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L'environnement au cœur

Par Grégory Quenet, Historien de l'environnement

En 1853, le mot « startup » n’existe pas. Mais c’est pourtant ce dont il s’agit avec la création de la Compagnie Générale des Eaux : une innovation à risque fondée sur l’anticipation de nouveaux usages qui ne sont pas identifiés comme un marché rentable. Le succès est toujours trompeur, surtout après cent soixante-dix ans d’existence. Et il faut revenir aux débuts pour comprendre ce qui s’est joué.

Au temps de l’eau rare, du Moyen Âge à l’époque moderne, l’eau est affaire de prestige et de pouvoir plus que de confort et de service. Les fortes odeurs sont signe de bonne santé, tandis que la frontière entre le sain et le malsain est avant tout définie par la morale et la religion. Bien que les perturbations des écosystèmes soient déjà là, causées par l’agriculture, l’artisanat et les activités humaines en général, personne ne se soucie de la qualité sanitaire de l’eau. À cette époque, la Samaritaine évoque pour les Parisiens une machine construite par Henri IV pour donner l’eau de la Seine à boire. Dans les parcs royaux et en ville, la civilisation de cour française privilégie le spectacle des eaux par rapport aux besoins ordinaires, ce qui est une des explications du retard de Paris sur Londres. Si chacun compose avec les trois solutions principales – les rivières et les fleuves, le captage des sources et leur conduite par aqueduc, la nappe phréatique en creusant des puits –, la hiérarchie sociale se lit dans la quantité d’eau disponible, mais tous sont soumis aux variations saisonnières, les faibles débits de l’été, la glace de l’hiver.

La première moitié du XIXe siècle voit l’essor de la fourniture d’eau aux habitations dans les villes anglaises mais pas dans les grandes villes françaises. Ces dernières misent sur l’hydraulique passive du bassin hydrographique qui alimente par simple gravité, tandis que les cités d’Albion recourent au pompage par machine grâce au charbon abondant et bon marché. Par anglophilie, les premières compagnies privées parisiennes – la Compagnie des Eaux de Paris des frères Périer, dont les machines ont fonctionné jusqu’en 1858 – optent pour ces machines coûteuses alors que l’eau des canaux ne leur semble pas pouvoir générer de valeur marchande, son faible coût de maintenance donnant le sentiment trompeur d’une eau intarissable et presque gratuite. Dernière spécificité française par rapport à l’Angleterre, à l’Allemagne et aux États-Unis, l’eau y est très politique, car elle met en rivalité pour son contrôle le roi et la ville, ensuite l’État et les municipalités.

De ce fait, tant l’État que le roi privilégient le monumental et les lieux stratégiques du contrôle social, se désintéressant du service de l’eau pour tous. Et si Paris, qui bénéficie d’un réseau public d’eau potable et d’égouts, est l’exception, c’est encore pour des raisons politiques ; il s’agit, sous le Second Empire, de faire mieux que Londres.

Lorsque la Compagnie Générale des Eaux devient la première grande société capitaliste française à miser sur la distribution générale de l’eau dans les villes, c’est un pari. Mais il s’appuie sur les exemples réussis en Angleterre et aux États-Unis, et surtout sur l’anticipation d’une société aquavore se convertissant à de nouveaux usages qui mettent fin au temps de l’eau rare. Or, la population urbaine française augmente de 6 millions d’habitants en 1831 à 15 en 1891 puis à 29 en 1954, dans un pays longtemps en retard sur le taux d’urbanisation des autres pays d’Europe occidentale (19 % en 1831 contre 44 % en Grande-Bretagne). Ce modèle économique se révèle un succès parce qu’il conjugue en ses débuts une marge d’environ 20 % avec un abaissement très important du coût de l’eau pour les industries comme pour les particuliers. Pour preuve : grâce au réseau de distribution de la Compagnie Générale des Eaux, le prix au mètre cube passe de 3,56F à 0,82F à Nantes en 1854, et de 5,55 F à moins de 1 F après 1883 pour les habitants de Rennes. Il faut dire que les économies réalisées sur les porteurs d’eau sont substantielles.

Le développement de la Compagnie à la Belle Époque accompagne les transformations du pays en équipant les grandes villes puis les stations touristiques des côtes normande et bretonne, et enfin les villes industrielles du Nord et de l’Est. Sans oublier les concessions dans des métropoles phares à l’étranger : Venise, Lausanne, Porto, ou encore Constantinople. Si, à la veille de la Première Guerre mondiale, les trois quarts des communes françaises sont en régie municipale, c’est parce que les élites locales investissent lentement et modérément dans les réseaux d’eau. La loi les autorise en effet à gérer elles-mêmes leur réseau: les besoins étant encore faibles dans les petites communes, multiplier les points de captage et traiter l’eau ne sont pas une priorité. L’entre-deux-guerres et, surtout, l’après Seconde Guerre mondiale rattrapent ce décalage entre les grandes villes et le reste du pays (seuls 37% des logements disposent de l’eau courante en 1946, contre 97% en 1975). Peu adaptées à ce changement d’échelle des besoins, les multiples petites entreprises locales s’effacent devant la concentration des compétences.

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Le secteur est en effet devenu beaucoup plus complexe, car le surgissement des sociétés aquavores a produit une transformation environnementale massive qui, elle non plus, n’avait été anticipée dans aucun des pays industrialisés. Le passage de quelques litres par jour et par personne à des centaines de litres bouleverse les écosystèmes, décuplant la circulation des pollutions et des microbes. Le métier de la distribution de l’eau devient aussi celui de son traitement, ce qui soulève en cascade la question des déchets et de leur ramassage, donc des transports, puis celle de leur valorisation et de leur incinération, et donc de l’énergie. Aussi la Compagnie Générale des Eaux se développe-t-elle par hybridation entre différents besoins qui, à chaque nouveau marché conquis, s’assemblent de manière spécifique et génèrent de nouvelles questions. Cette adaptation constante, en France et de plus en plus à l’étranger, fait ainsi dialoguer le monde des grands corps d’ingénieurs avec celui du terrain et de ses acteurs, où l’on apprend des difficultés non prévues, des échecs, autant que des réussites.

Et c’est sur ce point que le système français montre sa souplesse. Car, au lieu d’avoir privilégié un modèle unique, les compagnies privées ou la régie municipale, comme les modèles anglais et allemand, il est caractérisé par un jeu à trois entre l’État, les municipalités et le privé. Un jeu dont les règles se négocient constamment en combinant le temps long des investissements et des techniques, le temps moyen des nouveaux besoins et de leur impact environnemental, et le temps court des crises et des factures. C’est une manière particulière de gérer ce bien commun qu’est l’eau qui prend des formes juridiques variées d’implication du privé en fonction des services demandés.

Au moment d’entrer dans un nouveau cycle de l’eau, il est essentiel de comprendre comment l’histoire de Veolia est profondément liée au basculement antérieur, le passage de l’eau rare et aristocratique aux sociétés aquavores et pollueuses. Or la capacité à répondre à ces défis dans les zones les plus favorisées du monde a fait paradoxalement oublier l’ampleur des transformations et des difficultés surmontées, invisibilisant les réseaux et les hybridations pour faire surgir l’illusion d’une eau abstraite et disponible sans médiations. Aujourd’hui, comme en 1853, les entreprises qui sortiront gagnantes seront celles qui sauront s’adapter et anticiper cette nouvelle civilisation sobre et efficiente en eau. La réponse aux changements climatiques et environnementaux est d’abord anthropologique et culturelle : de cette vision émergeront la technique, la réglementation et de nouveaux marchés.

L’environnement avant l’environnement

Le mot « environnement » apparaît – furtivement, chez le géographe Paul Vidal de la Blache au début du XXe siècle – en français comme une traduction de l’anglais. Mais il entre dans le langage courant à partir des années 1960. La décennie est celle de l’institutionnalisation des questions écologiques dans les pays industrialisés, comme l’illustre la création du premier ministère de l’Environnement au Royaume-Uni en 1970 puis du second en France. Constitué un an après, il porte le nom de « ministère de la Protection de la nature et de l’environnement ».

L’usage anglais allie deux sens. D’une part, un contexte physique qui influence les formes de vie. D’autre part, ce quelque chose que les êtres humains n’ont pas créé et qu’il faut donc connaître et protéger avec les outils des sciences de la nature. Cela fera le lien avec le terme « écologie », qui a une autre histoire, celle de la création d’une nouvelle discipline scientifique en 1866 par Ernst Haeckel, sur la racine grecque oïkos, « maison », avant de désigner dans les années 1960 des mouvements de défense de la nature.

Ces mouvements de défense auront bientôt leurs émanations politiques : le premier parti vert, le Values Party, est créé en 1972 en Nouvelle-Zélande, suivi du Britain Ecology Party en 1973 et d’Écologie et Survie en France la même année, où de nombreux militants associatifs souhaitent inscrire leur action dans le cadre partisan. Dans le contexte occidental de modernisation de l’après Seconde Guerre mondiale, l’environnement désigne une série de problèmes à gérer. D’abord dans le domaine de l’urbanisme, puis de plus en plus dans celui des écosystèmes affectés par la modernisation.

Si le principal département du ministère de l’Environnement français est consacré à l’origine aux nuisances sonores, nouveau fléau des villes en transformation, la lutte contre les pollutions et pour la protection des espaces naturels s’impose rapidement. Cette histoire montre comment la catégorie « environnement » a évolué, en additionnant des politiques publiques existantes, en agrégeant des compétences de technocrates et d’ingénieurs pour prendre en charge des nuisances nouvelles au fur et à mesure de leur apparition sur l’agenda institutionnel.

Dans le premier Que sais-je? consacré à l’environnement, publié en 1971, le géographe Pierre George reconnaissait ainsi que l’intérêt de la notion était son caractère plastique et fourre-tout, qui intégrait même dans ces années-là le sens d’ « installation artistique ». Le mot «biodiversité » apparaît plus tard, à la fin des années 1980, avec la mobilisation des écologistes de la conservation, alors que la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988 ne rencontre au départ qu’un faible écho public.

Cette histoire, qui est celle que l’on raconte habituellement, accorde peu de place aux entreprises, lesquelles arriveraient après ces évolutions, pour répondre à une commande publique en utilisant une science mature. L’histoire de Veolia montre qu’il n’en est rien et que la part du secteur privé dans la création de nouveaux savoirs et outils serait à rétablir.

La création de la Compagnie Générale des Eaux en 1853 procède d’un angle mort des politiques publiques : apporter de l’eau dans les logements. Son développement est d’ailleurs permis par une nuisance non identifiée au départ : l’augmentation du volume des eaux polluées. Mais, plus intéressant encore, l’histoire de l’entreprise atteste que se met en place, un siècle avant la création des différents ministères de l’Environnement, une agrégation de problèmes à résoudre qui anticipe l’usage du mot « environnement » et conduit à proposer de nouveaux services sanitaires.

La pollution des eaux entraîne le ramassage des déchets puis, plus tard, le traitement des déchets industriels. Ce faisant, l’entreprise identifie la deuxième grande nuisance qui caractérise la ville sanitaire, depuis qu’a cessé la réutilisation systématique de tous les produits humains, lorsque le Second Empire a décidé de marginaliser les fameux chiffonniers de Paris. La spécificité de certains rebuts se traduira par la création de SARP Industries en 1975 pour traiter les déchets dangereux. Les ordures amènent l’intégration d’entreprises de déchets mais aussi de transport, de Grandjouan, créée à Nantes dès 1867, à la Compagnie Générale d’Entreprises Automobiles (CGEA), complètement intégrée en 1980, présente dans les secteurs des déchets ménagers et des transports urbains.

Si l’intégration des transports dans le périmètre des ministères de l’Environnement est toujours un point de tension aujourd’hui, il a au passage été arbitré pour Veolia de ne pas les inclure dans les activités de l’entreprise, pour la centrer sur la gestion des ressources. L’incinération se développe comme une solution alternative à l’épandage, pratiqué en Allemagne et en Angleterre. En France, la Sepia (Société d’Entreprises pour l’Industrie et l’Agriculture) et l’Union des Services Publics, deux sociétés spécialisées en la matière, entrent dans le groupe en 1980, année où la Compagnie Générale des Eaux prend le contrôle complet de la Compagnie Générale de Chauffe (CGC), avec laquelle elle exploite des incinérateurs depuis 1967. Cela conduit au développement du secteur de l’énergie.

Cette manière d’accompagner la transformation écologique depuis ses débuts se traduit par un fonctionnement très particulier. L’entreprise est comme un organisme s’adaptant au fur et à mesure des évolutions de son milieu, c’est-à-dire des questions environnementales qui surgissent sans ordre prédéfini et supposent à chaque fois l’invention de nouveaux outils techniques, juridiques, financiers et conceptuels. Certaines pages aujourd’hui refermées de l’histoire de l’entreprise illustrent cette capacité adaptative, partant toujours des territoires. L’investissement dans le secteur des travaux publics avec l’acquisition de la Société Générale d’Entreprises (SGE) en 1988 est une réponse stratégique à une OPA boursière mais qui procède du lien entre la mise en place des réseaux et la construction des bâtiments desservis. Pour les télécommunications et les médias, c’est une logique de flux qui préside : là où passent les eaux, pourquoi ne pas faire passer des câbles et ensuite des contenus ? La montée en puissance aujourd’hui du secteur de l’énergie, plus en cohérence avec les piliers de la transformation écologique, montre que cette histoire au cours de laquelle l’entreprise se transforme pour répondre aux besoins contemporains n’est jamais terminée. La gestion intégrée des services à l’échelle du bâtiment repose la question de la rénovation énergétique et des modes de construction, tandis que l’affirmation du numérique démultiplie les flux à maîtriser.

Cette adaptation constante exprimée par la vision stratégique se nourrit d’une double articulation des échelles. D’une part, la projection globale, qui existe presque depuis les débuts, est mue par le défi de trouver des solutions locales à des contextes à chaque fois différents et dont il faut apprendre. C’est, dès la concession des eaux de Venise en 1879, la nécessité d’inventer des installations capables de passer sous le Grand Canal ou, en 1893, le projet de développer une épuration par le permanganate de potassium ou de sodium pour les pays chauds à Saint-Louis du Sénégal. D’autre part, et ces exemples le montrent, le développement international d’un groupe français, fondé sur un modèle différent de celui de l’Angleterre, de l’Allemagne ou des États-Unis, conduit à s’adapter à des contextes nationaux distincts et à inventer des solutions qui, en retour, peuvent transformer les pratiques du groupe. L’implantation à Dubaï a par exemple donné un coup d’accélérateur majeur aux applications numériques dédiées à la gestion de la relation client et des innovations contractuelles sur la performance énergétique. Comment l’information et les innovations circulent-elles pour adapter sans cesse le référentiel initial à partir du local et de l’international ? En interne, les collaborateurs en ont une forme de prescience, chacun à son niveau, mais ces histoires, avec leurs succès et leurs échecs, méritent d’être plus souvent racontées au public.

Une entreprise est aussi une mémoire vivante. Et c’est plus que nécessaire au moment où les défis se recomposent à toutes les échelles : le dérèglement climatique s’accélère, les pollutions atteignent les limites du système Terre, tandis que la tension sur les ressources est de plus en plus intense. C’est une nouvelle page d’une histoire qui existe depuis 1853, celle de la réponse à apporter à la responsabilité humaine dans la recomposition des liens entre toutes les entités qui habitent la Terre, mais qui demande de redéfinir aujourd’hui le sens de la prospérité. Cette réflexion nous renvoie aux origines du mot « environnement ». Si la première recherche étymologique orientait vers l’anglais, « environnement » est en réalité un mot français introduit en Angleterre par les Normands au XIIe siècle, puis peu à peu oublié au point d’être retraduit dans l’autre sens. En français médiéval, il désigne ce qui « environne » la maison par des barrières ou une enceinte. En somme : les attachements avec des eaux, des sols, des êtres vivants, des climats. C’est ce qu’il nous faut réapprendre à faire pour continuer à habiter la Terre.

Refaire les connexions et l’unité du monde

Loin d’en faire un exercice froid, l’histoire permet d’utiliser le passé pour penser l’avenir. Car c’est en sachant d’où l’on vient et quelle a été sa contribution à l’histoire de l’environnement que l’on peut penser la spécificité d’une nouvelle ère. Les transformations plus récentes de l’ancienne Compagnie Générale des Eaux montrent comment l’identité d’origine s’est maintenue tout en se recomposant. Ce groupe essentiellement français, qui avait renoncé à l’international après les déboires financiers de la Première Guerre mondiale, s’est à nouveau internationalisé à partir des années 1990. Mais dans un tout autre contexte et avec une intensité sans précédent.

L’effondrement du bloc de l’Est en 1989 et l’essor des pays émergents permis par la globalisation ont bouleversé la carte mondiale des besoins en services à l’environnement. L’idéal de sécurité sanitaire et de confort des pays industrialisés s’est généralisé : la classe moyenne est passée de 1 milliard d’individus en 1985 à 2 en 2006, 3 en 2015 puis 4 en 2021. Sa géographie s’est elle aussi modifiée : si en 2000 cette classe moyenne vivait à 80 % en Europe et en Amérique, cette part est tombée à 35 % en 2015.

Veolia a accompagné ces mutations dans des pays où presque tout était à bâtir à partir de cultures locales ayant leurs spécificités et leurs atouts. Les déconvenues n’ont pas manqué, et l’apprentissage s’appuyant sur les besoins des territoires, présent dès les origines de la Générale des Eaux, s’est révélé un avantage. À la très grande différence de la plupart des secteurs, qui peuvent déployer des solutions uniformes à l’échelle du globe, les services à l’environnement partent d’assemblages localisés d’humains et de non-humains, d’un arrangement inséparable de matérialité et de culture qui varie selon les lieux. Dans un domaine hautement sensible parce qu’il touche aux besoins les plus vitaux, la gouvernance apporte les garanties de transparence et de qualité mais procède de manière souple, sans standardiser les talents et les réponses.

Ce faisant, une mutation profonde s’est opérée, à rebours d’une globalisation alors triomphante, découpant en morceaux les processus de fabrication pour faire des économies d’échelle en délocalisant. Ce qui était jusque-là une addition de problèmes environnementaux avec des histoires différentes (l’eau, les déchets, l’énergie) s’est trouvé de plus en plus connecté, car, à partir de l’implantation sur un nouveau territoire pour un besoin spécifique se sont créées des synergies.

En Asie, en Chine et au Japon en particulier, l’entrée par l’énergie a développé la cogénération et les réseaux de vapeur, profitant ensuite à l’eau pour le refroidissement. En Europe de l’Est, la nécessité de mettre en place des réseaux de distribution d’eau et de retraitement a tiré profit des compétences locales dans la production de chaleur. Au Brésil, la gestion des innombrables déchets a donné lieu à une production d’énergie locale. Sans le savoir s’installait à une échelle nouvelle ce qui s’était passé en France lorsqu’il avait fallu s’implanter sur des territoires nouveaux.

Alors que la Compagnie Générale des Eaux s’était développée à partir de l’interruption progressive du métabolisme organique des sociétés de l’Ancien Régime, la circularité s’est remise en place mais de façon nouvelle, car il n’existe plus de rapport immédiat aux éléments naturels. Dans les années 1850 déjà, il n’y avait plus depuis longtemps d’eau pure disponible sur place: les besoins sanitaires de l’explosion urbaine obligeaient à aller la chercher loin des villes puis à la dépolluer, et à interdire en aval d’épandre les déchets organiques bruts, créant une nouvelle linéarité. Dans les nouveaux territoires de l’internationalisation des années 1990 et 2000, il en est tout autrement, les hybridations étaient réglementairement possibles et même souhaitées. Les innovations au sein du groupe ont ainsi cessé de circuler de la France vers l’international pour s’établir tous azimuts, enrichissant les pratiques à partir des nouveaux territoires de croissance.

Le défi écologique du changement climatique demande de répondre à un enjeu planétaire unique à partir de l’infinie diversité des sociétés humaines. C’est-à-dire de relier deux échelles théoriquement irréconciliables à moins d’inventer une nouvelle manière de procéder, un pilotage décentralisé fondé sur la circularité des flux de matières et d’énergie. Seront gagnantes les entreprises habituées à travailler sur des processus très concrets et localisés en maîtrisant l’ensemble de la chaîne de la décarbonation. Une approche en somme plus qualitative que quantitative s’appuyant sur les équipes du terrain.

Cet « atterrissage », pour reprendre le mot de Bruno Latour, est une redécouverte de la géographie et de l’histoire, et des êtres humains qui y sont attachés. Il sera d’autant plus facile à mettre en œuvre pour les entreprises qui ne les ont jamais oubliés. Mais il ne s’agit plus seulement de parler à des clients industriels et institutionnels : la prise de conscience progressive a fait naître une opinion publique exigeante. Et cette dernière demande de prouver que l’on peut concilier atténuation et adaptation tout en réinventant un idéal de prospérité.