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Protéger la ressource : l’émergence des préoccupations environnementales

Lorsque l’eau courante est amenée en ville à partir du milieu du XIXe siècle, personne ne se soucie de l’impact de ce qui est rejeté directement en aval dans les cours d’eau. La nécessité de protéger avec attention la ressource naît de l'explosion des volumes mais aussi du basculement du régime des pollutions qui, malodorantes et visibles avec les tanneries et les abattoirs, deviennent sans odeur et invisibles à cause du (ou grâce au) développement de la chimie et de l’industrie. 

Aujourd’hui encore, le défi environnemental est rythmé par le développement d’expertises qui, avec un décalage temporel plus ou moins important, font le lien entre de nouveaux usages et leurs conséquences environnementales, favorisant ainsi les réponses techniques appropriées. Aux côtés des experts scientifiques, des juristes ou de l’administration, interviennent aussi de nombreux anonymes qui, par connaissance empirique du terrain, observent des modifications encore largement invisibles. Cette histoire des mobilisations autour de l’eau commence à être peu à peu connue du grand public, et elle n’est pas prête de s’arrêter. 

Grégory Quenet

« L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général. » Voici ce que stipule la loi française depuis 1992, résultat de décennies de lutte écologique, d’études scientifiques et de choix politiques. La même année est signée, à Helsinki, la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux qui vise à « assurer une gestion des eaux transfrontières rationnelle et respectueuse de l’environnement, faire un usage raisonnable et équitable des eaux transfrontières et assurer la conservation ou la remise en état des écosystèmes ». Car les fleuves, les rivières et les lacs ne s’arrêtent pas aux frontières, poursuivant leur cours là où leur nature les mène. C’est pourquoi la protection des grands bassins hydrographiques appellent une gestion aussi locale, qui seule permet un contrôle et une connaissance pratique de la ressource, que globale, seule capable de conférer une cohérence transfrontalière à l’ensemble des législations nationales. Autre action pour contribuer à la préservation de l’écosystème aquatique : certains pays ont doté leurs fleuves d’une personnalité juridique, comme c’est le cas en Inde pour le Gange. La Nouvelle-Zélande a quant à elle accordé en 2017 le statut d’ « entité vivante » au fleuve Whanganui. En Inde, les citoyens peuvent saisir la justice au nom du fleuve sacré, tandis qu’en Nouvelle-Zélande, les intérêts du fleuve seront défendus dans les procédures judiciaires par un avocat. Les contours des enjeux écologiques relatifs à l’eau semblent ainsi s’élargir et associer un ensemble d’acteurs qui n’avaient jusqu’ici pas voix au chapitre : la biodiversité, les paysages, le climat, etc. Il faut dire que le dérèglement climatique s’est installé durablement dans nos esprits comme dans nos chairs, après une sécheresse 2022 exceptionnelle dans tout l’hémisphère Nord et des feux de forêt dramatiques en Afrique du Nord, en Australie et en Europe.

D’après le baromètre de la transformation écologique Elabe Veolia publié en 2022, 71 % des habitants du monde expriment un sentiment de vulnérabilité écologique et climatique, et 74 % ont le sentiment d’être exposés à la dégradation de l’écosystème et de la biodiversité de leur pays. La prise de conscience écologique dépasse désormais le cadre régional ou national d’où elle avait émergé pour devenir un enjeu mondial, et la protection des ressources en eau rejoint les préoccupations sur la sauvegarde de la biodiversité dans son ensemble.

Ça n’a pas toujours été le cas. À la fin du XIXe siècle, à l’heure où l’enjeu était d’assainir les villes, ce qui importait d’abord était de rejeter au loin les immondices en utilisant l’énergie cinétique de l’eau. Louis Pasteur lui-même prévoyait un système qui conduirait « directement les immondices à la mer ». « Rendre le déchet invisible, inodore, et préserver totalement la population de son contact, tel est le projet – l’utopie – qui hante les médecins » de l’époque, nous apprend Alain Corbin dans Le Miasme et La Jonquille1. Une vision anthropocentrée, portée par la croyance dans l’eau purificatrice, voire auto-purificatrice, capable de s’épurer elle-même. Au fond de la rivière ou loin dans la mer, l’ordure est invisible, son cas paraît réglé. On y déverse donc durant des décennies des tombereaux de déchets, parfois très dangereux, en oubliant le fait que la contamination circulaire des eaux, à l’origine des épidémies de choléra, peut se reproduire sur de plus grands cycles, de plus grands espaces que le seul territoire citadin. Aujourd’hui encore, de nombreux territoires partout à travers le monde produisent des déchets qui finissent directement dans la mer, dans un lac ou dans la rivière. D’après l’OMS, 45 % des eaux usées domestiques sont encore rejetées sans faire l’objet d’un traitement sûr. Et pourtant, la protection de la ressource et des écosystèmes, si elle n’a pas été première, a désormais une longue histoire derrière elle. Plongeons dans cette histoire, qui a commencé à l’aube du XXe siècle.

© Jan Huber

Du Fishing Club de France à la grande loi sur l’eau de 1964

La prise de conscience de la nécessité de préserver l’eau ne naît que très lentement en France, après même la construction des premiers réseaux d’eau. D’abord, les théories aéristes, qui attribuent les épidémies aux miasmes – autrement dit, aux puanteurs – et non à la qualité intrinsèque des eaux, leur survivent. Les découvertes de John Snow à Londres ne datent que de 1854 – un an après la naissance de la Compagnie Générale des Eaux –, elles sont dans un premier temps contestées par la communauté scientifique et il faut attendre celles de l’Allemand Robert Koch en 1883 pour qu’elles soient étayées par l’identification de la bactérie Vibrio cholerae à l’origine du choléra. Surtout, l’assainissement des villes passe d’abord par l’adduction d’eau et non par son traitement. A fortiori, la préservation à la source de la qualité de l’eau dans son milieu naturel n’est pas un enjeu identifié. Toutefois, les découvertes scientifiques se multiplient, et c’est sous la IIIe République, sous le gouvernement Waldeck-Rousseau, qu’en 1902 l’une des premières lois majeures contre la pollution des eaux souterraines est adoptée en France. Cette loi qui interdit « le jet de bêtes mortes dans les cavités naturelles de calcaire », porte le nom d’Edouard-Alfred Martel. Ce pionnier de la spéléologie prouve, grâce à ses travaux de recherche sur l’hygiène de sources, que les matières en décomposition peuvent être à l’origine de graves épidémies. Cette législation peut être analysée comme l’un des premiers mouvements pour la protection de la ressource en France, quand bien même son application est limitée au périmètre des sources d’eau.

Edouard-Alfred Martel, pionnier de la lutte contre la pollution des cours d’eau

La loi Martel a été promulguée le 15 février 1902. Cette loi qui interdit le jet de cadavres d’animaux et de détritus putrescibles dans les grottes porte le nom d’Édouard-Alfred Martel, pionnier de la spéléologie mais aussi de la lutte contre la pollution de l’eau. Né le 1er juillet 1859, celui qui est destiné à devenir juriste comme les autres membres de sa famille prend un tournant de vie quelque peu différent. C’est à la suite de la découverte d’une grotte à l’âge de 7 ans, que ce futur géographe, fervent admirateur de Jules Verne, développe une passion pour les abîmes de la terre.

Cet aventurier des temps modernes explore avec une rigueur scientifique inédite les grottes, sous-sols et autres cavités. Il connaît la notoriété après avoir découvert la rivière souterraine du gouffre de Padirac dans le Lot en 1889, gouffre de 103 mètres au fond duquel coule un cours d’eau de plus de 55 kilomètres. Sa femme, madame Martel, née Aline de Launay, parlait de ses aventures souterraines en ces termes : « Je me contentais de l’accompagner et de l’attendre à la sortie des gouffres en admirant le “recto” du paysage alors qu’il en découvrait le “verso” dans les entrailles de la terre… Si vous aviez vu dans quel état il remontait ! … Un véritable égoutier ! »

Deux années plus tard, alors qu’il explore le gouffre de la Berrie dans la vallée du Vert, Martel repère une carcasse de veau en décomposition au fond d’un puits. Mais, à la fin de son exploration, le spéléologue assoiffé boit l’eau de la source et tombe malade : une intoxication typhoïdique qui durera deux mois. Cet évènement lui inspire des travaux de recherche sur l’hygiène des sources d’eau. En 1894, il écrit : « Quoi de plus dangereux et de plus trompeur, en effet, que ces eaux claires, en apparence filtrées par la roche, et charriant au contraire à plein flots les microbes germés sur les charognes au fond des avens ? C’est ainsi que l’alimentation et l’hygiène publiques sont fort intéressées aux études souterraines. »

Édouard-Alfred Martel démontre que les eaux d’infiltration véhiculent de graves épidémies comme la fièvre typhoïde. Raison pour laquelle le père de la spéléologie moderne se démène pour imposer de nouvelles règles d’hygiène. Ses travaux préconisent que les régions qui ne possèdent pas de sols filtrants composés de sable redoublent d’attention pour leurs eaux d’alimentation et doivent déterminer un « périmètre de protection » contre les pollutions. C’est ainsi qu’en 1902, la loi du 15 février établit ces périmètres de protection et interdit le jet d’animaux morts et d’ordures dans les cavités naturelles.

Quand bien même il n’épouse pas directement de carrière politique, comme les scientifiques de son époque Marcellin Berthelot, Paul Langevin ou Paul Painlevé, plus tard panthéonisés, il n’en donne pas moins son nom à cette loi à force d’avoir activement plaidé en sa faveur. Les contaminations à la fièvre typhoïde ayant diminué de trois quarts en France, pas étonnant qu’il ait été reconnu « bienfaiteur de l’humanité ». L’ensemble de ses recherches et découvertes sur les pollutions des eaux sont réunies dans un ouvrage : Le Nouveau Traité des eaux souterraines, publié en 1922.

@Hayley Murray

Progressivement, les changements induits par l’ingénieux développement des réseaux d’eau font apparaître la nécessité de protéger la ressource. D’une part, la quantité d’excréments des villes en croissance devient telle qu’il est impossible de les épandre, c’est-à-dire de les répandre dans les champs environnants, d’autant plus que l’afflux d’eau dans les fosses d’aisances a rendu peu utilisable cette matière devenue liquide. D’autre part, une coalition de lanceurs d’alerte, comme nous les appellerions de nos jours, se fait jour, des savants qui démontrent le rôle des microbes dans la contamination par les eaux jusqu’aux pêcheurs à la ligne qui observent l’impact des rejets urbains sur les poissons des cours d’eau. La création du Fishing-Club de France en 1908, composé de membres très divers, allant du simple amateur de pêche aux plus hauts fonctionnaires de l’État (tels que des inspecteurs des Eaux et Forêts), constitue le début d’une série de mobilisations couronnées de succès pendant la première moitié du XXe siècle. Exemple cité dès les premières années par un rapport du FCF : la condamnation d’une papeterie et de deux ouvriers à deux mois de prison et 4 000 francs de dommages et intérêts, « sur l’intervention d’une Société de pêcheurs, pour avoir évacué des eaux de lavage des bassins de résinate de soude dans la Meurthe et avoir entraîné ainsi un désastre considérable sur les poissons ».


Dans le département du Gers, à Condom en 1929, une pétition de 35 pêcheurs alerte de son côté le préfet sur l’évacuation dans la Baïse de déchets provenant de la distillation du charbon par une usine de gaz. Le préfet, ainsi que l’administration des Ponts et Chaussées, invitent le maire à fabriquer une citerne étanche pour récolter les eaux de lavage. Des solutions doivent alors se mettre en œuvre : ces dynamiques anciennes préfigurent la coopération de long-terme qui s’instituera entre les associations de pêcheurs et le groupe Veolia. Pour n’en prendre qu’un exemple, les équipes des Eaux de Marseille, aujourd’hui encore, ne vident jamais le bassin Saint-Christophe qui permet la décantation des limons une concertation avec les associations de pêche locales.

Comme le souligne Stéphanie Laronde, à la tête de la direction Appui – Coopération Institutionnelle et Technique à l’Office International de l’Eau, c’est à partir des années 1960 que les conflits d’usage liés à la pollution des ressources se multiplient. La qualité des eaux de surface, celle des rivières notamment, se dégrade fortement en raison des activités industrielles et agricoles. Mais aussi de la fulgurante expansion urbaine de l’après-guerre. C’est dans ce contexte que la loi-cadre sur l’eau du 16 décembre 1964 voit le jour. Cette loi, qui organise la gestion par bassins, va fixer des objectifs de qualité par cours d’eau dans chaque département français et instaurer le principe pollueur-payeur.

La décennie 1970 : un tournant dans les luttes écologiques, des solutions nouvelles pour répondre aux revendications

Si la loi fournit un cadre réglementaire et des mesures de financement, le modèle économique de l’assainissement des effluents industriels ne prend forme qu’un peu plus tard encore. Au début des années 1970, les initiatives dans ce domaine sont souvent le fait de personnalités isolées, comme ce directeur de l’usine de potabilisation de l’eau à Méry-sur-Oise, qui se rend compte que l’eau est ponctuellement trop polluée pour pouvoir la puiser et la traiter correctement. Directeur de la zone France et déchets spéciaux Europe de Veolia, Jean-François Nogrette connaît bien cette histoire : « À l’époque, l’Oise est un égout ! Sur son cours, on trouve une industrie sidérurgique très développée qui rejette des métaux lourds et du cyanure, on frise une contamination grave de la rivière et donc une coupure de l’eau. » Pour éviter d’en arriver là, Bertrand Gontard, à l’époque directeur de l’usine de potabilisation, va proposer aux industriels de traiter les déchets toxiques dès l’amont !

Une activité qui n’existe pas encore en France mais qui sera rendue possible à la fois par la loi de 1975 sur la responsabilité des producteurs de déchets, mais aussi par la contribution des agences de bassin, créées en 1964, qui utilisent la redevance pollueur-payeur pour financer les usines de traitement. Comme le rappelle Jean-François Nogrette, « les agences de l'eau ont bien compris que pour protéger la ressource en eau, il fallait se débarrasser de ces déchets toxiques qu'on appelle aujourd'hui “déchets industriels dangereux”, en amont, sans passer par le cours d’eau. » C’est dans ce contexte de protection de la ressource en eau que sera fondée en 1975 SARP Industries, spécialisée dans les déchets dangereux et cousine de la SARP (Société d’Assainissement Rationnel et de Pompage).

La décennie 1970 marque plus généralement un réveil collectif des consciences autour des questions écologiques. La conférence des Nations unies qui se tient à Stockholm en 1972, fait ainsi pour la première fois de l’environnement une problématique majeure. Dans le principe 2 de la Déclaration sur l’environnement, on peut lire : « Les ressources naturelles du globe, y compris l’air, l’eau, la terre, la flore et la faune doivent être préservées dans l’intérêt des générations présentes et à venir par une planification ou une gestion attentive selon que de besoin. » La même année paraît le Clean Water Act aux États-Unis. La loi vise à réduire la pollution des cours d’eau et des Grands Lacs, devenue une menace sanitaire de premier ordre. Pour ce faire, elle opère un changement de paradigme radical : on passe d’un système basé sur des normes de qualité de l’eau à un système basé sur des normes de rejets des effluents, ce qui offre un cadre pour réduire les rejets industriels et municipaux dans la ressource en eau. C’est aussi le départ d’un programme fédéral de financement de stations d’épuration. Avec cette loi, le législateur se donne pour but d’éliminer « toute décharge de polluant dans les eaux navigables avant 1985 » et de « rendre les eaux propices à la vie piscicole et aux activités de loisir avant 1983 ». Un objectif trop peu réaliste – par manque de moyens coercitifs – mais qui permettra malgré tout d’améliorer nettement la qualité de l’eau dans les Grands Lacs durant la décennie suivante, en faisant chuter les taux de polluants.

Les années 1970 sont par ailleurs l’occasion d’un « moment associatif »2, pour reprendre le mot de l’historien Pierre Rosanvallon dans Le Modèle politique français. Au cours de ces années, « des associations de protection de la nature et de l’environnement d’un nouveau genre apparaissent en France et dans le monde, de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN, 1968) à Greenpeace (1971) en passant par Friends of the Earth (1969) »3, indique Alexis Vrignon dans la revue Vingtième Siècle. Cette dernière association est déclinée en France sous le nom « Les Amis de la Terre », qui compte parmi ses adhérents Brice Lalonde et Yves Cochet. C’est aussi le temps des premiers magazines d’écologie politique, avec La Gueule Ouverte, lancée par le journaliste de Charlie Hebdo Pierre Fournier en 1972, ou encore Le Sauvage fondé en 1973 par Alain Hervé des Amis de la Terre. La plupart de ces activistes et journalistes soutiennent en 1974 la première candidature d’un écologiste à l’élection présidentielle, celle de René Dumont. Agronome réputé et auteur d’ouvrages engagés comme L'Utopie ou la mort ! (1973), il choisit pour son passage télévisé de boire symboliquement un verre d’eau, dans une séquence devenue culte. « Je bois devant vous un verre d’eau précieuse car avant la fin du siècle si nous continuons un tel débordement, elle manquera », explique-t-il à des Français médusés qui jugent ces propos exagérés, pour ne pas dire loufoques. Premier homme politique à insister non pas seulement sur la qualité de l’eau, mais aussi sur sa quantité, René Dumont apparaît aujourd’hui comme trop en avance sur son temps pour convaincre une population surtout préoccupée par l’inflation due au premier choc pétrolier.

RF Studio

Dans ces années-là, l’écologie parvient surtout à émerger ponctuellement à travers des luttes locales. Il s’agit alors de préserver un environnement qui prend la forme d’un paysage, ou d’une population, menacé par un danger facilement identifiable. C’est en Bretagne, notamment, que se tiennent certains des combats les plus illustres pour la préservation de l’eau et des écosystèmes, à commencer par ceux liés aux marées noires. Dès mars 1967, le Torrey Canyon s’échoue au large de la côte britannique et déverse 120 000 tonnes de pétrole brut. Malgré leurs efforts, les Anglais ne parviennent pas à endiguer la pollution des eaux, au contraire, trois semaines plus tard, le pétrole arrive en Bretagne nord. Alors pour que la saison touristique puisse avoir lieu, des bénévoles et l’Armée de terre s’activent et nettoient les plages avec les moyens du bord, parfois à mains nues, avant d’enfouir les déchets pétroliers dans des fosses creusées sur une île à proximité. Si cette première marée noire marque les esprits – Serge Gainsbourg lui consacre même une chanson dans l’album Initials B.B. (1968) –, d’autres catastrophes similaires suivent dans les années 1970, notamment celle de l’Amoco Cadiz en 1978, du Tanio en 1980 et l’Erika en 1999. Veolia, à travers sa filiale SARP Industries, accompagne les opérations de nettoyage du littoral. Jean-François Nogrette témoigne : « Chaque fois qu'il y a un accident industriel quelque part, nos équipes sont sollicitées dans l'urgence, avec des enjeux à la fois techniques et de sécurité. Donc une grande partie des pollutions les plus prégnantes vont être traitées par les unités de SARP Industries à l'occasion de ces marées noires depuis l’Erika. »

En parallèle, la Bretagne mène un second combat contre les algues vertes. La prolifération de ces végétaux pollue depuis cinquante ans les plages bretonnes chaque été, faisant de la région le troisième plus grand site de « marée verte » dans le monde, derrière la lagune de Venise et le littoral de la ville de Qingdao en Chine. Ce phénomène, apparu pour la première fois en 1971 dans la baie de Lannion, dans les Côtes d'Armor, doit son origine aux élevages porcins et aux engrais agricoles. Les flux de nitrates rejetés dans les sols et les cours d’eau lors de ces activités provoquent la prolifération des algues vertes qui asphyxient la faune et la flore aquatiques. Selon les années, entre 75 et 115 sites sont touchés, et 40 à 50 communes ramassent entre 20 000 et 40 000 tonnes d’algues échouées pour que les touristes ne refluent pas vers d’autres stations balnéaires. Face aux rejets de nitrates dans les sols et nappes phréatiques, l’eau potable elle-même a pu être ponctuellement menacée en Bretagne, une situation prise au sérieux par les opérateurs comme Veolia, qui ont entre autres développé le projet Aquisafe avec le Syndicat mixte environnemental du Goelo et de l'Argoat (SMEGA) en réponse à la fermeture, en 2009, de l’usine d’alimentation en eau potable de l’Ic, à cause de teneurs élevées en nitrates. Aquisafe est un projet de recherche sur les zones tampons en milieu rural. Ces dernières sont des éléments du paysage destinés à limiter les transferts de contaminants vers les milieux aquatiques récepteurs, commes des talus, des fossés, des zones humides. Les tests réalisés avec la mise en place de ces zones tampons au niveau des points de pollution du bassin-versant ont permis de démontrer que ces zones entraînaient une baisse sensible des polluants présents, les nitrates en particulier. Ces actions ont été couplées à une sensibilisation des agriculteurs locaux à une moindre utilisation de pesticides en amont, avec pour résultat une amélioration de la qualité de l’eau. C’est plus largement toute une approche de la qualité de l’eau qui s’est popularisée pour privilégier la prévention des pollutions au traitement, à mobiliser seulement une fois qu’il est nécessaire.

© Markus Spiske

De la préservation de l’eau à la préservation des milieux, des ambitions toujours plus poussées 

La manière de caractériser la qualité de l’eau elle-même s’est précisée au fil du temps. « La construction de la qualité de l'eau a évolué notamment grâce au développement exponentiel des descripteurs de la qualité au cours du temps entre 1850 et aujourd’hui », jusqu’à prendre en compte des critères qui importent d’abord pour les milieux, souligne ainsi la directrice Eau et Climat chez Veolia, Marie-Christine Huau. On peut distinguer plusieurs âges ou périodes dans cette histoire. Le premier temps est celui des pharmaciens, qui engagent l'inventaire des sources hydrothermales, fondé sur des variables physiques : les valeurs des ions minéraux, la température, le pH, le TSS (matières en suspension totale), la dureté (comme sur une bouteille d'eau minérale). Puis, toujours au XIXe siècle viennent le temps des chimistes et l'ère de la chimie analytique : on mesure l'oxygène, l'azote, les nitrates, les ions majeurs. Cette période sera rapidement suivie par le temps des ingénieurs civils et la chimie de la rivière, avec le comptage du carbone organique dégradable et la demande en oxygène biologique. L'objectif était alors surtout de protéger les populations contre les maladies hydriques, les problèmes liés aux bactéries qui pouvaient se retrouver dans les eaux potables.

Puis la qualification évolue entre les années 1950 et 1960. L’eau étant devenue un élément de ressource pour l’aquaculture, l’industrie ou l’agriculture, ce sont des variables biologiques sur la base de la faune se trouvant dans l’eau qui vont mobiliser les géochimistes. C’est le temps du risque sanitaire où l’on vérifie que les eaux de baignade ne contiennent pas de bactéries, ni de pesticides. « On commence à observer les écosystèmes aquatiques sous l’angle des usages », indique Marie-Christine Huau. “A partir des années 1980, la recherche académique s’intéresse à la compréhension du fonctionnement du système aquatique”, avant d’entrer au début des années 2000 dans l’ère de la qualité écologique du milieu naturel. « On va regarder comment fonctionne cet écosystème : y-a-t-il une bonne circulation de l’oxygène ? Est-ce que l’on vit bien dedans ? Les scientifiques passent à un fonctionnement hydrobiologique en utilisant des indicateurs biotiques sur les différentes espèces de la biodiversité. Le but étant la préservation des milieux aquatiques », signale l’ingénieure agronome. Et c’est tant mieux, puisque les écosystèmes, tantôt ressource, tantôt milieu récepteur, sont des éléments essentiels pour la biodiversité et pour l’intérêt commun.

L’élargissement des approches de la qualité de l’eau, prenant en compte ses effets sur les humains mais aussi sur les milieux, est allée de pair avec l’accentuation de l’attention portée aux écosystèmes conduisant Veolia à s’investir non seulement dans la qualité sanitaire de l’eau mais aussi dans sa qualité environnementale. La restauration de l’écosystème sous-marin du Cap-Sicié, près de Toulon, en est un symbole. Pendant des décennies, les eaux usées des égouts y ont été directement versées dans la mer, entraînant une grave dégradation du milieu. À la fin des années 1990, pour remédier à la situation et répondre à la première alerte lancée par un plongeur en 1980, une station d’épuration y est construite, sous l’impulsion des pouvoirs publics, par Veolia. Comme on s’y attend alors, elle permet rapidement de restaurer la qualité de l’eau, mais, contrairement à ce qui avait été espéré, elle ne conduit pas au retour du milieu à la vie. C’est pour le rendre possible qu’est mis en place en 2011 le projet Remora, à l’initiative de la fondation Veolia, de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse et de l’Institut océanographique Paul Ricard. Il vient créer des récifs artificiels composés de structures légères à base de joncs en fibre de verre et résine époxy, capables de s’adapter à la houle, des récifs conçus pour servir d’habitat et de protection à la microfaune et à la microflore. Le retour de la vie a finalement pu y être confirmé : en 2016, des recherches de terrain ont révélé la présence de pontes de calamars, seiches et labres, ainsi que celle de juvéniles de crustacés, poulpes et poissons. 

Il est enfin possible de résoudre aujourd’hui des problèmes de rejets industriels qui ont un impact sur les milieux longtemps restés sans solution technique. C’est le cas de la pollution qui affectait les calanques de Marseille, en aval de la production d’alumine par l’usine de Gardanne, exploitée par Alteo. Sommé de mettre son usine aux normes dans les plus brefs délais, l’industriel se devait de trouver une solution pour conserver son activité historique dans la région. Un enjeu stratégique pour le territoire, au regard des emplois en jeu et de la souveraineté française que représente la production d’alumine, un composé essentiel à la fabrication d’écrans de smartphone, de batteries de véhicules électriques ou de carrelage. Veolia a permis à Alteo d’assainir ses effluents après deux ans d’expérimentation et la création d’une unité de traitement biologique utilisant des bactéries pour dégrader les matières organiques en suspension. « L’usine de traitement que nous avons créée fait appel à la biomasse : elle reproduit ce qui se passe dans la nature à l’aide de bactéries qui mangent la pollution », déclare Anne-Laure Galmel, cheffe de projets pour la région Méditerranée de l’Eau France chez Veolia.

Résultat : la meilleure qualité d’eau résiduelle au monde dans le secteur de l’alumine et une satisfaction exprimée par les défenseurs de l’environnement, comme Didier Réault, directeur du parc national des Calanques : « Alteo a réussi à gérer son rejet de façon à ce qu’il soit conforme aux normes européennes. C’est un vrai succès. On a réussi à concilier à la fois l’écologie et l’économie ».

Reste que la protection des milieux demeure un vaste enjeu. D’abord parce que l’assainissement des eaux usées et la prévention des pollutions de manière plus générale ne sont toujours pas déployés partout. Mais aussi parce que le dérèglement climatique en cours en renouvelle les modalités, en perturbant le grand cycle de l’eau, en réduisant le débit des cours d’eau, en y concentrant de fait les pollutions, la salinité, ce qui constitue autant de menaces pour les espèces. Aux luttes et aux solutions de continuer à faire leur œuvre. 

Usine de dépollution des eaux usées Amphitria au Cap Sicié.
© Médiathèque Veolia - Salah Benacer

À La Nouvelle-Orléans : la résilience entre protection des infrastructures… et des écosystèmes 

Depuis plus de 30 ans, le Sewerage & Water Board of New Orleans (SWBNO) s'est associé à Veolia pour gérer l'assainissement de l’eau, créant ainsi l'un des plus grands accords de partenariat public-privé du pays pour le traitement des eaux usées. Cette association va aujourd’hui bien plus loin, et veille à assurer la meilleure résilience climatique à une ville, La Nouvelle-Orléans, qui en est venue à symboliser les risques du changement climatique après le violent ouragan Katrina de 2005. 

Au fil des années, ce partenariat a permis l’amélioration des performances des deux stations d’épuration, qui a elle-même mené au renforcement de l’écosystème du fleuve Mississippi et à la conformité environnementale de La Nouvelle-Orléans. Ceci constitue un élément de sécurité pour une ville située sous le niveau de la mer et près de plusieurs plans d’eau qui, de par cette spécificité, est soumise à un grand risque de catastrophes naturelles.

L'ouragan Katrina lui-même a été l’occasion de renforcer la résilience des installations. Lorsqu’il frappe la Nouvelle-Orléans en 2005, l'usine d'East Bank est inondée sous cinq mètres d'eau.

Le personnel est évacué à bord d'un hélicoptère. Dès que les eaux se retirent, Veolia fait appel à des équipes supplémentaires pour travailler 24h/24. Leur dévouement, ainsi que la mobilisation des ressources du groupe à l’échelle internationale, va permettre d'assécher l'usine en trente jours et de reprendre le traitement complet en trois mois. Veolia dépense 30 millions de dollars pour restaurer immédiatement l'usine, sans attendre le remboursement des assurances. Dès lors, pour éviter le renouvellement de telles catastrophes, elle intègre des mesures de protection et de résilience climatique dans chaque projet d'investissement.

Aujourd’hui, le partenariat de Veolia avec la Nouvelle-Orléans va au-delà des infrastructures de traitement des eaux usées. L'entreprise soutient un projet de restauration des zones humides près de l'usine d'East Bank dans le Lower Ninth Ward, contribue aux associations de quartier et a fait don de plus d'un million de dollars pour venir en aide aux victimes de l'ouragan. Veolia soutient également les universités locales en recrutant des étudiants intéressés par les carrières en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM), et a placé plus de 30 % de ses dépenses locales auprès d'entreprises commerciales défavorisées de la Nouvelle-Orléans.

Le retour des truites dans les rivières de République tchèque

Au cours des vingt dernières années, la qualité de l’eau de l’ensemble des rivières tchèques s’est fortement améliorée. Selon l’Agence de l’environnement tchèque (CENIA), ce progrès serait notamment lié au développement du traitement des eaux usées. Le groupe Veolia, très présent dans le pays, participe activement à l’augmentation de la qualité de l’eau en République Tchèque. Un travail de longue haleine, qui a porté ses fruits : plusieurs espèces locales auparavant presque disparues ont fait leur retour dans les cours d’eau du pays.


Pour faciliter la réintroduction des truites, le projet « Trout way » voit le jour en 2011. Veolia en est à l’initiative, accompagnée par l’association Freshwater Giants fondée par le présentateur de télévision et pêcheur extrême spécialisé dans les voyages et l'histoire naturelle Jakub Vágner. L’objectif du projet ? Soutenir le retour des salmonidés dans les rivières tchèques sur une durée de cinq ans. Les premiers résultats sont plutôt satisfaisants : plus de 60 % des 3 tonnes de truites réintroduites dans la Střela, à l’ouest de la Bohême, ont survécu.


Au total, ce sont 9 tonnes de truites qui ont été relâchées dans les rivières tchèques avec un taux de survie de 70 %. Le programme a été salué par le gouvernement du pays et les médias. En contribuant à l'amélioration de l'état écologique des rivières et bénéficiant aux communautés locales, le projet a inspiré la réintroduction des esturgeons dans le Danube en Roumanie ainsi que d’autres initiatives similaires en Hongrie et Slovaquie.

Mont-Saint-Michel : un barrage pour sauver le monument des sables

Au début des années 2000, l’un des monuments français les plus emblématiques risquait d’être complètement ensablé. Après un millénaire à dominer la baie qui porte aujourd’hui son nom, le Mont-Saint-Michel, tant admiré au fil des siècles, était menacé : l’amoncellement de milliers de mètres cubes de sédiments charriés par les marées le rattachait peu à peu à la terre ferme, lui faisant perdre ainsi son statut d'îlot.
Un défi majeur était à relever pour sauver l’écrin naturel dans lequel trône le monument, auquel le lyrisme de Victor Hugo rendait ainsi hommage en 1881  : « Saint-Michel surgissait seul sur les flots amers, Chéops de l'Occident, Pyramide des mers » 4.

Après que des études ont été menées par le syndicat mixte rassemblant les collectivités concernées, créé par l’Etat dès 1997, le barrage est édifié entre 2006 et 2008, et officiellement inauguré en 2015. C’est aux équipes de Veolia qu’est confiée son exploitation, charge à elles de guider la puissance du Couesnon, la rivière qui se jette dans la baie, pour chasser, quand la mer le permet, les sédiments qui s’y accumulent.

Ancien directeur régional Normandie et actuel directeur général adjoint chargé des finances, du digital et des achats du groupe, Claude Laruelle se souvient : « Tout a commencé, comme souvent, par un appel d'offres. Celui-ci était un peu particulier, puisqu’il s’agissait d’être opérateur du barrage qui permettrait de protéger le mont » .

Pour obtenir l’exploitation de cet ouvrage d’art, Veolia s’est appuyé sur sa capacité à nouer des relations de confiance avec les acteurs de terrain : « Avec le directeur du syndicat mixte, il y a eu une compréhension immédiate » , confie le directeur général adjoint. « Il avait besoin de quelqu’un de fiable, il fallait être capable de se mettre à sa place, et pouvoir tenir un dialogue de qualité pour établir des clauses contractuelles équilibrées » . Le savoir-faire de Veolia pour opérer un service avec ce que cela implique - « mettre en place des astreintes, assurer des horaires de nuit et des décalages dans les prises de poste d’une heure tous les jours, veiller à l’information des promeneurs en temps réel » - est elle aussi déterminante. Comme sa « confiance au territoire dans le développement ».

Il y a quand même une difficulté de taille. Si le principe de fonctionnement est simple - « l'eau est stockée à marée haute. Elle rentre, on ferme, et quand la marée descend, on lève les immenses vannes, qui agissent comme une sorte de chasse d’eau qui repousse le sable » , explique Claude Laruelle -, Veolia n’a jamais eu d’activité dans les barrages. S’appuyant sur leurs fondamentaux, les équipes développent des compétences en hydraulique haute pression pour pouvoir les appliquer. 

« Ce projet est vraiment symbolique de ce que l’entreprise peut faire, poursuit Claude Laruelle. On s’appuie sur notre compréhension intime du terrain, on développe de nouvelles compétences, et on s’organise afin de gérer à la fois dans le temps long et dans le temps très court. ». Piloté au plus près du territoire par l’agence d’Avranches, le contrat a contribué à inscrire durablement Veolia “dans le paysage local de la Manche”. 

« Ici a été restaurée la possibilité d'une île » , déclarait au sujet de ce barrage le président de la République française Emmanuel Macron le 5 juin 2023, au cours de la célébration du millénaire de l’abbaye. « En quelques années, l'ensablement a été interrompu » , grâce à cet important chantier qui s’est ajouté « dans la chaîne des temps à tous les chantiers, celui des premiers moines sur un mont pelé par les tempêtes, celui d’il y a mille ans où l’ingéniosité humaine triompha encore de la pente, de la gravité et de la pesanteur, tous les autres au fil des destructions et des reconstructions » . Un témoignage, selon le président de la République, de la nécessité de rester « confiants quant à notre force et humbles devant les éléments »

  1. CORBIN, Alain. Le Miasme et la Jonquille : L’odorat et l’imaginaire sociale (XVIIIe – XIXe siècles). Paris : Flammarion, 2016. 432p. (Aubier Montaigne, 1982)
    ↩︎
  2. ROSANVALLON, Pierre. Le Modèle politique français. Paris : Ed. du Seuil, 2004. 445 p. ↩︎
  3. VRIGNON, Alexis. « Écologie et politique dans les années 1970 ». Vingtième Siècle Revue d’Histoire, janvier-mars 2012, n°113, 272 p. ↩︎
  4. HUGO, Victor. "Près d'Avranches" dans Les Quatre Vents de l'esprit (1881) ↩︎