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Organiser la gestion du réseau : la création du modèle français

Pour comprendre les spécificités de l’organisation française, il faut partir d’un jeu à deux entre l’État et les villes. Il est devenu un jeu à trois entre l’État, les collectivités et les entreprises privées pour répondre aux besoins des usagers.

L’Ancien Régime lègue en effet deux types d’eau. D’un côté, les eaux royales : des lignes droites auxquelles se branchent les privilégiés de l’eau. De l’autre, la police des eaux : assurée par les villes, elle privilégie les points sensibles de l’espace public – casernes, hôpitaux, écoles, fontaines publiques. De ce fait, la fourniture d’eau aux habitations était délaissée en France et a été prise en charge par des compagnies privées mais sans pouvoir reprendre le modèle anglais des pompes puisant de l’eau grâce à un charbon abondant et peu cher au Royaume-Uni.

Ce jeu à trois – État, collectivités, entreprises privées – s’est avéré un modèle très souple permettant aux termes du contrat de changer dans le temps pour s’adapter aux nouveaux enjeux et de répartir les efforts. Le tout en minimisant les risques de sous-investissement de long terme ou de faillite, qui caractérisent les jeux à un seul acteur, comme aux États-Unis.

Grégory Quenet

Entre l’État et les villes, la naissance d’un modèle

Les Français ne le réalisent pas forcément mais le modèle qui régit depuis plus de cent ans leur service de distribution d’eau et d’assainissement a inspiré le monde entier. À tel point que les grandes entreprises privées du secteur sont reconnues à l’international : en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord et du Sud, on fait appel aux groupes français pour gérer des services autour de l’eau. Dès le début du XXe siècle, la Compagnie Générale des Eaux (CGE, future Veolia), la Lyonnaise des Eaux (devenue Suez) puis la SAUR (Société d'Aménagement Urbain et Rural) se sont livré une bataille économique acharnée. Chacune de ces entreprises a sa culture spécifique mais toutes trois ont œuvré à l’édification de ce qu’on appelle le modèle français de l’eau. Un modèle fondé sur la délégation de service public de type partenariat public privé (PPP) et sur le principe « l’eau paie l’eau », qui fait reposer en grande partie sur les abonnés le financement des infrastructures plutôt que sur le contribuable.

En développant un savoir-faire dans le traitement de l’eau, elles ont également permis d’aller chercher la ressource au plus près des usagers, dans les eaux de surface ou souterraines. L’objectif ? Éviter de tirer des tuyaux loin des habitations pour aller chercher de meilleures eaux, occasionnant ainsi des risques de pertes élevées comme cela a d’abord été le cas en Californie ou en Espagne. Grâce à cette stratégie, l’eau est restée, en France, un service éminemment local et non pas géré par un pouvoir central. Le secteur s’est progressivement imposé comme une activité industrielle, exigeante en investissements. En intégrant peu à peu toute la filière en leur sein, depuis la fabrication des tuyaux jusqu’à la construction des stations d’épuration, la Compagnie comme la Lyonnaise sont vite devenues incontournables dans le paysage des services publics. Pourtant, ces entreprises privées auraient pu disparaître maintes fois « à leurs risques et périls » comme l’énoncent les contrats de concession. Les travaux du directeur de recherche au CNRS Dominique Lorrain sur ces compagnies démontrent à quel point le « modèle français de l’eau » n’a pas été conceptualisé par les différents acteurs en amont. Il est en réalité le fruit de multiples stratégies d’adaptation des uns et des autres aux situations et aux difficultés rencontrées.

Des débuts compliqués

Loin d’être un long fleuve tranquille, l’histoire du modèle français de l’eau a plutôt des allures de mer agitée. La Compagnie Générale des Eaux, quand elle voit le jour en 1853, vingt-sept ans avant la Lyonnaise des Eaux, doit presque tout inventer en matière de distribution d’eau telle que nous l’entendons aujourd’hui. Et ce, même si localement de modestes services de distribution de l’eau étaient à l’étude (Nantes avec le projet de l’ingénieur Jégou, repris par la CGE en 1853) ou déjà présents (à Nice, alors dans le royaume de Piémont, avec la Société Générale des Eaux de Nice, rachetée par la CGE en 1864). Dès cette époque, les rapports entre les communes et l’opérateur privé peuvent être rugueux puisque c’est la commune qui est responsable de la distribution d’eau potable en droit depuis la Révolution française, une prérogative confirmée par la loi municipale de 1884 pour des raisons d’ordre public et de salubrité : c’est elle qui décide du recours au contrat. L’opérateur privé fait face dès les années 1880 à la possibilité de passages en régie, c’est-à-dire d’une gestion de l’eau directement assurée par la commune. Ce débat entre régie et délégation de service public va nourrir l’histoire de l’eau potable en France jusqu’à nos jours.

Dès la fin des années 1870, des litiges opposent la Compagnie Générale des Eaux à certaines municipalités. C’est le cas à Nantes, notamment, où les deux co-contractants peinent à trouver un accord pour déterminer qui doit financer le remplacement d’une ancienne canalisation Chameroy de mauvaise qualité, source de fuites abondantes. La qualité de l’eau, aussi, est remise en cause par la commune, qui fait part de son souhait de racheter la concession dès 1895. Finalement, Nantes rachète son service d’eau et passe en régie en 1900, alors que le contrat devait courir jusqu’en 1914. Elle est bientôt suivie par d’autres : Lyon (rachat en 1900 d’un contrat dont le terme était 1952), Rouen (1912 au lieu de 1941) et Toulon (1912 au lieu de 1944). Au début du XXe siècle, la distribution d’eau devient une affaire plus facilement rentable, surtout pour les grandes villes dont le réseau est déjà en partie construit et qui ont les moyens d’étendre le service d’eau potable à de nouveaux quartiers.

Elle s’impose également comme une question d’hygiène publique au cœur des attentes des habitants : les collectivités souhaitent gérer le sujet elles-mêmes, quand bien même les rachats anticipés des concessions représentent un intérêt économique incertain au regard des indemnités très élevées qui leur sont assorties.

Ancienne photo de l’usine de Saint-Clair (Lyon), vers 1910
© Association La Pompe de Cornouailles

Distribution de l'eau : les modèles anglais et allemand

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Angleterre et l’Allemagne sont en avance sur la France concernant la distribution d’eau à domicile. Les villes des deux pays ont été industrialisées plus vite, plus tôt, et ont rapidement fait face à d’énormes problèmes de salubrité qu’il a fallu résoudre par la distribution et le traitement de l’eau. Le contexte historique national dans lequel ces services émergent ne permet néanmoins pas la constitution d’entreprises de référence.

En Angleterre, les besoins en eau sont si grands qu’il faut aller la chercher loin ou la traiter sur place, ce qui engendre des investissements très lourds. Le coût réel de l’eau augmente de 50 % au cours du XIXe siècle, et la facturation n’est pas suffisamment efficace pour que les entreprises privées s’engagent sur ce marché. Ce sont, par conséquent, les municipalités qui vont opérer les services d’eau, avec l’avantage de facturer la ressource via une taxation indexée sur la valeur de la propriété. Elles peuvent ainsi bénéficier de revenus stables quelle que soit la consommation d’eau réelle. L’argument hygiénique joue également à plein en Angleterre de façon plus précoce qu’en France puisque le Public Health Act de 1848 confie aux autorités locales « la responsabilité de l’approvisionnement en eau et leur donne le pouvoir de faire prévaloir leur volonté sur celle des sociétés locales d’eau ». En 1914, les régies municipales anglaises connaissent leur apogée, qui sera suivie d’une forte régionalisation des services, répartis en dix districts hydrographiques, puis de la nationalisation du service d’eau en 1973 et de sa privatisation totale en 1989 sous le gouvernement de Margaret Thatcher – au regard, comme pour les déchets, d’un déficit de qualité de service perceptible pour les usagers.

En Allemagne, les villes ont toujours eu davantage de pouvoir qu’en France et ont une longue tradition d’autonomie. Au XIXe siècle, l’État prussien leur a réservé la possibilité de créer des entreprises municipales : les Stadtwerke. Si bien qu’au début du XXe siècle, 38 des 41 villes allemandes de plus de 100000 habitants géraient elles-mêmes leur eau. Au fil du temps, ces entreprises ont d’ailleurs concentré plusieurs services publics en leur sein (transport, énergie, etc.), monopolisant de fait les affaires concernant le bien-être des habitants, ou ce que l’on appellerait en France, en partie du moins, « l’État-providence ». Pour la population, les municipalités pouvaient même être considérées comme un gage de protection face aux tentations despotiques de l’État central. Un pari gagnant puisque ces Stadtwerke ont survécu aux guerres et au IIIe Reich et subsistent encore aujourd’hui notamment via les Länder. Ce système n’a cependant pas permis l’émergence d’un champion industriel à même de porter l’innovation du secteur jusqu’à pouvoir en assurer un leadership mondial – alors que dans d’autres secteurs, l’Allemagne en a pourtant de nombreux.

© Association La Pompe de Cornouailles

De jurisprudence en jurisprudence, un modèle de plus en plus précis et robuste

Avant la Première Guerre mondiale, deux villes de plus de 5 000 habitants sur trois sont donc gérées en régie pour la distribution d’eau, délaissant le régime de concession qui prévalait précédemment, dans lequel la collectivité délègue la gestion de son service d’eau. Alors qu’elle accompagnait jusqu’ici le développement des grandes villes de France, qu’elles soient industrielles (Lyon, Lille, Lens) ou touristiques (Nice, Antibes, Menton), sans oublier Paris, la Compagnie Générale des Eaux (CGE) est désormais menacée. Et ce, dans un grand nombre de ses bastions, où elle a pourtant permis de créer les infrastructures du service de l’eau.

Mais la Compagnie a fait face en défendant ses droits de façon méticuleuse quand il le fallait. « Elle est un acteur structurant, nous explique Christelle Pezon, lors des litiges avec les municipalités, elle interpelle le Conseil d’État, de façon à créer une jurisprudence. La Compagnie a contribué à fabriquer le droit autour de ce type de contrat qui a ensuite contraint tous les acteurs. » Entre 1880 et 1920, la CGE est impliquée dans un tiers des décisions du Conseil d’État. À côté du modèle de concession, qui se précise mais qui peine à faire se retrouver les intérêts des collectivités et de l’entreprise, se dessinent les contrats d’affermage, que l’on appellerait « délégation de service public » aujourd’hui. Dans ces contrats, le délégataire privé devient exploitant des ouvrages qui appartiennent à la collectivité locale : le financement de nouveaux investissements est pris en charge par la collectivité, tandis que la maintenance et la gestion de l’existant sont dévolues au délégataire. En résumé, le modèle contractuel français dans les services d’eau et d’assainissement s’est construit au fil des litiges et des avenants entre les villes et la Compagnie.

À l’origine, détaille Nathalie Dufresne, qui a été juriste chez Veolia, « les premiers contrats de concession tenaient en 15 pages maximum alors qu’on s’engageait sur des durées longues, quarante, cinquante, soixante ans. En gros, il fallait financer des investissements et se mettre d’accord sur qui paie quoi. Le prix de l'eau était fixé et on prévoyait des rendez-vous périodiques pour adapter le contrat, et c’était tout ! Aujourd’hui, on a parfois 200 pages de contrat et un millier de pages d’annexes ». Le droit qui s’écrit repose sur les trois principes du service public consacrés par les tribunaux dès la fin du XIXe siècle : la continuité (l’accès permanent au service), l’égalité (l’absence de distinction entre les usagers) et la mutabilité (où l’on considère qu’un contrat peut évoluer en fonction des circonstances). Et il faudra sur cette base des dizaines d’années pour parvenir à élaborer un cadre juridique solide qui sera imité ensuite dans tous les pays d’Europe qui souhaiteront s’appuyer sur des partenariats public-privé. Développé de façon expérimentale entre les deux guerres, l’affermage devient le contrat modèle après 1945, appuyé par un cahier des charges type édicté en 1951 par le Conseil supérieur des SPIC (services publics industriels et commerciaux).

Ces batailles juridiques de longue haleine ont permis à la Compagnie Générale des Eaux de survivre à la volonté d’affirmation des communes et surtout à l’apparition après la Première Guerre mondiale d’un phénomène inédit, l’inflation – les prix des factures n’étaient pas indexés à l’époque. Elles ont aussi, en façonnant le contrat d’affermage, conduit à constituer un modèle d’entreprise résistant, qui n’a pas la charge directe d’investissements parfois considérables – un modèle capex light, dirait-on aujourd’hui.

Les principaux types de contrat à travers l'histoire

Qu’est-ce que la délégation de service public ?

La délégation de service public consiste pour une collectivité (commune, département, région) à externaliser la gestion d’un service public, par exemple celui de l’eau potable ou de la collecte des déchets, en le confiant à une entreprise privée. Le choix de l’externalisation peut résulter de la technicité de l’activité, du manque de moyens matériels et humains à la disposition de la collectivité pour l’assurer ou de la volonté de prémunir cette dernière du risque d’exploitation que cette activité représente pour son équilibre budgétaire. La collectivité publique conserve, néanmoins, le pouvoir décisionnaire et la maîtrise du service, dans la mesure où l’opérateur privé est tenu de rendre compte de sa gestion sur les plans technique et financier. On distingue trois types de gestion en matière de délégation de service public, qui se définissent notamment par le degré d’autonomie laissé au concessionnaire exploitant le service. Dans l’ordre, du plus important degré d’autonomie au plus restreint : la concession, l’affermage et la régie intéressée.

Contrat de concession
Dans ce type de contrat, le délégataire doit non seulement gérer le service mais également réaliser les investissements pour les travaux nécessaires à sa gestion et à son entretien. Le délégataire finance, réalise et exploite le service public à ses risques et périls. L’activité est donc entièrement externalisée. En contrepartie, l’entreprise se rémunère sur les recettes d’exploitation du service. Les premiers contrats de la CGE sont des contrats de concession.

Contrat d’affermage
C’est un accord entre une collectivité, appelée « concédant », et une entité privée, appelée « fermier ». Dans ce contrat, les équipements nécessaires à l’exploitation du service concédé sont fournis par le concédant au fermier. Ce dernier est ainsi seulement chargé de l’exploitation du service, même si le contrat peut prévoir que certains travaux de maintenance ou de rénovation soient à sa charge. En retour, il est autorisé à collecter les revenus d’exploitation du service, mais il est tenu de verser une contribution à la personne publique en contrepartie de la fourniture de l’ouvrage. La durée des conventions d’affermage est en général plus courte que celle des « concessions » au sens jurisprudentiel, car il n’y a pas besoin d’amortir le coût de travaux importants. L’affermage s’affirme juridiquement en France entre les années 1920 et les années 1950 et y représente aujourd’hui le type de contrat le plus répandu dans les métiers de l’eau.

Régie intéressée
C’est un mode de délégation mixte d’un service par lequel le cocontractant est chargé de faire fonctionner ce service, mais il est rémunéré par la collectivité, qui demeure responsable de la direction du service. Cela permet à la collectivité de conserver le contrôle tout en déléguant la gestion opérationnelle. Ainsi, la rémunération du cocontractant est composée d’une partie fixe versée par la collectivité (une « redevance » ) et un intéressement indexé sur les résultats d’exploitation. En fonction du niveau de risque assumé par le concessionnaire, la régie intéressée pourra être qualifiée de « marché public » ou de « concession de service ». Le contrat conclu à Paris en 1860 avec le baron Haussmann est une régie intéressée. 

L’entreprise, tiers de confiance de l’État jacobin

L’État, lui, va garder une posture d’équilibre entre les deux parties que constituent les communes et les entreprises, pour affirmer son propre rôle. Il va même « par différents moyens, chercher à cantonner et à minorer l’action des communes dans le secteur de la distribution d’eau », écrit Christelle Pezon, maîtresse de conférences en sciences de gestion. « Ce n’est pas la commune en tant que collectivité publique qui est attaquée – l’interventionnisme public est non seulement admis mais prôné. C’est la collectivité locale, dont la rationalité est contestée, qui doit s’effacer devant un État rationalisateur et modernisateur : les communes ne sont pas du côté du progrès »1. C’est dans le même esprit que l’État leur conteste la capacité à assurer certaines compétences et les leur retire, de l’assistance sociale en 1934 à l'entretien des routes nationales en 1936.

En matière d’eau, « l’État prône une gestion rationnelle de l’activité, organisée [...] autour de trois idées maîtresses : astreindre la gestion des services d’eau à l’équilibre budgétaire [...], dépasser la maille communale pour rationaliser les choix techniques, gérer globalement la ressource ». Entre 1935 et 1939, il prend une série de décrets-lois pour renforcer sa maîtrise des services publics locaux concédés et faire vivre cette doctrine.

Il impose, dès 1935, des obligations de résultat en matière de qualité des eaux distribuées. Alors qu’il doit défendre le franc et qu’il renforce sa tutelle financière sur les communes, il s'octroie, en 1937, des moyens de contrôle direct, en sus de celui des communes. Il oblige les sociétés publiques d’intérêt commercial « à équilibrer leurs recettes et leurs dépenses, c’est-à-dire à assurer le recouvrement de leurs coûts grâce aux seules ressources procurées par la vente d’eau à domicile ». Les tarifs d’eau « sont soumis à l’approbation préfectorale » et il est aussi permis « aux communes et, surtout, à leurs concessionnaires de demander au ministre de l’Intérieur de résilier leur convention ou d’en réviser les clauses si les comptes des services d’eau délégués sont en permanence déséquilibrés ».

Si ces dispositions sont aussi des contraintes pour les délégataires, il n’en reste pas moins que l’État jacobin fait de l’entreprise spécialisée dans la gestion de l’eau un tiers de confiance dans sa relation avec les communes : il s’appuie sur ses expertises et sur son périmètre délimité pour assurer la qualité du service et la maîtrise budgétaire. « La délégation à des opérateurs privés dans un cadre normalisé offre à l’État un moyen de discipliner les communes sans les affronter directement 2».

Par ces décisions, l’État central affirme sa primauté sur l’aménagement du territoire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cela obéit, au cœur des années 1930, à la même logique que la nationalisation des chemins de fer et à la création de la SNCF. Les deux approches respectent chacune la spécificité des réseaux dont elles organisent le modèle : l’enjeu du chemin de fer est de créer un réseau national, d’où la pertinence pour l’État d’une nationalisation ; l’enjeu des réseaux d’eau se dessine au niveau local, sans communication entre les bassins versants, d’où la nécessité pour l’État de compter sur les communes et de les encadrer pour parvenir à ses fins. Si les deux approches obéissent a priori à des écoles de pensée économiques différentes, marxiste ou libérale, aucun des deux ne sera remis en cause, au-delà de toutes les alternances politiques. 

Une relation de confiance pour accomplir le miracle de l’eau

Alors que les collectivités locales sont soucieuses d’être détentrices du patrimoine collectif que représentent les infrastructures d’eau, grâce à l’affermage, la Compagnie Générale des Eaux réussit à se renouveler durant l'entre-deux-guerres : si ses bénéfices se réduisent, elle parvient, en parallèle, à limiter ses investissements. Les contrats se font alors de gré à gré, autrement dit intuitu personae, une locution latine signifiant « qui repose sur la personne ». C’est à partir de cette relation de confiance que les protagonistes peuvent créer les fondements permettant la poursuite du contrat.

Dans ces cas-là, il y a forcément une « prime au sortant », à l’opérateur qui est déjà dans le jeu et qui peut faire valoir cette relation passée. L’État veille toujours au grain, en transférant « au Conseil d’État le soin d’approuver les contrats de concession d’une durée supérieure à trente ans » et en laissant « aux préfets l’approbation des contrats de durée moindre, pour inciter les communes à la signature de contrats plus brefs ». La Générale des Eaux est particulièrement réputée pour ses compétences opérationnelles et contractuelles, sa gestion parcimonieuse et sa connaissance des problématiques des élus locaux.

Une fois le système de l’affermage mis en place et les rôles clarifiés, les conflits vont alors diminuer entre les différents acteurs : l’opérateur privé joue le rôle d’intermédiaire entre la commune et les abonnés en assumant notamment la pose des compteurs au pied des immeubles et le recouvrement des factures, tandis que la collectivité locale peut décider des travaux à réaliser et piloter leur financement. Au milieu, l’État finance la moitié du développement des services d’eau ruraux à cette époque (l’autre moitié provenant des factures d’eau) et il sait qu’il peut compter sur de grandes entreprises privées pour opérer, sur le terrain, la gestion industrielle du réseau. Elles sont en quelque sorte son bras armé pour sa vision planificatrice de l’aménagement du territoire. C’est pour cette raison que l’État va promouvoir le contrat d’affermage quand il subventionne les communes où le service d’eau nécessite des investissements d’infrastructures. Résultat : d’après les analyses de Christelle Pezon, « la population desservie par des opérateurs privés a doublé entre 1962 et 1982, passant de 16,95 millions d’habitants à plus de 33,5 millions. »

À l’arrivée, ce compromis historique entre trois acteurs soucieux de conserver leurs prérogatives a permis à la France de parvenir à une organisation efficace de ses services de l’eau. Durant cette période, les contrats sont toujours longs, et ce modèle mixte donne d’ailleurs l’impression à beaucoup de consommateurs que les salariés des grands groupes privés sont presque… des fonctionnaires !

© Veolia

Pour aménager l’ensemble du territoire, une coopération qui s’intensifie

Pour équiper les banlieues et les campagnes : une montée en puissance de la concertation et des subventions

Alors qu’elle n’opère plus dans la plupart des grandes villes au début du XXe siècle, la Compagnie Générale des Eaux choisit d’investir leurs périphéries. Elle participe ainsi à l’incroyable essor des banlieues parisiennes et lyonnaises, qui ne cessent d’accueillir de nouveaux habitants dans des communes souvent ancrées très à gauche. Ces communes ont de nombreux défis à gérer, et vont s’allier sous la forme d’un syndicat. L’objectif : confier leur service d’eau à une entreprise privée sous les auspices bienveillants de l’État, soucieux d’assurer avec la plus grande sécurité le service d’eau essentiel à l’hygiène publique. C’est encore un autre type de contrat qui va être mis en œuvre : la “régie intéressée” que la CGE contracte d’abord avec le Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF) puis, plus tard, avec le Syndicat des eaux de la banlieue de Lyon (SIEBL). Dans ce type de contrat, ce sont de petites communes qui investissent mais qui, en se regroupant, peuvent mutualiser les coûts, définir le programme de travaux et assurer un service au meilleur prix.

L’ingénieur et chercheur Bernard Barraqué souligne, à ce sujet, la capacité d’une entreprise comme la CGE à pouvoir négocier avec autant d’interlocuteurs différents. Car la spécificité française, c’est aussi ce maillage de 36 000 communes et autant de maires élus au suffrage universel avec lesquels il faut traiter. Ce qui nécessite un vrai savoir-faire, et ce n’est pas un hasard si des entreprises comme la CGE, la Lyonnaise et la Saur se diversifient rapidement vers le transport et la propreté des villes, qui constituent les autres services essentiels régissant les territoires. À l’époque, la « ceinture rouge » autour de Paris se couvre de modestes pavillons construits pour loger les employés et les ouvriers qui viennent s’installer en masse. Les maires communistes, mais aussi les prêtres bâtisseurs poussés par la doctrine sociale de l'Église, mettent la pression au gouvernement pour qu’il équipe les banlieues en routes, en gaz, en électricité, en assainissement et en eau. Avec les élections municipales de 1935, qui voient 26 communes passer sous l’étendard commun de la Section française de l’Internationale ouvrière et du Parti communiste français, l’État se convainc de verser des subventions pour contribuer au développement des communes du SEDIF.

L'usine de production d'eau potable de Neuilly sur Marne, vue du ciel (2008).
© Archives du SEDIF

Après 1945, on retrouve cette même alliance entre un État planificateur et des collectivités locales, dont les besoins explosent, en zone urbaine mais aussi à la campagne : il n’est désormais plus imaginable que tout le monde n’ait pas accès au confort moderne de l’eau du robinet, jusque dans les villages de France les plus isolés, même si c’était à l’évidence « une folie en termes financiers dans certaines zones rurales », note Christelle Pezon. Pour que de tels investissements soient soutenables, il a fallu mutualiser la réalisation des infrastructures. « Des ingénieurs du génie rural ont réalisé à l’époque des plans d’aménagement en eau qui concernaient 300 communes d’un coup, par exemple », explique encore Christelle Pezon.

Mais rien n’aurait été possible sans l’implication du ministère de l’Agriculture et de la Pêche, qui va majoritairement financer la création des réseaux d’eau via le FNDAE (Fonds national pour le développement des adductions d'eau potable) créé en 1954. Pour quasiment la moitié, la source de ces fonds provient d’un prélèvement sur les paris hippiques, ce qu’on appellera « la part PMU » et qui ne disparaîtra qu’en 2003. Rien n’aurait été possible non plus sans la CGE, qui mobilise son expertise à travers tout le territoire.

La Compagnie Générale des Eaux gèrera ensuite, sur le mode de l’affermage, la distribution de l’eau potable dans des milliers de communes, parfois regroupées en communautés, à l’image de ce qu’avaient lancé les grandes banlieues avant elles. Aujourd’hui, Veolia reste l’un des rares services réellement présents dans certains hameaux, petites mairies ou collectivités en milieu rural, via une permanence ou un bus qui se déplace lors des périodes de facturation. C’est aussi pour une question de santé publique que le FNDAE (Fonds National pour le Développement des Adductions d'Eau potable) avait été mis en place après la guerre : avec l’activité agricole et industrielle et l’émergence des nouveaux usages (produits d’entretien chimiques, toilettes modernes, produits hygiéniques…), les eaux usées ont commencé à rejeter de plus en plus de polluants dans les cours d’eau et les nappes phréatiques. Il n’était, dès lors, plus possible de boire de l’eau non traitée comme autrefois dans les communes rurales.

Pour protéger la ressource, l’État organisateur, le principe «pollueur-payeur » et la CGE au ban des grandes entreprises

Les problèmes de pollution sont si importants que le gouvernement Pompidou promulgue la première grande loi sur l’eau en 1964, fruit du long travail lancé par la Commission de l’eau créée par le Premier ministre Michel Debré en 1959. C’est d’abord une révolution administrative : dans ce pays alors très centralisé, où l’État est fortement présent et maille le territoire avec son réseau de préfectures et de sous-préfectures, la loi pose « les bases de la gestion décentralisée », comme le souligne Hervé Paillard, directeur Département Procédés et Industrialisation chez Veolia. Six grands bassins hydrographiques sont constitués afin d’organiser à leur maille une « gestion globale de l’eau ».

Les agences de l’eau sont créées pour piloter ces six bassins, elles verront le jour de façon opérationnelle en 1972 et pourront s’appuyer à partir de 1992 sur un outil de planification à six ans, les SDAGE - schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux. Dès 1990, le Premier ministre Michel Rocard avait voulu remettre le sujet de la politique de l’eau à l’agenda, ayant « toujours marqué un vif intérêt pour les politiques publiques de gestion de l’eau, suite à une mission d’inspection des agences de l’eau qu’il avait coordonnée lorsqu’il travaillait à l’Inspection des finances »3.

C’est aussi, pour revenir à la loi de 1964, une révolution sur le plan de la responsabilité économique, avec la première application du principe « pollueur-payeur ». Le modèle défini est doublement incitatif, puisque des taxes sont prélevées sur les activités polluantes d’un côté, et que des subventions sont versées pour les travaux d’assainissement de l’autre. La loi de 1964 met de plus en place une police de l’eau qui intervient sur quatre types missions : les travaux sur les cours d’eau, les prélèvements d’eau, l’assainissement et l’eau potable. Pour le président de Veolia Antoine Frérot, « la loi de 1964 a créé un cadre institutionnel qui imposait l’assainissement de l’eau et des financements pour le faire.

Les entreprises du secteur ont compris qu’il y avait de quoi se diversifier au-delà de l’eau potable. Cela a créé la deuxième partie du métier de l’eau, celle des stations d’épuration et de l’assainissement ». Avec cette impulsion, la France se dote en quelques années de milliers de stations d’épuration, en zones urbaines comme en zones rurales. 
La Compagnie Générale des Eaux paiera son soutien actif à l’adoption de cette loi au prix d’une mise au ban par le patronat français. Elle sera exclue du CNPF, le Conseil national du patronat français ancêtre du Medef (Mouvement des entreprises de France) jusqu’en… 2005. « Et encore sous le seul statut d’observateur, qui durera cinq ans de plus ! », souligne Antoine Frérot. Un témoignage de la vision singulière et du statut à part de Veolia dans le paysage des entreprises françaises, à la fois intégrée à l’économie de marché et promotrice de nouvelles réglementations.

Ivan Chéret

La trajectoire d’Ivan Chéret pourrait ressembler à celle de beaucoup d’autres ingénieurs sortis comme lui des grandes écoles de la République. Pourtant, son histoire contient plus d’un épisode singulier. Figure majeure de la loi sur l’eau de 1964, cet ancien élève de l’X et des Ponts et Chaussées est né en 1924 d’un père russe naturalisé français, qui lui lèguera cette façon si caractéristique au-delà de l’Oural de rouler les R. Il ne la perdra d’ailleurs jamais, signe indélébile d’une origine qui aurait pu lui valoir un statut marginal à Polytechnique, si la Libération n’avait pas mis un terme aux lois xénophobes et antisémites du régime de Vichy. Promu en 1944 aux Ponts, il n’y entre réellement avec ses camarades qu’en 1945. À cette date, il montre déjà un certain goût pour l’anticonformisme, puisqu’il est le seul étudiant à accepter une bourse pour aller aux États-Unis : « Mon passage aux USA en 1949 a été totalement atypique par rapport aux gens de mon âge, se souvient-il en interview. J’étais attiré par tout ce qui était différent. Mes parents n’étaient pas français d’origine. On habitait Marseille pendant la guerre, et une réfugiée anglaise m’avait donné des cours. » À la suite de ce stage, il part en Afrique dans les colonies, comme d’autres ingénieurs également tentés par les pays en voie de développement.

C’est ainsi qu’il devient chargé de la Mission d’aménagement du fleuve Sénégal entre 1950 et 1953, puis chef de l’arrondissement hydraulique à Bamako, et enfin adjoint au chef du Service hydraulique de l’Afrique-Occidentale française de 1954 à 1958.

Une expérience dans des pays confrontés au manque d’eau qui servira plus tard sa vision de la gestion de l’eau telle qu’il contribuera à la mettre en place dans la loi de 1964, c’est-à-dire une gouvernance à l’échelle d’un bassin-versant, autour duquel les parties prenantes doivent se concerter en vue de régler les conflits. « Au Sénégal, j’ai pu voir ce qu’est l’agriculture en pays pauvre, expliquera-t-il des années plus tard, ainsi que la complexité de l’aménagement d’un bassin fluvial, sur le plan technique, certes, mais surtout sur le plan humain. L’eau est utilisée par toutes les activités humaines, et agir en faveur de l’une seulement de ces activités peut nuire grandement aux autres. »

En 1959, alors que la décolonisation bat son plein, il rentre en métropole. Le retour se révèle plus compliqué que prévu, mais, grâce à quelques relations entretenues en Afrique et « beaucoup de chance », Ivan Chéret parvient à devenir rapporteur général de la Commission sur l’eau du Plan, puis chef du Secrétariat permanent d’étude pour les problèmes de l’eau (SPEPE) en 1960, des organes au sein desquels seront élaborés les grands principes de la fameuse loi sur l’eau. À l’époque, l’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de répondre aux problèmes posés par l’urbanisation galopante : accès à l’eau potable pour tous, développement du réseau d’assainissement, lutte contre les pollutions. Comme il le racontera en 2011 lors d’un colloque, «les années 1960, c’était un autre monde ! Il y avait un développement industriel, agricole et urbain, tout ce monde avait besoin d’eau et tout ce monde en prenait, tout ce monde avait besoin de rejeter des déchets et tout le monde les rejetait, donc cette loi est passée au Parlement pour arrêter cela ».

Les négociations autour de cette loi seront âpres, notamment avec les élus locaux et les industriels, visés clairement par certaines propositions. Les chefs d’entreprise industrielle prétextent que l’application de la loi signifierait la mort de l’industrie en France. Rapidement, Ivan Chéret discute avec les associations de pêcheurs, très puissantes électoralement et aux premières loges des variations de quantité ou de qualité d’eau en été. Leur lobbying sera précieux dans le bras de fer avec les industriels, qui poussent alors pour classer les cours d’eau selon leur qualité, ce qui implique d’en « sacrifier » certains. Sous l’influence des ingénieurs des Mines et des Ponts, et avec le soutien ferme de la Compagnie Générale des Eaux, la loi de 1964 aura l’intelligence de s’appuyer sur des outils financiers et économiques pour préserver la ressource et inciter les industriels à dépolluer leurs eaux usées. D’un côté, la loi prévoit des aides pour la construction de stations d’épuration, de l’autre, elle instaure un principe dit du « pollueur-payeur », c’est-à-dire une redevance collectée par les agences de bassin sur toutes les activités polluantes, et qui servira à financer des opérations de protection de l’eau et des milieux aquatiques dans les six grands bassins identifiés par les experts.

En 1966, deux ans seulement après la promulgation de la loi, Ivan Chéret aura pour mission de rendre effective son idée des agences de bassin, inspirée par l’expérience allemande dans la Ruhr, où des syndicats coopératifs pilotent les aménagements en eau nécessaires au bon équilibre du bassin.

Dans un ouvrage collectif sur les 50 ans de la loi, Bernard Drobenko et Jérôme Fromageau en dressent un bilan élogieux : « Cette loi, très novatrice pour l’époque, a permis à la France de jouer un rôle exemplaire à l’international dans le domaine de la gestion des ressources en eau. Elle essaimera dans le monde entier et inspirera notamment [en 2000] le contenu de la directive européenne établissant un cadre pour la politique communautaire. » 

Ivan Chéret quitte ses missions au sein du SPEPE en 1970 pour devenir directeur du gaz, de l’électricité et du charbon au ministère de l’Industrie jusqu’en 1973, puis le président-directeur général de la SITA, spécialisée dans le transport et la valorisation des déchets, pendant plus de dix ans, avant de revenir à l’eau en prenant les fonctions de directeur de l’Eau à la Lyonnaise des Eaux de 1983 à 1989 ‒ la concurrente de la Compagnie Générale des Eaux qui deviendra Suez. En 1990, Ivan Chéret milite pour la création d’un nouvel organisme, futur Office international de l’eau (OiEau) dont il assure la vice-présidence. Visionnaire, il rédige à cette époque un article pour la Revue des Deux Mondes dans lequel il écrit : « Sécheresse et pollutions sont liées et demeurent les deux thèmes qui dominent l’actualité en ce début de décennie. Il est urgent de cerner les problèmes de gestion des ressources en eau et de leur protection contre les pollutions. Les mesures à prendre sont, avant tout, d’ordre politique. » Alors que le dérèglement climatique fait encore l’objet de controverses, Ivan Chéret alerte déjà l’opinion sur la disponibilité de la ressource en eau, notamment lors des pics de consommation, et son influence sur la qualité. Il préconise le traitement des eaux usées pour leur réutilisation et appelle les pouvoirs publics à prendre des décisions fortes pour arbitrer entre les différents usagers. Des sujets dont on redécouvre aujourd’hui l’importance majeure.

Le modèle français, fondement des développements à l’international

Les années 1980 et 1990 voient arriver le modèle français à maturité. Il continue à s’adapter : pour renforcer le dialogue compétitif entre les collectivités et les entreprises et supprimer les risques de collusion, l’État, par la loi Sapin 1 de 1993, met fin aux contrats de gré à gré et instaure, pour l’eau comme pour les autres secteurs, l’obligation des procédures d’attribution par appel d’offres et la limitation de la durée des contrats. Mais il est surtout prêt à faire école. 

Les entreprises françaises ont développé des compétences humaines et techniques uniques. Le modèle contractuel de la gestion déléguée à fait ses preuves pour accompagner la modernisation du pays. Un cadre institutionnel et financier a été posé pour encourager à la bonne gestion des ressources. Ces trois éléments fondent le socle de ce que les entreprises les premières – y voyant selon le professeur de politiques et tech­niques de l’eau Jean-Luc Trancart « un argument de développement » – commencent littéralement à appeler « l'école française de l’eau 4».

Le monde change, se globalise, et devient pourvoyeur de nouvelles opportunités pour développer les services environnementaux. Elles commencent avec le mouvement de privatisations engagé par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1983, puis avec la libéralisation des économies en Amérique latine et se poursuivent avec les projets de soutien au développement des pays d’Afrique, la chute du Mur de Berlin en 1989, le boom économique de la Chine…

Les entreprises françaises sont alors prêtes à saisir leur chance. Les américaines, qui ont tâché de se développer sur un tout autre modèle, ont fait faillite. Les contextes nationaux observés dans les autres pays européens n’ont pas davantage permis l’émergence de champions d’envergure. En France, « nous étions prêts à concourir le jour où le marché a commencé à exister, et nous étions les seuls », résume Antoine Frérot.

Usine élévatoire des Eaux d'Ivry / Installations Farcot, bâtiment des machines
© Archives Veolia

Pour tout dire, la Compagnie Générale des Eaux n’est pas la première à s’élancer dans la compétition internationale. Les équipes dirigeantes gardent la mémoire tenace des tentatives originelles de la Compagnie et restent convaincues que les dimensions locales et nationales priment au point d’empêcher tout espoir durable d’internationalisation. Il est vrai que les échecs avaient été cuisants, de Naples à Constantinople. Les développements à l’étranger à partir de 1879, qui avaient d’abord suscité beaucoup d’espoir – avec pour symbole l’inauguration du service de l’eau à Venise qui, après un chantier extraordinaire associant pose de conduites sous-marines au fond de la lagune et déploiement d’un réseau de distribution entre les îlots de la Sérénissime, donne lieu à une vraie fête populaire place Saint-Marc –, se révèlent dans les faits très risqués. La Compagnie s’expose aux aléas géopolitiques et, perçue comme étrangère, elle expérimente à partir de la Première Guerre mondiale l’expropriation et la confiscation des revenus, accumulant ainsi les pertes à l’étranger.

C’est donc la Lyonnaise des Eaux qui, la première, obtient des contrats en Grande-Bretagne mais aussi à Buenos-Aires, Manille, Djakarta... Mais dix ans plus tard, cette internationalisation se solde par de nombreux échecs, soulignant l’importance de modes de gouvernance précis.

« Notre chance est d’avoir manqué d’y aller les premiers », reconnaît Antoine Frérot. Car, riche de cet enseignement, la Compagnie, à son tour, part en mission. « Pour partir à la conquête des marchés internationaux, nous faisons deux choses, pointe le président de Veolia. On envoie en mission dans le pays des Français, souvent ingénieurs, et on théorise le modèle de français que l’on adapte aux spécificités locales. » Rien d’évident : « Quand on m’a envoyé la première fois à l’étranger, je me suis demandé si ce n’était pas une punition », se souvient Philippe Guitard, devenu depuis directeur d’une zone Europe centrale et orientale réalisant plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Aujourd’hui à l’inverse, “le fait que nous ayons inventé ce modèle résonne encore fortement aux Etats-Unis”, pointe Frédéric Van Heems, directeur général de la zone Amérique du Nord. 

En Europe centrale et orientale comme Afrique, la Banque mondiale et la BERD « s’emparent du modèle de l’eau et le poussent » se rappelle Antoine Frérot. De même que l’État en France dans les années 1930, ces institutions voient dans les entreprises françaises des tiers de confiance pour mobiliser les bonnes expertises techniques et faire le meilleur usage des financements publics dédiés au développement.

L’Union européenne pose des conditions environnementales à l’intégration des pays de l’Est et exige de leur part un service public de l’eau digne, fiable, capable de traiter les pollutions. Ces contraintes occasionnent des appels d’offres pour la gestion du service d’eau et d’assainissement en Europe centrale, à Prague, à Budapest, à Bucarest, à Sofia, à Varsovie, à Erevan… « Nous sommes présents à Prague en 2003, avant l’intégration de la République Tchèque à l’Union européenne en 2004 », souligne Antoine Frérot.

Usine d’assainissement des eaux usées, Budapest.
© Médiathèque Veolia - Stéphane Lavoué

Le nom d’école française de l’eau est particulièrement à propos au sein de l’Union européenne : la directive-cadre européenne de 2000 reprend fidèlement les principes de la loi de 1964 et les approfondit en vue d’améliorer la qualité des cours d’eau européens, accroissant de fait le niveau d’exigence environnementale pour l’ensemble des pays européens et le potentiel de marché pour les entreprises du secteur.

La Chine aussi, en même temps qu’elle se développe à grande vitesse, s’ouvre aux entreprises françaises et fait le choix de la gestion déléguée, pour ses villes comme pour ses industries. Son attente d’association avec des partenaires nationaux correspond particulièrement aux convictions qui se sont forgées au sein de la Compagnie.

Une dynamique qui, après le temps des pionniers, se sera accélérée avec les années 2000, sous l’impulsion d’Antoine Frérot, qui fait le pari d’intégrer géographiquement les pays, et de ne plus organiser le groupe devenu Veolia à travers ses métiers mais à travers ses géographies, pour donner le primat à l’ancrage local. Pour rester sur le périmètre de l’eau, la délégation de service public, qui représente encore 2 % des services de l’eau en 2000, en représente 10 % au début des années 2020. Le groupe avec tous ses métiers, au début des années 2000, réussi à réaliser 20 % de son chiffre d’affaires à l’international ; en 2023, et après l’intégration des activités internationales de Suez, cette part sera de près de 80 %.

Sur le plan théorique, le modèle français de gestion de l’eau se voit dans le même temps conforté par les travaux de la première femme prix Nobel d’économie en 2009, Elinor Ostrom, selon laquelle on ne peut se satisfaire, dans la gouvernance des “communs”, d’un choix entre le marché et la régulation par l’Etat. Les enjeux autour d’eux étant multiples, elle souligne ainsi la nécessité de chercher une troisième voie impliquant tous les intervenants, dans un système polycentrique, mieux adapté aux circonstances. 

À l’heure de regarder vers l’avenir, la France peut avoir intérêt à enrichir son modèle de ceux qui se sont formés ailleurs. Avec la directive européenne sur l’eau, « on a ouvert de nou­veaux chantiers », nous éclaire Jean-Luc Trancart : « biodiversité des milieux aquatiques, réha­bilitation des cours d’eau, protection patrimoniale des res­sources... Quels acteurs institutionnels, économiques et industriels faut-il mobiliser pour prendre en compte ces usagers silencieux et insolvables que sont l’environnement aquatique et les générations futures ? Aux Pays-Bas, par exemple, le paie­ment de l’assainissement et de l’entretien des masses d’eau est une taxe d’habitation, en Angleterre 75 % des factures d’eau sont établies proportionnellement à la valeur locative du logement5. » Veolia, éprouvant aujourd’hui ces différentes spécificités nationales, pourra continuer à nourrir la réflexion pour penser ces nouveaux modèles.

Des premiers congés payés au programme Care : une tradition sociale au coeur du modèle

On attribue généralement les congés payés au Front populaire, or « il y avait des congés payés avant 1936 en France » , rappelle l’historien Pascal Ory. Les premiers congés payés ont d’abord été accordés aux fonctionnaires, qui bénéficient de 15 jours de congés payés dès 1853 - hasard de calendrier, l’année même où naît la CGE - à la suite d’un autre décret impérial de Napoléon III. « La fonction publique est la première dès le XIXe siècle à être choyée par les gouvernements successifs, y compris les gouvernements autoritaires du Second Empire. Il fallait en quelque sorte s’assurer de la loyauté des fonctionnaires en leur garantissant des conditions bien supérieures à celles du secteur privé. La nouveauté de 1936, c’est la généralisation » .

Par capillarité, certains secteurs privés ne sont pourtant pas en reste puisque, au tout début du XXe siècle, les salariés du métro parisien, ceux des entreprises électriques et des usines à gaz, ou encore les ouvriers du livre accèdent à ce même droit, un droit au repos et aux loisirs… La Compagnie Générale des Eaux fait partie du mouvement. Bien avant le Front populaire de 1936, les statuts du personnel de la Compagnie prévoyaient des congés payés et même une retraite pour ses employés. Alors que son modèle est dès l’origine concurrencé par la régie publique, la CGE démontre alors que “l’efficacité industrielle est compatible avec un projet politique sur les services publics de l’eau et de l’assainissement”.

Continûment animée par cette conviction, la CGE (puis Veolia) va développer une politique sociale attentive aux salariés du groupe, à leur formation, à leur mobilité professionnelle et sociale, à leur engagement au travail, à leurs droits.

Parce que ses activités nécessitent beaucoup de main d’œuvre et parce que les formations opérationnelles à ses métiers ne sont pas toujours disponibles sur le marché, la politique de formation offensive de Veolia est l’une de ses spécificités. En France, cet investissement s’est illustré dès 1994 dans le déploiement de campus Veolia conçus en partenariat avec les collectivités et les acteurs locaux de l’emploi et de la formation. « À l’époque, c’était une vraie originalité, s’enthousiasme Jean-Marie Lambert, ancien directeur général adjoint de Veolia chargé des ressources humaines. Ça a permis de créer de nouveaux métiers dans les transports et la propreté, tout d’abord, puis dans l’eau et l’énergie.

Dans ces années-là, même les séminaires du groupe avec les cadres dirigeants se passaient sur ces campus à Jouy-le-Moutier, Tarbes, Lyon... Les cadres côtoyaient alors des apprentis, par exemple, symboliquement, c’était fort. » Aujourd’hui, les campus ont disparu mais leur héritage persiste. « Je dirais qu’il y a trois axes que nous avons hérités de ces campus, conclut Jean-Marie Lambert : la primauté de l’alternance et de l’apprentissage dans la formation, la progression professionnelle, et l’union du groupe, car à l’époque il y avait beaucoup de divisions différentes. Depuis les années 2000, il y a un Veolia par pays. » Plus généralement, l’attention est toujours portée à l’adéquation aux besoins des territoires. Surtout, alors que les études en matière de formation démontrent que les plus qualifiés sont souvent favorisés pour y avoir accès, Veolia s’efforce de permettre aux moins qualifiés de se former et d’évoluer dans leurs métiers. Plus de 80 % de l’effort de formation sont destinés aux opérateurs et aux techniciens, et des parcours qualifiants et diplômants ont été créés pour favoriser l’ascenseur social au sein de l’entreprise. «La transformation écologique, qui s’articule par ailleurs avec la transformation digitale, va percuter l’emploi, en particulier les primo-accédants sur le marché du travail et les métiers peu qualifiés », fait valoir Olivier Carlat, directeur du développement social chez Veolia, pour qui il importe de faire de la transformation écologique « une opportunité de transformation sociale ».

Les dispositifs d’apprentissage et d’alternance se sont aussi développés depuis le début des années 2010, sous l’impulsion d’Antoine Frérot, pour favoriser l’intégration de tous dans l’emploi. Et avec une ambition plus large encore, c’est l’école de la transformation écologique qui est depuis 2022 en cours de constitution. « Nous avons la responsabilité de former et de sensibiliser non seulement nos collaborateurs mais aussi, en tant que leader, l’ensemble de nos parties prenantes à la transformation écologique, partage Laurent Obadia, directeur général adjoint chargé des parties prenantes, de la communication et de la zone Afrique Moyen-Orient. C’est pourquoi nous allons leur proposer de nombreuses formations, ouvertes à tous : dirigeants, salariés, professionnels en reconversion, étudiants en formation initiale, au cœur des territoires.» Parfois, ce sont les équipes à l’étranger qui sont à l’origine d’un dialogue social fructueux. « Il y a des pays dynamiques sur le plan des ressources humaines, note Jean-Marie Lambert. En Amérique du Sud, au Maroc, par exemple, ils sont réactifs sur la progression professionnelle et tout ce qui est sociétal, ça nous a encouragés à faire un recueil des initiatives sociales, avec un jury qui remettait des prix aux plus méritantes. Ça mettait en valeur l’insertion de personnes en difficulté, les actions solidaires, et ça valorisait les collaborateurs et les collaboratrices. »

Veolia épouse également les nouvelles approches managériales, pour responsabiliser davantage chaque collaborateur. «On rend un service de proximité, 24h/24, 7j/7, et pour nos clients, Veolia, c’est d’abord le manager de proximité, explique Frédéric Van Heems, directeur général Amérique du Nord. Nous devons en permanence chercher à ce que, avec ses équipes, ils se sentent accompagnés et en responsabilité: c’est comme cela qu’ils donneront le meilleur d’eux-mêmes. »

Estelle Brachlianoff a aussi tenu à ce que le socle de modèle social de Veolia ne s’arrête pas aux frontières de l’Hexagone mais s’étende à tous les collaborateurs des pays où Veolia opère, y compris là où la loi ne l’exige pas.

Congé parentalité avec un minimum de dix semaines, couverture santé, couverture décès avec un système de prévoyance garantissant six mois de capital décès minimum, soutien aux salariés « aidants » qui prennent en charge un proche gravement malade, bénévolat associatif permettant à chaque collaborateur de consacrer une journée par an à une association sur son temps de travail... Cette protection, qui accompagne les salariés dans les moments clés de leur vie, formalisée dans le programme Care, a vocation à s’appliquer partout et à tous. « En plus de lutter contre les inégalités géographiques ou de statut en matière d'avantages sociaux, ce programme permet de soutenir la diversité, essentielle au bon développement du groupe, indique Isabelle Calvez, directrice des ressources humaines de Veolia. Il favorise également son attractivité auprès de toutes celles et tous ceux qui souhaitent trouver du sens dans leur activité professionnelle tout en bénéficiant d’un modèle social propre à leur épanouissement. »  

Ouverture du marché chinois : des opportunités de PPP pour les entreprises étrangères

Au début des années 2000, la Chine devient la quatrième puissance économique sur le plan commercial, poursuivant ainsi sa forte croissance économique initiée vingt ans plus tôt. Si le gouvernement chinois, soucieux de contrôler son passage à l’économie de marché, met en place au début des années 1980 une politique d’ouverture graduelle, au début des années 2000, l’ouverture s’intensifie avec la politique de la “porte ouverte” invitant alors les entreprises étrangères à s’installer dans le pays.

C’est dans ce contexte que Veolia signe en 2002 un contrat de 50 ans avec la ville de Shanghai pour opérer l'eau du quartier d'affaires de Pudong. Elle est alors la première société étrangère autorisée à proposer des services d'approvisionnement d'eau dans le pays, via un partenariat public-privé (PPP).

Sa mission : assurer la sécurité de l'eau pour la région de Pudong et les grands événements organisés à Shanghai, tels que l'exposition universelle de 2010. Au cours des 20 dernières années, la zone de service s’est considérablement étendue, tandis que la longueur du réseau a plus que doublé.
Et ce contrat n’est que le début d’une longue histoire de partenariat public-privé entre l’entreprise française et la Chine, puisque un peu plus d’un an après, Veolia remportait deux autres contrats de délégation de service public : l’un d’une durée de 50 ans avec la ville de Shenzhen pour la production et la distribution de l'eau potable, l’autre de 20 ans pour l’exploitation de l'usine de traitement d'eaux usées de Lugouqiao, située dans la partie ouest de l'agglomération de Pékin - en vue notamment des Jeux Olympiques 2008. Forte du succès du projet de Pudong, Veolia s'est lancée dans d'autres concessions d'eau à Changzhou, Kunming, Tianjin et Haikou.

Le “Waterworks Amendment Act” au Japon : le début d’une longue histoire entre collectivités locales japonaises et entreprises privées

En 2002, le “Waterworks Amendment Act” est promulgué au Japon. Les collectivités locales japonaises peuvent désormais déléguer la gestion de leurs services publics d'eau à des entreprises privées. Veolia qui avait anticipé cette loi, en préparation depuis plusieurs mois, s’installe un peu avant sur l’Archipel. 

Le temps que les collectivités locales s’organisent pour mettre en place les délégations de service public, l’entreprise française remporte en 2006 le contrat pour l’exploitation de l'usine de traitement des eaux usées d'Hiroshima, l'un des projets les plus importants jamais délégués par une municipalité japonaise dans le cadre d'un contrat d'exploitation et de maintenance.

En 2012, Veolia remporte le contrat pour l’exploitation et la maintenance, pendant cinq ans, de l'ensemble des usines d'eau potable desservant la ville de Matsuyama, située au sud de l'Archipel, sur l'île de Shikoku. Dès lors, en plus d’être le seul groupe non japonais opérant au Japon sur le marché des eaux usées, Veolia est désormais aussi le seul présent sur celui de l'eau potable.

Veolia développe quatre ans plus tard une activité sur l’énergie avec l’exploitation de deux centrales biomasses, avant de s’inscrire comme un acteur de la gestion des déchets, soutenant ainsi le développement d'une économie circulaire et la décarbonisation au Japon.

  1. Christelle Pezon, Le service d’eau potable en France de 1850 à 1995, p.18 ↩︎
  2. Christelle Pezon, ibid, p121 ↩︎
  3. Claude Truchot, “La loi sur l’eau du 3 janvier 1992 à 20 ans”, Pour mémoire n°11, Revue du ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie,  p11, été 2012 ↩︎
  4. Jean-Luc Trancart, "L’avenir de l'École française de l’eau". MINES Revue des Ingénieurs, janvier-février 2012, n°458 ↩︎
  5. Ibid. ↩︎