand l’autre est bénéfique.

C’est dans les années 1990 que les consommateurs se regroupent en associations et que les médias commencent à s’intéresser à des questions comme la qualité de l’eau ou le taux de rendement (donc les fuites) du réseau. Le mot-valise « consom’acteur » fait son apparition pour décrire les formes engagées de consommation qui découlent d’une prise de conscience écologique.

Directrice Consommateurs de l’activité Eau France chez Veolia, Géraldine Sénémaud confirme que, sous l’effet conjugué de l’individualisation des comportements et des exigences accrues des consommateurs, la relation client est devenue primordiale dans l’écosystème des distributeurs d’eau : « Pendant longtemps, le seul contact entre l’usager et le distributeur avait lieu quand il s’abonnait et quand il résiliait son contrat, ou lorsqu’un problème de facture apparaissait. Aujourd’hui, le client n’a pas un simple rapport de commodité avec l’eau, il est conscient qu’il faut la protéger. »

© Tobias Aeppli

Sur le front de la relation client, le rapport avec l’usager passe désormais par un lien permanent, via les centres d’appels, calqués sur ceux mis en place par les opérateurs téléphoniques dans les années 1990. « C’est devenu un savoir-faire, décrypte Géraldine Sénémaud. L’expérience client est devenue primordiale. » Les distributeurs d’eau s’affirment maintenant comme un service de proximité, avec de petites agences locales au cœur des villes et des permanences les jours de marché – et les équipes chargées des consommateurs retrouvent le rôle central qu’elles avaient à l’origine, lorsqu’il s’agissait de contracter les premiers abonnements.

Sur le front de la qualité de l’eau, pour répondre à la demande des consommateurs mécontents de voir leurs canalisations ou appareils domestiques abîmés, l’expertise de Veolia a, par exemple, été sollicitée dans le Vexin normand pour construire des usines de décarbonatation de l’eau et réduire le taux de calcaire. « Ce sont de gros investissements, explique Guy Burette, mais ça nous permet aussi de protéger la nappe phréatique, parce que le calcaire incite les gens à utiliser plus de lessive et des adoucissants qui polluent en aval. »

Sur le front de l’équité, la mise en place de la loi Brottes en France, en 2013, a accéléré le déploiement du chèque de solidarité eau et, plus largement, de la tarification sociale – en plus des démarches toujours actives de sensibilisation à l’usage de l’eau du robinet, en particulier auprès des populations défavorisées qui, venant de pays où l’eau n’est pas potable, peuvent encore préférer acheter de l’eau en bouteille, y compris à des fins d’hygiène ou de cuisson, au détriment de leur pouvoir d’achat.

Enfin, sur le front de la maîtrise des consommations, de nouveaux services personnalisés voient le jour, adossés à l’apparition du télérelevé au début des années 2000, bien avant qu’il ne se déploie pour l’énergie. Ces nouveaux compteurs permettent une transparence quasi parfaite avec le consommateur et une facturation au réel, capable de faire de la prévention en alertant l’usager sur sa consommation ou les fuites potentielles. En 2022, plus de 70 000 fuites ont par exemple été notifiées aux consommateurs, ce qui a économisé 4,2 millions de mètres cubes (l’équivalent de 1 700 piscines olympiques). Directeur général de Birdz, entreprise spécialisée dans la digitalisation des métiers de l’eau et filiale de Veolia, Xavier Mathieu estime que la data science va rendre la ville plus intelligente, en France comme partout à travers le monde : « Bientôt, on pourra même être prédictifs sur les volumes consommés demain ou bien analyser les flux de population, car la consommation d’eau est le meilleur indicateur de présence sur un territoire. C’est une information qui a une réelle valeur pour le ramassage des déchets. Par exemple, on sera en mesure de dire s’il faut dépêcher des camions supplémentaires ou non selon la situation. »


On le voit une fois encore, c’est pour répondre à des besoins qui émergent que Veolia met au point de nouveaux services. Des services dont l’usage gagne en importance avec le temps, aux premiers besoins s’en ajoutant de nouveaux : la télérelève, d’abord inventée pour répondre aux besoins d’individualisation, montre toute son utilité à l’ère de l’eau rare.

Car nous y sommes désormais : depuis la fin des années 2010, les épisodes de sécheresse et les catastrophes climatiques ont fait évoluer les mentalités bien plus rapidement que des années de pédagogie scientifique et l’on perçoit de plus en plus, en France comme ailleurs, que l’eau est rare. À l’image de ce que l’on observe en Californie depuis plusieurs années, les usagers font désormais la chasse au gaspillage de l’eau. Ils s’interrogent sur l’irrigation des cultures en pleine canicule, l’eau des piscines, l’arrosage des golfs, la fausse neige des stations de ski... Directrice des Eaux de Marseille, Sandrine Motte voit les mentalités changer dans la ville : « Il y a cinq ans encore, les cantonniers ouvraient les bouches à clé pour nettoyer les trottoirs en plein été, ils laissaient juste l’eau couler dans les rigoles. Aujourd’hui, ces bouches sont fermées ! Et quand les gens voient des pratiques de street pooling, le fait d’ouvrir les bouches d’incendie pour se rafraîchir pendant les canicules, ils nous envoient des messages indignés sur les réseaux sociaux, ce sont des façons de faire qui ne sont plus acceptables. »

L’inquiétude des Français à l’égard d’une pénurie d’eau a bondi de 32 % en 19965 à 81 % en 20236, soit une hausse de près de 50 points. Plus globalement, ce sont 71 % des habitants de la planète qui se sentent exposés à un risque lié au dérèglement climatique ou aux pollutions, et 60 % qui se disent prêts à accepter la plupart des changements (économiques, culturels, sociaux) qu’impliquerait le déploiement massif des solutions écologiques7.

Le mouvement actuel marque donc une volonté forte, en réponse à une prise de conscience aiguë. L’Espagne fait partie des pays qui, sur le terrain des économies d’eau, a pris un temps d’avance : à Barcelone, par exemple, c’est après l’intense sécheresse de 2000 que les consommations ont baissé de 20 % supplémentaires. Comme dans le reste de l’Espagne, la consommation moyenne s’établit aujourd’hui à 100 litres par jour et par personne, 20 % de moins qu’en France.

L’évolution que l’on connaît actuellement va au-delà des premiers mouvements d’optimisation et de performance engagés depuis les années 1990. En effet, depuis cette décennie, le rendement de réseau a progressé jusqu’à atteindre 80 % en France et les consommations des particuliers ont baissé de 30 % du fait du télérelevé et de la sensibilisation, certes, mais aussi, et surtout, de la réduction de consommation des équipements ménagers, des chasses d’eau à double flux aux machines à laver économes.

Dans tous les cas, plus qu’une démarche centrée sur l’individu, la sobriété gagne à s’intégrer dans une approche territoriale globale, adaptée aux spécificités de la ressource et aux usages locaux. C’est la logique dans laquelle s’est inscrite la métropole européenne de Lille, en engageant le contrat de sobriété le plus ambitieux d’Europe – alors que la rareté de la ressource en eau va aujourd’hui jusqu’à entraver son développement industriel. Cela passera par la suppression de la dégressivité pour les grands consommateurs, la distribution de kits hydro-économes, la traque et la réparation des fuites diffuses sous les trottoirs et les chaussées. Et, fait supplémentaire majeur, Veolia subira des pénalités si elle vend plus d’eau que prévu.

D’autres modèles peuvent exister, comme le recours à la tarification incitative pour les consommateurs ou le développement de systèmes plus décentralisés, avec récupérateurs d’eau de pluie, recyclage des eaux usées dans les toilettes, puis dans les jardins. Ces perspectives ouvrent un large champ de questions : si sortir du réseau semble réservé à une petite fraction seulement de la population, quel peut être le meilleur mix entre autonomie et réseau, entre modèle individualiste et modèle solidaire, où chacun participe équitablement à l’entretien d’un service accessible à tous ? Pour le chercheur Jérôme Denis, la sortie des réseaux est surtout un mythe. « On croit à un retour aux pratiques anciennes, comme si on avait vécu une simple parenthèse consumériste, avec le renouvellement permanent des objets et la constitution de réseaux. Avec cette pensée qui produit un rapport individualisant des objets et des personnes, on peut tomber dans le fantasme survivaliste. Mais quand on travaille sur la maintenance, on comprend que tout ça est tellement coûteux qu’on a besoin des autres : c’est l’interdépendance qui régit nos modes de vie. »

À Guayaquil, l'eau pour tous

L’engagement de Veolia pour un droit effectif de tous à l’eau se vérifie dans toutes les géographies où le groupe opère. À Guayaquil, la plus grande ville d’Équateur, l’accès à l’eau a progressé de 60 % en 10 ans, pour atteindre un taux comparable à celui enregistré dans les pays les plus avancés : 97 % des habitants disposent, au quotidien, d’un accès au service de l’eau potable.

Pour y parvenir, au-delà du déploiement des infrastructures et de leur entretien, le programme de développement a mis en place une tarification sociale destinée aux quartiers les plus défavorisés. Un dispositif de remise de dettes géré en lien avec le gouvernement et des associations citoyennes locales, un dispositif de médiation arbitrant les réclamations des usagers et proposant des solutions de paiement justes et adaptées aux conditions des familles.

Dans le cadre de ce programme, les équipes de Veolia s’appuient sur un réseau de plus de 1 000 leaders communautaires pour venir en aide aux résidents des quartiers défavorisés. Quatre agences mobiles sillonnent la ville afin d’aller à la rencontre des habitants et de créer un lien de proximité avec le service public. Enfin, des campagnes de sensibilisation à la juste consommation, au prix du service de l’eau et à la préservation des ressources sont déployées chaque année.

À Tanger avec Esther Duflo, prix Nobel d'économie

Prix Nobel d’économie en 2019, Esther Duflo est titulaire, au Collège de France, de la chaire Pauvreté et politiques publiques. Lors de sa leçon inaugurale, elle a partagé les résultats de sa collaboration avec le gouvernement marocain et Veolia pour rendre effectif le droit à l’eau. Une manière de prouver la nécessité d’aligner les grandes orientations politiques, l’établissement des procédures et l’attention à porter aux détails – au cœur de ses travaux. Et de souligner le rôle déterminant des équipes de Veolia aux côtés des habitants. Extrait.

« Les questions de politique économique impliquent souvent une bonne part de plomberie. [...] Un projet au Maroc, qui a un rapport direct avec la plomberie, illustre bien les gains de collaboration [entre les responsables politiques, les ingénieurs et les économistes soucieux des détails]. Le gouvernement du Maroc voulait faire bénéficier les ménages les plus pauvres d’un accès à l’eau. Pour cela, ils avaient bien conçu leur programme dans les grandes lignes : les entreprises qui souhaitaient obtenir l’exploitation du réseau d’eau et d’assainissement dans les grandes villes devaient s’engager à faire les travaux nécessaires pour que les ménages pauvres puissent accéder au réseau.

L’entreprise Veolia, qui avait gagné l’appel d’offres pour Tanger, avait réalisé les gros travaux pour amener l’eau et l’assainissement dans les ruelles du vieux centre. Ils avaient également conçu un abonnement sans frais d’accès : le prix des travaux des raccords individuels était inclus dans un prêt à taux zéro, remboursé chaque mois avec la facture d’eau. Tout était donc en place : la volonté politique, les travaux des ingénieurs civils, le montage financier. Mais les clients ne venaient pas ! La demande pour le raccordement était très faible. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Olivier Gilbert, de Veolia. Il s’intéressait à cette énigme. Je m’intéressais à l’impact possible d’un raccord à l’eau potable sur la vie et la santé des habitants. Nous avons commencé à travailler ensemble.

L’équipe de Veolia avait des idées sur les barrières qui empêchaient les ménages de demander le raccordement : conflits entre propriétaires et locataires, manque de fonds, conflits entre membres de la famille élargie. Mais, en nous promenant dans la ville et en interrogeant les habitants, nous en avons découvert une autre : la procédure de candidature, comme c’est souvent le cas pour les programmes gouvernementaux dans le monde entier, était compliquée. Tout candidat au raccord devait se présenter en personne dans un bureau du centre administratif, assez éloigné de son domicile, avec une pile de documents ; s’il manquait un document, il devait revenir. La procédure était trop compliquée et la plupart des habitants avaient simplement abandonné.
Ce type de course d’obstacles pour l’obtention d’un droit [...] est parfois intentionnel. Faire franchir des obstacles est une manière de s’assurer que seuls ceux qui ont vraiment besoin d’un service (ou d’une aide) veulent le faire, ce qui est un moyen de cibler implicitement. Mais le plus souvent, c’est simplement le sous-produit d’un effort de surveillance trop poussé et de la méfiance des fonctionnaires à l’égard de leurs administrés. De nouvelles strates de documentation et de vérifications sont rajoutées aux anciennes strates, sans jamais en enlever une.

En l’occurrence, à Tanger, la complexité de la procédure n’était pas entièrement intentionnelle. Quand nous avons proposé d’envoyer une équipe pour rendre visite aux habitants à domicile et photographier les documents chez eux, leur évitant ainsi plusieurs voyages, Veolia et le gouvernement ont accepté. Nous avons ainsi conçu une expérimentation où un habitant sur deux recevait une visite à la maison pour lui proposer une connexion. La demande a explosé, de moins de 10 % à 69 %. La connexion a permis de libérer un temps considérable aux familles, ce qui s’est traduit par une amélioration de la santé mentale et du bien-être et une réduction des tensions familiales. Tout cela pour une petite dépense supplémentaire, qui a permis de rentabiliser tout l’effort d’infrastructure qui avait été consenti. »

  1. GOUBERT Jean-Pierre, LE ROY LADURIE Emmanuel. La Conquête de l’eau. L’avènement de la santé à l’âge industriel. Paris : Hachette, 1986 ↩︎
  2. Monique Eleb, « La mise au propre en architecture. Toilette et salle de bains en France au tournant du siècle (1880-1914) », Techniques & Culture [En ligne], 13 | 1990, mis en ligne le 16 janvier 2006. ↩︎
  3. RIVIÈRE Clément. (propos recueillis par Clara GEORGES) « Où sont passés les enfants des villes ? ». Le Monde, 14 juillet 2022 ↩︎
  4. PAQUOT Thierry. (propos recueillis par Clara GEORGES) « Où sont passés les enfants des villes ? ». Le Monde, 14 juillet 2022 ↩︎
  5. Centre d’information sur l’eau (1996). « Les Français et l’eau ». ↩︎
  6. Elabe, Les Echos et Institut Montaigne (2023). « Les Français, l’eau et la sécheresse ». ↩︎
  7. Elabe et Veolia (2022). Baromètre de la transformation écologique ↩︎

RÉCIT 4

Le 21 sept. 2023

Protéger la ressource : l’émergence des préoccupations environnementales

Lorsque l’eau courante est amenée en ville à partir du milieu du XIXe siècle, personne ne se soucie de l’impact de ce qui est rejeté directement en aval dans les cours d’eau. La nécessité de protéger avec attention la ressource naît de l'explosion des volumes mais aussi du basculement du régime des pollutions qui, malodorantes et visibles avec les tanneries et les abattoirs, deviennent sans odeur et invisibles à cause du (ou grâce au) développement de la chimie et de l’industrie. 

Aujourd’hui encore, le défi environnemental est rythmé par le développement d’expertises qui, avec un décalage temporel plus ou moins important, font le lien entre de nouveaux usages et leurs conséquences environnementales, favorisant ainsi les réponses techniques appropriées. Aux côtés des experts scientifiques, des juristes ou de l’administration, interviennent aussi de nombreux anonymes qui, par connaissance empirique du terrain, observent des modifications encore largement invisibles. Cette histoire des mobilisations autour de l’eau commence à être peu à peu connue du grand public, et elle n’est pas prête de s’arrêter. 

Grégory Quenet

« L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général. » Voici ce que stipule la loi française depuis 1992, résultat de décennies de lutte écologique, d’études scientifiques et de choix politiques. La même année est signée, à Helsinki, la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux qui vise à « assurer une gestion des eaux transfrontières rationnelle et respectueuse de l’environnement, faire un usage raisonnable et équitable des eaux transfrontières et assurer la conservation ou la remise en état des écosystèmes ». Car les fleuves, les rivières et les lacs ne s’arrêtent pas aux frontières, poursuivant leur cours là où leur nature les mène. C’est pourquoi la protection des grands bassins hydrographiques appellent une gestion aussi locale, qui seule permet un contrôle et une connaissance pratique de la ressource, que globale, seule capable de conférer une cohérence transfrontalière à l’ensemble des législations nationales. Autre action pour contribuer à la préservation de l’écosystème aquatique : certains pays ont doté leurs fleuves d’une personnalité juridique, comme c’est le cas en Inde pour le Gange. La Nouvelle-Zélande a quant à elle accordé en 2017 le statut d’ « entité vivante » au fleuve Whanganui. En Inde, les citoyens peuvent saisir la justice au nom du fleuve sacré, tandis qu’en Nouvelle-Zélande, les intérêts du fleuve seront défendus dans les procédures judiciaires par un avocat. Les contours des enjeux écologiques relatifs à l’eau semblent ainsi s’élargir et associer un ensemble d’acteurs qui n’avaient jusqu’ici pas voix au chapitre : la biodiversité, les paysages, le climat, etc. Il faut dire que le dérèglement climatique s’est installé durablement dans nos esprits comme dans nos chairs, après une sécheresse 2022 exceptionnelle dans tout l’hémisphère Nord et des feux de forêt dramatiques en Afrique du Nord, en Australie et en Europe.

D’après le baromètre de la transformation écologique Elabe Veolia publié en 2022, 71 % des habitants du monde expriment un sentiment de vulnérabilité écologique et climatique, et 74 % ont le sentiment d’être exposés à la dégradation de l’écosystème et de la biodiversité de leur pays. La prise de conscience écologique dépasse désormais le cadre régional ou national d’où elle avait émergé pour devenir un enjeu mondial, et la protection des ressources en eau rejoint les préoccupations sur la sauvegarde de la biodiversité dans son ensemble.

Ça n’a pas toujours été le cas. À la fin du XIXe siècle, à l’heure où l’enjeu était d’assainir les villes, ce qui importait d’abord était de rejeter au loin les immondices en utilisant l’énergie cinétique de l’eau. Louis Pasteur lui-même prévoyait un système qui conduirait « directement les immondices à la mer ». « Rendre le déchet invisible, inodore, et préserver totalement la population de son contact, tel est le projet – l’utopie – qui hante les médecins » de l’époque, nous apprend Alain Corbin dans Le Miasme et La Jonquille1. Une vision anthropocentrée, portée par la croyance dans l’eau purificatrice, voire auto-purificatrice, capable de s’épurer elle-même. Au fond de la rivière ou loin dans la mer, l’ordure est invisible, son cas paraît réglé. On y déverse donc durant des décennies des tombereaux de déchets, parfois très dangereux, en oubliant le fait que la contamination circulaire des eaux, à l’origine des épidémies de choléra, peut se reproduire sur de plus grands cycles, de plus grands espaces que le seul territoire citadin. Aujourd’hui encore, de nombreux territoires partout à travers le monde produisent des déchets qui finissent directement dans la mer, dans un lac ou dans la rivière. D’après l’OMS, 45 % des eaux usées domestiques sont encore rejetées sans faire l’objet d’un traitement sûr. Et pourtant, la protection de la ressource et des écosystèmes, si elle n’a pas été première, a désormais une longue histoire derrière elle. Plongeons dans cette histoire, qui a commencé à l’aube du XXe siècle.

© Jan Huber

Du Fishing Club de France à la grande loi sur l’eau de 1964

La prise de conscience de la nécessité de préserver l’eau ne naît que très lentement en France, après même la construction des premiers réseaux d’eau. D’abord, les théories aéristes, qui attribuent les épidémies aux miasmes – autrement dit, aux puanteurs – et non à la qualité intrinsèque des eaux, leur survivent. Les découvertes de John Snow à Londres ne datent que de 1854 – un an après la naissance de la Compagnie Générale des Eaux –, elles sont dans un premier temps contestées par la communauté scientifique et il faut attendre celles de l’Allemand Robert Koch en 1883 pour qu’elles soient étayées par l’identification de la bactérie Vibrio cholerae à l’origine du choléra. Surtout, l’assainissement des villes passe d’abord par l’adduction d’eau et non par son traitement. A fortiori, la préservation à la source de la qualité de l’eau dans son milieu naturel n’est pas un enjeu identifié. Toutefois, les découvertes scientifiques se multiplient, et c’est sous la IIIe République, sous le gouvernement Waldeck-Rousseau, qu’en 1902 l’une des premières lois majeures contre la pollution des eaux souterraines est adoptée en France. Cette loi qui interdit « le jet de bêtes mortes dans les cavités naturelles de calcaire », porte le nom d’Edouard-Alfred Martel. Ce pionnier de la spéléologie prouve, grâce à ses travaux de recherche sur l’hygiène de sources, que les matières en décomposition peuvent être à l’origine de graves épidémies. Cette législation peut être analysée comme l’un des premiers mouvements pour la protection de la ressource en France, quand bien même son application est limitée au périmètre des sources d’eau.

Edouard-Alfred Martel, pionnier de la lutte contre la pollution des cours d’eau

La loi Martel a été promulguée le 15 février 1902. Cette loi qui interdit le jet de cadavres d’animaux et de détritus putrescibles dans les grottes porte le nom d’Édouard-Alfred Martel, pionnier de la spéléologie mais aussi de la lutte contre la pollution de l’eau. Né le 1er juillet 1859, celui qui est destiné à devenir juriste comme les autres membres de sa famille prend un tournant de vie quelque peu différent. C’est à la suite de la découverte d’une grotte à l’âge de 7 ans, que ce futur géographe, fervent admirateur de Jules Verne, développe une passion pour les abîmes de la terre.

Cet aventurier des temps modernes explore avec une rigueur scientifique inédite les grottes, sous-sols et autres cavités. Il connaît la notoriété après avoir découvert la rivière souterraine du gouffre de Padirac dans le Lot en 1889, gouffre de 103 mètres au fond duquel coule un cours d’eau de plus de 55 kilomètres. Sa femme, madame Martel, née Aline de Launay, parlait de ses aventures souterraines en ces termes : « Je me contentais de l’accompagner et de l’attendre à la sortie des gouffres en admirant le “recto” du paysage alors qu’il en découvrait le “verso” dans les entrailles de la terre… Si vous aviez vu dans quel état il remontait ! … Un véritable égoutier ! »

Deux années plus tard, alors qu’il explore le gouffre de la Berrie dans la vallée du Vert, Martel repère une carcasse de veau en décomposition au fond d’un puits. Mais, à la fin de son exploration, le spéléologue assoiffé boit l’eau de la source et tombe malade : une intoxication typhoïdique qui durera deux mois. Cet évènement lui inspire des travaux de recherche sur l’hygiène des sources d’eau. En 1894, il écrit : « Quoi de plus dangereux et de plus trompeur, en effet, que ces eaux claires, en apparence filtrées par la roche, et charriant au contraire à plein flots les microbes germés sur les charognes au fond des avens ? C’est ainsi que l’alimentation et l’hygiène publiques sont fort intéressées aux études souterraines. »

Édouard-Alfred Martel démontre que les eaux d’infiltration véhiculent de graves épidémies comme la fièvre typhoïde. Raison pour laquelle le père de la spéléologie moderne se démène pour imposer de nouvelles règles d’hygiène. Ses travaux préconisent que les régions qui ne possèdent pas de sols filtrants composés de sable redoublent d’attention pour leurs eaux d’alimentation et doivent déterminer un « périmètre de protection » contre les pollutions. C’est ainsi qu’en 1902, la loi du 15 février établit ces périmètres de protection et interdit le jet d’animaux morts et d’ordures dans les cavités naturelles.

Quand bien même il n’épouse pas directement de carrière politique, comme les scientifiques de son époque Marcellin Berthelot, Paul Langevin ou Paul Painlevé, plus tard panthéonisés, il n’en donne pas moins son nom à cette loi à force d’avoir activement plaidé en sa faveur. Les contaminations à la fièvre typhoïde ayant diminué de trois quarts en France, pas étonnant qu’il ait été reconnu « bienfaiteur de l’humanité ». L’ensemble de ses recherches et découvertes sur les pollutions des eaux sont réunies dans un ouvrage : Le Nouveau Traité des eaux souterraines, publié en 1922.

@Hayley Murray

Progressivement, les changements induits par l’ingénieux développement des réseaux d’eau font apparaître la nécessité de protéger la ressource. D’une part, la quantité d’excréments des villes en croissance devient telle qu’il est impossible de les épandre, c’est-à-dire de les répandre dans les champs environnants, d’autant plus que l’afflux d’eau dans les fosses d’aisances a rendu peu utilisable cette matière devenue liquide. D’autre part, une coalition de lanceurs d’alerte, comme nous les appellerions de nos jours, se fait jour, des savants qui démontrent le rôle des microbes dans la contamination par les eaux jusqu’aux pêcheurs à la ligne qui observent l’impact des rejets urbains sur les poissons des cours d’eau. La création du Fishing-Club de France en 1908, composé de membres très divers, allant du simple amateur de pêche aux plus hauts fonctionnaires de l’État (tels que des inspecteurs des Eaux et Forêts), constitue le début d’une série de mobilisations couronnées de succès pendant la première moitié du XXe siècle. Exemple cité dès les premières années par un rapport du FCF : la condamnation d’une papeterie et de deux ouvriers à deux mois de prison et 4 000 francs de dommages et intérêts, « sur l’intervention d’une Société de pêcheurs, pour avoir évacué des eaux de lavage des bassins de résinate de soude dans la Meurthe et avoir entraîné ainsi un désastre considérable sur les poissons ».


Dans le département du Gers, à Condom en 1929, une pétition de 35 pêcheurs alerte de son côté le préfet sur l’évacuation dans la Baïse de déchets provenant de la distillation du charbon par une usine de gaz. Le préfet, ainsi que l’administration des Ponts et Chaussées, invitent le maire à fabriquer une citerne étanche pour récolter les eaux de lavage. Des solutions doivent alors se mettre en œuvre : ces dynamiques anciennes préfigurent la coopération de long-terme qui s’instituera entre les associations de pêcheurs et le groupe Veolia. Pour n’en prendre qu’un exemple, les équipes des Eaux de Marseille, aujourd’hui encore, ne vident jamais le bassin Saint-Christophe qui permet la décantation des limons une concertation avec les associations de pêche locales.

Comme le souligne Stéphanie Laronde, à la tête de la direction Appui – Coopération Institutionnelle et Technique à l’Office International de l’Eau, c’est à partir des années 1960 que les conflits d’usage liés à la pollution des ressources se multiplient. La qualité des eaux de surface, celle des rivières notamment, se dégrade fortement en raison des activités industrielles et agricoles. Mais aussi de la fulgurante expansion urbaine de l’après-guerre. C’est dans ce contexte que la loi-cadre sur l’eau du 16 décembre 1964 voit le jour. Cette loi, qui organise la gestion par bassins, va fixer des objectifs de qualité par cours d’eau dans chaque département français et instaurer le principe pollueur-payeur.

La décennie 1970 : un tournant dans les luttes écologiques, des solutions nouvelles pour répondre aux revendications

Si la loi fournit un cadre réglementaire et des mesures de financement, le modèle économique de l’assainissement des effluents industriels ne prend forme qu’un peu plus tard encore. Au début des années 1970, les initiatives dans ce domaine sont souvent le fait de personnalités isolées, comme ce directeur de l’usine de potabilisation de l’eau à Méry-sur-Oise, qui se rend compte que l’eau est ponctuellement trop polluée pour pouvoir la puiser et la traiter correctement. Directeur de la zone France et déchets spéciaux Europe de Veolia, Jean-François Nogrette connaît bien cette histoire : « À l’époque, l’Oise est un égout ! Sur son cours, on trouve une industrie sidérurgique très développée qui rejette des métaux lourds et du cyanure, on frise une contamination grave de la rivière et donc une coupure de l’eau. » Pour éviter d’en arriver là, Bertrand Gontard, à l’époque directeur de l’usine de potabilisation, va proposer aux industriels de traiter les déchets toxiques dès l’amont !

Une activité qui n’existe pas encore en France mais qui sera rendue possible à la fois par la loi de 1975 sur la responsabilité des producteurs de déchets, mais aussi par la contribution des agences de bassin, créées en 1964, qui utilisent la redevance pollueur-payeur pour financer les usines de traitement. Comme le rappelle Jean-François Nogrette, « les agences de l'eau ont bien compris que pour protéger la ressource en eau, il fallait se débarrasser de ces déchets toxiques qu'on appelle aujourd'hui “déchets industriels dangereux”, en amont, sans passer par le cours d’eau. » C’est dans ce contexte de protection de la ressource en eau que sera fondée en 1975 SARP Industries, spécialisée dans les déchets dangereux et cousine de la SARP (Société d’Assainissement Rationnel et de Pompage).

La décennie 1970 marque plus généralement un réveil collectif des consciences autour des questions écologiques. La conférence des Nations unies qui se tient à Stockholm en 1972, fait ainsi pour la première fois de l’environnement une problématique majeure. Dans le principe 2 de la Déclaration sur l’environnement, on peut lire : « Les ressources naturelles du globe, y compris l’air, l’eau, la terre, la flore et la faune doivent être préservées dans l’intérêt des générations présentes et à venir par une planification ou une gestion attentive selon que de besoin. » La même année paraît le Clean Water Act aux États-Unis. La loi vise à réduire la pollution des cours d’eau et des Grands Lacs, devenue une menace sanitaire de premier ordre. Pour ce faire, elle opère un changement de paradigme radical : on passe d’un système basé sur des normes de qualité de l’eau à un système basé sur des normes de rejets des effluents, ce qui offre un cadre pour réduire les rejets industriels et municipaux dans la ressource en eau. C’est aussi le départ d’un programme fédéral de financement de stations d’épuration. Avec cette loi, le législateur se donne pour but d’éliminer « toute décharge de polluant dans les eaux navigables avant 1985 » et de « rendre les eaux propices à la vie piscicole et aux activités de loisir avant 1983 ». Un objectif trop peu réaliste – par manque de moyens coercitifs – mais qui permettra malgré tout d’améliorer nettement la qualité de l’eau dans les Grands Lacs durant la décennie suivante, en faisant chuter les taux de polluants.

Les années 1970 sont par ailleurs l’occasion d’un « moment associatif »2, pour reprendre le mot de l’historien Pierre Rosanvallon dans Le Modèle politique français. Au cours de ces années, « des associations de protection de la nature et de l’environnement d’un nouveau genre apparaissent en France et dans le monde, de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN, 1968) à Greenpeace (1971) en passant par Friends of the Earth (1969) »3, indique Alexis Vrignon dans la revue Vingtième Siècle. Cette dernière association est déclinée en France sous le nom « Les Amis de la Terre », qui compte parmi ses adhérents Brice Lalonde et Yves Cochet. C’est aussi le temps des premiers magazines d’écologie politique, avec La Gueule Ouverte, lancée par le journaliste de Charlie Hebdo Pierre Fournier en 1972, ou encore Le Sauvage fondé en 1973 par Alain Hervé des Amis de la Terre. La plupart de ces activistes et journalistes soutiennent en 1974 la première candidature d’un écologiste à l’élection présidentielle, celle de René Dumont. Agronome réputé et auteur d’ouvrages engagés comme L'Utopie ou la mort ! (1973), il choisit pour son passage télévisé de boire symboliquement un verre d’eau, dans une séquence devenue culte. « Je bois devant vous un verre d’eau précieuse car avant la fin du siècle si nous continuons un tel débordement, elle manquera », explique-t-il à des Français médusés qui jugent ces propos exagérés, pour ne pas dire loufoques. Premier homme politique à insister non pas seulement sur la qualité de l’eau, mais aussi sur sa quantité, René Dumont apparaît aujourd’hui comme trop en avance sur son temps pour convaincre une population surtout préoccupée par l’inflation due au premier choc pétrolier.

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Dans ces années-là, l’écologie parvient surtout à émerger ponctuellement à travers des luttes locales. Il s’agit alors de préserver un environnement qui prend la forme d’un paysage, ou d’une population, menacé par un danger facilement identifiable. C’est en Bretagne, notamment, que se tiennent certains des combats les plus illustres pour la préservation de l’eau et des écosystèmes, à commencer par ceux liés aux marées noires. Dès mars 1967, le Torrey Canyon s’échoue au large de la côte britannique et déverse 120 000 tonnes de pétrole brut. Malgré leurs efforts, les Anglais ne parviennent pas à endiguer la pollution des eaux, au contraire, trois semaines plus tard, le pétrole arrive en Bretagne nord. Alors pour que la saison touristique puisse avoir lieu, des bénévoles et l’Armée de terre s’activent et nettoient les plages avec les moyens du bord, parfois à mains nues, avant d’enfouir les déchets pétroliers dans des fosses creusées sur une île à proximité. Si cette première marée noire marque les esprits – Serge Gainsbourg lui consacre même une chanson dans l’album Initials B.B. (1968) –, d’autres catastrophes similaires suivent dans les années 1970, notamment celle de l’Amoco Cadiz en 1978, du Tanio en 1980 et l’Erika en 1999. Veolia, à travers sa filiale SARP Industries, accompagne les opérations de nettoyage du littoral. Jean-François Nogrette témoigne : « Chaque fois qu'il y a un accident industriel quelque part, nos équipes sont sollicitées dans l'urgence, avec des enjeux à la fois techniques et de sécurité. Donc une grande partie des pollutions les plus prégnantes vont être traitées par les unités de SARP Industries à l'occasion de ces marées noires depuis l’Erika. »

En parallèle, la Bretagne mène un second combat contre les algues vertes. La prolifération de ces végétaux pollue depuis cinquante ans les plages bretonnes chaque été, faisant de la région le troisième plus grand site de « marée verte » dans le monde, derrière la lagune de Venise et le littoral de la ville de Qingdao en Chine. Ce phénomène, apparu pour la première fois en 1971 dans la baie de Lannion, dans les Côtes d'Armor, doit son origine aux élevages porcins et aux engrais agricoles. Les flux de nitrates rejetés dans les sols et les cours d’eau lors de ces activités provoquent la prolifération des algues vertes qui asphyxient la faune et la flore aquatiques. Selon les années, entre 75 et 115 sites sont touchés, et 40 à 50 communes ramassent entre 20 000 et 40 000 tonnes d’algues échouées pour que les touristes ne refluent pas vers d’autres stations balnéaires. Face aux rejets de nitrates dans les sols et nappes phréatiques, l’eau potable elle-même a pu être ponctuellement menacée en Bretagne, une situation prise au sérieux par les opérateurs comme Veolia, qui ont entre autres développé le projet Aquisafe avec le Syndicat mixte environnemental du Goelo et de l'Argoat (SMEGA) en réponse à la fermeture, en 2009, de l’usine d’alimentation en eau potable de l’Ic, à cause de teneurs élevées en nitrates. Aquisafe est un projet de recherche sur les zones tampons en milieu rural. Ces dernières sont des éléments du paysage destinés à limiter les transferts de contaminants vers les milieux aquatiques récepteurs, commes des talus, des fossés, des zones humides. Les tests réalisés avec la mise en place de ces zones tampons au niveau des points de pollution du bassin-versant ont permis de démontrer que ces zones entraînaient une baisse sensible des polluants présents, les nitrates en particulier. Ces actions ont été couplées à une sensibilisation des agriculteurs locaux à une moindre utilisation de pesticides en amont, avec pour résultat une amélioration de la qualité de l’eau. C’est plus largement toute une approche de la qualité de l’eau qui s’est popularisée pour privilégier la prévention des pollutions au traitement, à mobiliser seulement une fois qu’il est nécessaire.

© Markus Spiske

De la préservation de l’eau à la préservation des milieux, des ambitions toujours plus poussées 

La manière de caractériser la qualité de l’eau elle-même s’est précisée au fil du temps. « La construction de la qualité de l'eau a évolué notamment grâce au développement exponentiel des descripteurs de la qualité au cours du temps entre 1850 et aujourd’hui », jusqu’à prendre en compte des critères qui importent d’abord pour les milieux, souligne ainsi la directrice Eau et Climat chez Veolia, Marie-Christine Huau. On peut distinguer plusieurs âges ou périodes dans cette histoire. Le premier temps est celui des pharmaciens, qui engagent l'inventaire des sources hydrothermales, fondé sur des variables physiques : les valeurs des ions minéraux, la température, le pH, le TSS (matières en suspension totale), la dureté (comme sur une bouteille d'eau minérale). Puis, toujours au XIXe siècle viennent le temps des chimistes et l'ère de la chimie analytique : on mesure l'oxygène, l'azote, les nitrates, les ions majeurs. Cette période sera rapidement suivie par le temps des ingénieurs civils et la chimie de la rivière, avec le comptage du carbone organique dégradable et la demande en oxygène biologique. L'objectif était alors surtout de protéger les populations contre les maladies hydriques, les problèmes liés aux bactéries qui pouvaient se retrouver dans les eaux potables.

Puis la qualification évolue entre les années 1950 et 1960. L’eau étant devenue un élément de ressource pour l’aquaculture, l’industrie ou l’agriculture, ce sont des variables biologiques sur la base de la faune se trouvant dans l’eau qui vont mobiliser les géochimistes. C’est le temps du risque sanitaire où l’on vérifie que les eaux de baignade ne contiennent pas de bactéries, ni de pesticides. « On commence à observer les écosystèmes aquatiques sous l’angle des usages », indique Marie-Christine Huau. “A partir des années 1980, la recherche académique s’intéresse à la compréhension du fonctionnement du système aquatique”, avant d’entrer au début des années 2000 dans l’ère de la qualité écologique du milieu naturel. « On va regarder comment fonctionne cet écosystème : y-a-t-il une bonne circulation de l’oxygène ? Est-ce que l’on vit bien dedans ? Les scientifiques passent à un fonctionnement hydrobiologique en utilisant des indicateurs biotiques sur les différentes espèces de la biodiversité. Le but étant la préservation des milieux aquatiques », signale l’ingénieure agronome. Et c’est tant mieux, puisque les écosystèmes, tantôt ressource, tantôt milieu récepteur, sont des éléments essentiels pour la biodiversité et pour l’intérêt commun.

L’élargissement des approches de la qualité de l’eau, prenant en compte ses effets sur les humains mais aussi sur les milieux, est allée de pair avec l’accentuation de l’attention portée aux écosystèmes conduisant Veolia à s’investir non seulement dans la qualité sanitaire de l’eau mais aussi dans sa qualité environnementale. La restauration de l’écosystème sous-marin du Cap-Sicié, près de Toulon, en est un symbole. Pendant des décennies, les eaux usées des égouts y ont été directement versées dans la mer, entraînant une grave dégradation du milieu. À la fin des années 1990, pour remédier à la situation et répondre à la première alerte lancée par un plongeur en 1980, une station d’épuration y est construite, sous l’impulsion des pouvoirs publics, par Veolia. Comme on s’y attend alors, elle permet rapidement de restaurer la qualité de l’eau, mais, contrairement à ce qui avait été espéré, elle ne conduit pas au retour du milieu à la vie. C’est pour le rendre possible qu’est mis en place en 2011 le projet Remora, à l’initiative de la fondation Veolia, de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse et de l’Institut océanographique Paul Ricard. Il vient créer des récifs artificiels composés de structures légères à base de joncs en fibre de verre et résine époxy, capables de s’adapter à la houle, des récifs conçus pour servir d’habitat et de protection à la microfaune et à la microflore. Le retour de la vie a finalement pu y être confirmé : en 2016, des recherches de terrain ont révélé la présence de pontes de calamars, seiches et labres, ainsi que celle de juvéniles de crustacés, poulpes et poissons. 

Il est enfin possible de résoudre aujourd’hui des problèmes de rejets industriels qui ont un impact sur les milieux longtemps restés sans solution technique. C’est le cas de la pollution qui affectait les calanques de Marseille, en aval de la production d’alumine par l’usine de Gardanne, exploitée par Alteo. Sommé de mettre son usine aux normes dans les plus brefs délais, l’industriel se devait de trouver une solution pour conserver son activité historique dans la région. Un enjeu stratégique pour le territoire, au regard des emplois en jeu et de la souveraineté française que représente la production d’alumine, un composé essentiel à la fabrication d’écrans de smartphone, de batteries de véhicules électriques ou de carrelage. Veolia a permis à Alteo d’assainir ses effluents après deux ans d’expérimentation et la création d’une unité de traitement biologique utilisant des bactéries pour dégrader les matières organiques en suspension. « L’usine de traitement que nous avons créée fait appel à la biomasse : elle reproduit ce qui se passe dans la nature à l’aide de bactéries qui mangent la pollution », déclare Anne-Laure Galmel, cheffe de projets pour la région Méditerranée de l’Eau France chez Veolia.

Résultat : la meilleure qualité d’eau résiduelle au monde dans le secteur de l’alumine et une satisfaction exprimée par les défenseurs de l’environnement, comme Didier Réault, directeur du parc national des Calanques : « Alteo a réussi à gérer son rejet de façon à ce qu’il soit conforme aux normes européennes. C’est un vrai succès. On a réussi à concilier à la fois l’écologie et l’économie ».

Reste que la protection des milieux demeure un vaste enjeu. D’abord parce que l’assainissement des eaux usées et la prévention des pollutions de manière plus générale ne sont toujours pas déployés partout. Mais aussi parce que le dérèglement climatique en cours en renouvelle les modalités, en perturbant le grand cycle de l’eau, en réduisant le débit des cours d’eau, en y concentrant de fait les pollutions, la salinité, ce qui constitue autant de menaces pour les espèces. Aux luttes et aux solutions de continuer à faire leur œuvre. 

Usine de dépollution des eaux usées Amphitria au Cap Sicié.
© Médiathèque Veolia - Salah Benacer

À La Nouvelle-Orléans : la résilience entre protection des infrastructures… et des écosystèmes 

Depuis plus de 30 ans, le Sewerage & Water Board of New Orleans (SWBNO) s'est associé à Veolia pour gérer l'assainissement de l’eau, créant ainsi l'un des plus grands accords de partenariat public-privé du pays pour le traitement des eaux usées. Cette association va aujourd’hui bien plus loin, et veille à assurer la meilleure résilience climatique à une ville, La Nouvelle-Orléans, qui en est venue à symboliser les risques du changement climatique après le violent ouragan Katrina de 2005. 

Au fil des années, ce partenariat a permis l’amélioration des performances des deux stations d’épuration, qui a elle-même mené au renforcement de l’écosystème du fleuve Mississippi et à la conformité environnementale de La Nouvelle-Orléans. Ceci constitue un élément de sécurité pour une ville située sous le niveau de la mer et près de plusieurs plans d’eau qui, de par cette spécificité, est soumise à un grand risque de catastrophes naturelles.

L'ouragan Katrina lui-même a été l’occasion de renforcer la résilience des installations. Lorsqu’il frappe la Nouvelle-Orléans en 2005, l'usine d'East Bank est inondée sous cinq mètres d'eau.

Le personnel est évacué à bord d'un hélicoptère. Dès que les eaux se retirent, Veolia fait appel à des équipes supplémentaires pour travailler 24h/24. Leur dévouement, ainsi que la mobilisation des ressources du groupe à l’échelle internationale, va permettre d'assécher l'usine en trente jours et de reprendre le traitement complet en trois mois. Veolia dépense 30 millions de dollars pour restaurer immédiatement l'usine, sans attendre le remboursement des assurances. Dès lors, pour éviter le renouvellement de telles catastrophes, elle intègre des mesures de protection et de résilience climatique dans chaque projet d'investissement.

Aujourd’hui, le partenariat de Veolia avec la Nouvelle-Orléans va au-delà des infrastructures de traitement des eaux usées. L'entreprise soutient un projet de restauration des zones humides près de l'usine d'East Bank dans le Lower Ninth Ward, contribue aux associations de quartier et a fait don de plus d'un million de dollars pour venir en aide aux victimes de l'ouragan. Veolia soutient également les universités locales en recrutant des étudiants intéressés par les carrières en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM), et a placé plus de 30 % de ses dépenses locales auprès d'entreprises commerciales défavorisées de la Nouvelle-Orléans.

Le retour des truites dans les rivières de République tchèque

Au cours des vingt dernières années, la qualité de l’eau de l’ensemble des rivières tchèques s’est fortement améliorée. Selon l’Agence de l’environnement tchèque (CENIA), ce progrès serait notamment lié au développement du traitement des eaux usées. Le groupe Veolia, très présent dans le pays, participe activement à l’augmentation de la qualité de l’eau en République Tchèque. Un travail de longue haleine, qui a porté ses fruits : plusieurs espèces locales auparavant presque disparues ont fait leur retour dans les cours d’eau du pays.


Pour faciliter la réintroduction des truites, le projet « Trout way » voit le jour en 2011. Veolia en est à l’initiative, accompagnée par l’association Freshwater Giants fondée par le présentateur de télévision et pêcheur extrême spécialisé dans les voyages et l'histoire naturelle Jakub Vágner. L’objectif du projet ? Soutenir le retour des salmonidés dans les rivières tchèques sur une durée de cinq ans. Les premiers résultats sont plutôt satisfaisants : plus de 60 % des 3 tonnes de truites réintroduites dans la Střela, à l’ouest de la Bohême, ont survécu.


Au total, ce sont 9 tonnes de truites qui ont été relâchées dans les rivières tchèques avec un taux de survie de 70 %. Le programme a été salué par le gouvernement du pays et les médias. En contribuant à l'amélioration de l'état écologique des rivières et bénéficiant aux communautés locales, le projet a inspiré la réintroduction des esturgeons dans le Danube en Roumanie ainsi que d’autres initiatives similaires en Hongrie et Slovaquie.

Mont-Saint-Michel : un barrage pour sauver le monument des sables

Au début des années 2000, l’un des monuments français les plus emblématiques risquait d’être complètement ensablé. Après un millénaire à dominer la baie qui porte aujourd’hui son nom, le Mont-Saint-Michel, tant admiré au fil des siècles, était menacé : l’amoncellement de milliers de mètres cubes de sédiments charriés par les marées le rattachait peu à peu à la terre ferme, lui faisant perdre ainsi son statut d'îlot.
Un défi majeur était à relever pour sauver l’écrin naturel dans lequel trône le monument, auquel le lyrisme de Victor Hugo rendait ainsi hommage en 1881  : « Saint-Michel surgissait seul sur les flots amers, Chéops de l'Occident, Pyramide des mers » 4.

Après que des études ont été menées par le syndicat mixte rassemblant les collectivités concernées, créé par l’Etat dès 1997, le barrage est édifié entre 2006 et 2008, et officiellement inauguré en 2015. C’est aux équipes de Veolia qu’est confiée son exploitation, charge à elles de guider la puissance du Couesnon, la rivière qui se jette dans la baie, pour chasser, quand la mer le permet, les sédiments qui s’y accumulent.

Ancien directeur régional Normandie et actuel directeur général adjoint chargé des finances, du digital et des achats du groupe, Claude Laruelle se souvient : « Tout a commencé, comme souvent, par un appel d'offres. Celui-ci était un peu particulier, puisqu’il s’agissait d’être opérateur du barrage qui permettrait de protéger le mont » .

Pour obtenir l’exploitation de cet ouvrage d’art, Veolia s’est appuyé sur sa capacité à nouer des relations de confiance avec les acteurs de terrain : « Avec le directeur du syndicat mixte, il y a eu une compréhension immédiate » , confie le directeur général adjoint. « Il avait besoin de quelqu’un de fiable, il fallait être capable de se mettre à sa place, et pouvoir tenir un dialogue de qualité pour établir des clauses contractuelles équilibrées » . Le savoir-faire de Veolia pour opérer un service avec ce que cela implique - « mettre en place des astreintes, assurer des horaires de nuit et des décalages dans les prises de poste d’une heure tous les jours, veiller à l’information des promeneurs en temps réel » - est elle aussi déterminante. Comme sa « confiance au territoire dans le développement ».

Il y a quand même une difficulté de taille. Si le principe de fonctionnement est simple - « l'eau est stockée à marée haute. Elle rentre, on ferme, et quand la marée descend, on lève les immenses vannes, qui agissent comme une sorte de chasse d’eau qui repousse le sable » , explique Claude Laruelle -, Veolia n’a jamais eu d’activité dans les barrages. S’appuyant sur leurs fondamentaux, les équipes développent des compétences en hydraulique haute pression pour pouvoir les appliquer. 

« Ce projet est vraiment symbolique de ce que l’entreprise peut faire, poursuit Claude Laruelle. On s’appuie sur notre compréhension intime du terrain, on développe de nouvelles compétences, et on s’organise afin de gérer à la fois dans le temps long et dans le temps très court. ». Piloté au plus près du territoire par l’agence d’Avranches, le contrat a contribué à inscrire durablement Veolia “dans le paysage local de la Manche”. 

« Ici a été restaurée la possibilité d'une île » , déclarait au sujet de ce barrage le président de la République française Emmanuel Macron le 5 juin 2023, au cours de la célébration du millénaire de l’abbaye. « En quelques années, l'ensablement a été interrompu » , grâce à cet important chantier qui s’est ajouté « dans la chaîne des temps à tous les chantiers, celui des premiers moines sur un mont pelé par les tempêtes, celui d’il y a mille ans où l’ingéniosité humaine triompha encore de la pente, de la gravité et de la pesanteur, tous les autres au fil des destructions et des reconstructions » . Un témoignage, selon le président de la République, de la nécessité de rester « confiants quant à notre force et humbles devant les éléments »

  1. CORBIN, Alain. Le Miasme et la Jonquille : L’odorat et l’imaginaire sociale (XVIIIe – XIXe siècles). Paris : Flammarion, 2016. 432p. (Aubier Montaigne, 1982)
    ↩︎
  2. ROSANVALLON, Pierre. Le Modèle politique français. Paris : Ed. du Seuil, 2004. 445 p. ↩︎
  3. VRIGNON, Alexis. « Écologie et politique dans les années 1970 ». Vingtième Siècle Revue d’Histoire, janvier-mars 2012, n°113, 272 p. ↩︎
  4. HUGO, Victor. "Près d'Avranches" dans Les Quatre Vents de l'esprit (1881) ↩︎