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Consommer la ressource : d'une rareté à l'autre

Au moment où la consommation illimitée de l’eau est remise en question, pour les pays qui en bénéficient et pour ceux qui y aspirent encore, il est important de comprendre comment s’est mis en place cet idéal alors que, pendant des siècles, la consommation de l’eau a toujours été un arbitrage entre différents usages.

Les besoins des particuliers n’arrivaient d’ailleurs que bien après ceux de la navigation, de la production d’énergie, des industries et de l’ostentation monarchique, tandis que l’irrigation des cultures était réduite au minimum et très encadrée collectivement par des droits communs. L’approvisionnement variait selon les saisons, l’été asséchant les rivières et les nappes, l’hiver et le gel perturbant le ravitaillement. La stabilité technologique limitait les usages du plus grand nombre, car l’art des fontainiers a peu progressé du Moyen Âge au siècle des Lumières. Quant au désir de consommer l’eau pour soi, il n’existait pas avant un nouveau sens de l’hygiène, de l’intime et du for privé. 

Les sociétés aquavores modernes se sont défaites de cette triple dépendance à l’égard de la nature, la technologie et un modèle de civilisation. Le défi est aujourd’hui de repenser ces liens : on redécouvre la dépendance vis-à-vis des saisons, qui n’a jamais cessée dans une grande partie du monde, alors que la technologie fondée sur les énergies fossiles permet de pomper et de désaliniser toujours plus sans tenir compte des écosystèmes, entravant ainsi le changement de civilisation nécessaire vers une sobriété heureuse centrée sur la reconnexion avec le territoire où l’on vit et la préservation des ressources.

Grégory Quenet

La conquête moderne de l’eau a donné lieu à de profonds changements dans nos modes de vie. Associée pendant de longs siècles en Europe au sacré et au rituel, du baptême jusqu’au passage vers l’au-delà, l’eau se voit progressivement domestiquée par la science et les techniques. Au XXe siècle, l’eau devient la condition sine qua non du confort moderne à la maison. « Eau et gaz à tous les étages », claironnait la fameuse plaque vissée à l’entrée des immeubles de standing, symbole d’une certaine aisance dans le premier temps où la Compagnie Générale des Eaux équipe les grandes villes de leurs réseaux, avant que l’abondance ne soit généralisée à tous. C’est le temps où la modernité se mobilise au service de l’approvisionnement en eau. Une eau qui apporte les bienfaits de l’hygiène (se laver, boire, nettoyer le linge ou faire la vaisselle) et des loisirs à la maison (jardiner, voire se baigner dans sa piscine).

Puis vient rapidement le temps de l’oubli. Ce confort a été obtenu en libérant les femmes et les hommes de la charge de l’eau, en enfouissant les réseaux, en protégeant les sources de captage loin des hommes, en cachant les stations d’épuration... L’eau s’est ainsi invisibilisée et notre rapport sensible avec elle a été comme anesthésié. L’historien Jean-Pierre Goubert parle même d’ « amnésie », constatant à quel point nos sociétés ont oublié « le trait d’union que l’eau constitue entre le corps et la nature » 1. Mais ce qui est refoulé finit souvent par revenir, et le besoin de retrouver cette connexion à l’eau est plus fort que jamais : renaturation en ville, aménagements piétonniers ou cyclistes en bordure des cours d’eau, la Seine ouverte à la baignade en 2025...

Aujourd’hui, la raréfaction de la ressource en eau douce dans le monde, même dans les pays historiquement tempérés, donne lieu à une véritable prise de conscience écologique globale. Le grand public découvre des notions comme le stress hydrique ou la réutilisation des eaux usées qui renouvellent notre relation à l’eau. Certains veulent surveiller leur consommation en temps réel pour faire des économies, d’autres souhaitent récupérer l’eau de pluie pour être plus autonomes, mais tous redoutent l’absence de cette ressource vitale. Il en ressort que l’histoire de l’eau et de sa consommation s’est faite de flux, la généralisation de l’accès à l’eau, et de reflux, son invisibilisation. Mais elle s’est aussi écrite par la sédimentation de strates successives. Ainsi, les premiers temps de la domestication de l’eau ont-ils fait naître les compteurs, précieux alliés aujourd’hui dans la mesure et la préservation écologique de la ressource.

L’eau domestiquée : compter la ressource pour mieux la maîtriser

Ancienne photo d'un puits de la Tour Rose, quartier du Vieux-Lyon.
© Association La Pompe de Cornouailles

L’épopée de l’eau en France commence plus tard qu’en Angleterre. C’est paradoxalement ce qui va lui permettre de déployer une innovation de première importance : le compteur. En plus de résoudre les problèmes d’équité que posaient les autres types d’abonnement, le compteur rend possible la maîtrise des consommations qui explosent au moment où le réseau est encore trop modeste, a fortiori dans des situations de sécheresse. Bien que peu documentée, hormis dans quelques villes, cette histoire des abonnements au service d’eau a été bien étudiée par des chercheurs comme Konstantinos Chatzis, Bernard Barraqué ou Frédéric Graber, qui retracent les différents enjeux autour de l’abonnement à la jauge, au robinet libre puis au compteur.

À l’origine, la jauge permettait à de gros consommateurs de disposer d’une eau qui coulait en permanence (d’où sans doute le terme d’ « eau courante » ) mais à faible débit, selon un volume prédéterminé, tandis que le robinet libre correspondait à l’usage de petits consommateurs. Le prix de l’abonnement au robinet libre était évalué grâce à une estimation la plus fine possible de la consommation journalière des particuliers, indépendamment de la consommation réelle. À Angers en 1855, on comptait ainsi 20 litres par personne d’un foyer mais aussi 75 litres par cheval, 50 litres par voiture et 1,5 litre par mètre carré de jardin arrosable, ce qui donne une idée des usages citadins de l’époque, tournés davantage vers les espaces extérieurs (écuries, cour, jardin, rue...) que domestiques.

L’ingénieur des Ponts et Chaussées Jules Dupuit se fait le chantre du « robinet libre », qu’il considère comme la solution de paiement la plus proche des usages des utilisateurs. Son Traité de la distribution des eaux publié en 1854 va pousser beaucoup de villes, dont Paris, à adopter ce mode d’abonnement dans de nombreux foyers. Mais très vite, des critiques s’élèvent contre ce système, ses détracteurs craignant des abus, car il arrive que le « robinet libre » donne lieu à des dons ou reventes entre voisins, ce qui est interdit. En réalité, les abus liés à cet abonnement restent plutôt rares, d’autant que des garde-fous sont mis en place dans certaines communes : limitation du nombre de robinets, boutons à repoussoir (qui rappellent ceux que l’on connaît encore dans certains lieux publics, remplacés désormais par les détecteurs de mouvement), bridage du robinet, absence d’évier (pour empêcher l’usager de laisser le robinet ouvert trop longtemps), surévaluation des besoins dans les abonnements, etc.

Les premiers compteurs à eau, eux, existent depuis déjà longtemps quand la Compagnie Générale des Eaux, ancêtre de Veolia, décide d’en installer pour la première fois à Paris et dans sa banlieue à partir de 1876, une époque où elle gère la distribution de l’eau pour la capitale. Dès 1815, un compteur est inventé par les frères Siemens puis expérimenté en Angleterre et en Allemagne. Mais c’est le compteur Kennedy de la compagnie de Kilmarnock (Écosse), amélioré par l’ingénieur Samain au fil des années 1880, qui va surtout être employé en France. Peu fiables, les premiers compteurs ne font pas tout de suite l’unanimité. Ils doivent d’ailleurs être testés et expérimentés dans le laboratoire créé à cet effet par la ville de Paris en 1883 – dont le descendant pourrait être le Laboratoire d’essais des compteurs d’eau (LECE), mis en place par la Compagnie Générale des Eaux à Vandœuvre-lès-Nancy en 1976. Dans ce laboratoire, Veolia teste aujourd’hui environ 5 000 compteurs par an, usagés comme neufs, mais aussi du matériel de télérelevé et des prélocalisateurs de fuite depuis 2010. Comme souvent, c’est un évènement exceptionnel qui cristallise les enjeux autour de l’utilisation, ou non, du compteur et plus globalement de la nécessité de quantifier la consommation. En juillet 1881, une forte canicule pousse les Parisiens à laisser leur robinet couler quasiment sans interruption, provoquant une pénurie dans la ville. Dans ce contexte, la généralisation du compteur devient progressivement la solution la plus pertinente pour prévenir les abus mais aussi le moyen idéal de rendre égaux les utilisateurs face à des différences d’abonnement perçues comme injustes. C’est notamment ce que pense le fabricant de liqueur Cointreau à Angers qui s’est vu imposer le compteur et qui se plaint au maire de la ville que ce ne soit pas le cas pour tout le monde.

Si le compteur a bientôt la vertu de rendre les Français un peu plus égaux face à leur facture d’eau, l’abonné au compteur paie, à l’époque, une partie fixe, quelle que soit sa consommation, ainsi qu’une partie variable, lorsqu’il dépasse le volume pour lequel il a souscrit son abonnement. Par crainte de dépasser ce volume, et pour compenser le coût élevé du matériel compris entre 100 et 300 francs selon les modèles de compteurs, les abonnés ont d’abord baissé leur consommation d’eau. C’est toute l’ambivalence du compteur, qui se généralise en France en même temps que la création du réseau de distribution d’eau, dans une situation où l’accès à la ressource demeure un enjeu de taille qui nécessite des travaux gigantesques occasionnant parfois de difficiles expropriations. Il était donc profitable à l’ensemble des acteurs de mesurer la quantité consommée et d’en modérer l’usage dans un premier temps. C’est la construction de points de captage en grand nombre et d’infrastructures performantes qui va libérer les consommateurs et satisfaire enfin les exigences sanitaires des hygiénistes. À l’inverse, en Angleterre, la création précoce du réseau a retardé l’arrivée du compteur : dans un contexte d’abondance d’eau, les autorités avaient jugé plus utile d’intégrer la facture d’eau aux impôts plutôt que de facturer en fonction du volume consommé. Aujourd’hui encore, certains ménages de pays anglo-saxons paient l’eau potable avec leurs impôts, à un tarif indexé sur la valeur locative de leur logement.

Devenu obligatoire en 1934 par arrêté préfectoral, l’abonnement au compteur a durablement marqué la façon de consommer l’eau en France. Bien avant que l’on ne se préoccupe d’écologie, il a encouragé de manière précoce les abonnés à rationaliser leur consommation d’eau et les distributeurs à faire la chasse au gaspillage, c’est-à-dire à repérer et à réparer les fuites. En ville notamment, le compteur collectif rend indispensable le lien de confiance entre les habitants d’un immeuble mais aussi entre les propriétaires et l’opérateur qui calcule les volumes d’eau facturés, tous partenaires dans la chasse aux fuites. Ce comptage collectif, ou « approximativement juste », comme le dit l’urbaniste Bernard Barraqué, favorise une forme de solidarité qui incite les uns et les autres à un comportement plus vertueux, quand il est bien accepté par tous. Une solidarité que les exigences écologiques et l’attention toujours plus soutenue aux économies d’eau viennent remettre en question : les compteurs ne doivent-ils pas être de plus en plus individuels et les gains liés aux économies d’eau de plus en plus directs, pour encourager chacun à prendre sa part d’effort dans le défi collectif ?

© Rafael Garcin

L’eau abondante : le confort moderne accessible à tous

En 1975, 97 % des logements disposent enfin de l’eau courante : la conquête de l’eau est achevée et la transformation de nos modes de vie avec elle. Parus à un an d’intervalle, les ouvrages de Georges Vigarello, Le Propre et le Sale (1985), et de Jean-Pierre Goubert, La Conquête de l’eau (1986), montrent à quel point l’eau courante a révolutionné en un siècle nos habitudes sanitaires. Derrière cette question de l’hygiène, c’est en réalité une vision bourgeoise de la société qui s’impose au détriment de celle de l’ancienne élite aristocratique sur le déclin. Au culte des apparences frivoles la bourgeoisie hygiéniste oppose la rigueur de la nature; aux cosmétiques embellissant les rares parties visibles de la peau elle préfère le dénudement chaste et pur des corps. Autrefois, la croyance voulait que l’on change simplement de vêtements pour être propre; désormais les médecins recommandent le lavage à l’eau des mains, du visage et du corps. Mais il faudra du temps avant que la morale bourgeoise, imprégnée de catholicisme, n’assimile plus la toilette intime à une forme d’onanisme et conçoive, au contraire, la propreté individuelle comme une valeur morale inédite. Au xxe siècle, la saleté est devenue la marque infamante des classes laborieuses, auxquelles il faut inculquer une nouvelle physique des corps : air pur, gymnastique, hygiène corporelle, mais aussi lutte contre les déviances morales et sanitaires telles que l’alcoolisme.

C’est à une inversion totale des mentalités, une révolution au sens propre à laquelle la Compagnie Générale des Eaux a contribué. Ainsi que l’explique bien le chercheur Dominique Lorrain, « au milieu du XIXe siècle, l’eau à domicile n’existe pas, ni techniquement ni dans les mentalités ». Dans un premier temps, les populations aisées comme modestes ne voient pas l’intérêt de modifier leurs habitudes, fondées sur des besoins très sobres. Ce n’est que sous l’influence de l’hygiénisme et des élites anglo-saxonnes que les comportements vont évoluer. Au milieu du XIXe siècle, les Français consomment en moyenne 20 litres d’eau par jour et se contentent des bornes-fontaines ou des porteurs d’eau pour s’approvisionner. À Paris, la commercialisation des abonnements sera une des raisons majeures pour lesquelles le préfet Haussmann recourra à la régie intéressée : les équipes de la Compagnie accepteront d’aller convaincre les domestiques de raccorder au réseau les logements dont ils ont la charge et de faire face à la concurrence résistante des porteurs d’eau. Le changement s’accélère quand les élites françaises se comparent à leurs homologues anglo-saxonnes en villégiature sur le littoral français, et pour qui l’accès à l’eau courante est consubstantiel au confort moderne.

L’arrivée de l’eau à domicile ne suffit pas, et l’hygiène à la maison reste encore un luxe pendant longtemps puisqu’elle nécessite d’acheter un équipement onéreux. Mais aussi et surtout de disposer de suffisamment d’espace pour dédier une pièce entière à la toilette. Pendant une large part du XIXe siècle, les pratiques hygiéniques continuent de se faire hors du domicile, on lave son linge dans les bateaux-lavoirs, on se baigne dans les rivières ou les bains publics, on boit à la fontaine.

Ancienne publicité pour un modèle de baignoire, Dupont & Cie.
© Association La Pompe de Cornouailles

À l’époque, la baignoire fait son apparition et n’est pas fixe : construite sur pieds, non reliée à la tuyauterie, elle doit pouvoir s’installer dans un endroit commode pour chauffer l’eau. Et pour ceux qui n’ont pas les moyens d’utiliser une baignoire, on importe d’abord le tub anglais, sorte de bassine qui peut se déplacer partout dans le logement et permet de se laver debout en utilisant très peu d’eau – sobriété, encore ! La baignade sera immortalisée par Degas dans plusieurs nus dessinés au pastel durant les années 1880. D’autres artistes en font un sujet d’étude comme le peintre Pierre Bonnard dessinant, dans les années 1920, de multiples nus de sa compagne, Marthe, allongée dans sa baignoire : se marient ainsi sous le trait génial de l’artiste le rituel moderne d’une femme aimant passer du temps dans son bain et le rituel plus ancien d’un corps embaumé dans un sarcophage pour vaincre la fuite du temps.

Plus trivialement, si en 1840 le préfet de la Nièvre est le seul dans tout le département à disposer d’une baignoire, un siècle plus tard, en 1954, les choses n’ont pas tellement changé : seul un foyer sur 10 possède une baignoire ou une douche ! Ces nouveaux équipements, le lavabo, le bidet, la baignoire et les toilettes à l’anglaise dites « Water Closet » (W.-C.), finissent toutefois par se démocratiser avec les Trente Glorieuses. « Sont rejetés dans un passé révolu, constate l’historien Jean- Pierre Goubert, voire quelque peu barbare, les gestes du corps effectués en public, plus particulièrement ceux de la lessive et de la défécation. Le paysage du logement évolue. Les pièces se spécialisent, les usages se privatisent. Le confort moderne s’installe et avec lui tout un nouvel art de vivre. » Dans une étude intitulée « Toilette et salle de bains en France au tournant du siècle », Monique Eleb analyse en 2010 la transformation du cabinet de toilette, davantage tourné vers la beauté et la co- quetterie, en salle de bains, qui possède « l’avantage de ne pas être un espace défini comme masculin ou féminin et de permettre aux hommes d’accéder à la propreté dans un espace moins symboliquement féminin que le cabinet de toilette2 ».

Les années 1950 marquent une vraie bascule. En 1951, Françoise Giroud, alors directrice du magazine Elle, commande une vaste étude sur la propreté des Français mais le titre de son article s’intéresse uniquement aux femmes : « La Française est-elle propre ? » La réponse sera... « non », documentée par des « résultats affligeants » qui, même à cette époque, font beaucoup jaser. Brosse à dents, changement ou non de sous-vêtements, utilisation du savon, tout est passé au crible. Avec un brin de sexisme bien dans l’air du temps, Françoise Giroud en profite aussi pour fustiger la coquetterie qui continue de faire de l’ombre à l’hygiène la plus élémentaire et empêche les femmes de vouloir être propres – la preuve étant que les hommes, moins coquets, seraient plus nets. Un an plus tard, c’est Paris Match qui présente sa maison idéale. Le magazine estime que « l’eau et l’ordre sont les vrais luxes de la vie moderne ». Une conclusion qui reste dans la lignée des architectes modernistes Auguste Perret et Le Corbusier puisque ces derniers mettent les préoccupations hygiénistes au centre de leur travail : la circulation de l’air, l’accès à l’eau et l’assainissement, le besoin de lumière, l’optimisation de l’espace, le désencombrement des pièces, l’importance des aménagements extérieurs, autant de notions qui ont été remises en avant durant la crise du Covid.

La démocratisation de la salle de bains se fera progressivement en cette sortie de Seconde Guerre mondiale, grâce à la construction de nouveaux logements modernes. Symboliquement, il faut attendre les années 1970 pour voir la fermeture des derniers établissements de bains-douches publics construits au XIXe siècle, comme le bâtiment parisien du Marais, qui deviendra une célèbre boîte de nuit, ou ceux de Pontoise, abandonnés dans les années 1980 puis convertis en bureaux de la rédaction d’un journal local en 1993. Aujourd’hui, des bains-douches municipaux existent toujours pour les plus démunis, mais, afin de préserver la nouvelle exigence d’intimité, ils prennent la forme de cabines individuelles.

Durant les Trente Glorieuses, le taux d’équipement des foyers en électroménager va, lui aussi, grimper en flèche (de 8 % en 1954 à 44 % en 1967 s’agissant des seules machines à laver) pour le plus grand malheur de certains nostalgiques, tel Louis Aragon vilipendant les États-Unis comme une « civilisation de baignoires et frigidaires » ou Boris Vian regrettant que l’on doive faire la cour en offrant non pas son cœur mais « un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, et du Dunlopillo ». Avec ces équipements modernes, de la machine à laver au lave-vaisselle, qui fonctionnent grâce à une énergie devenue moins chère et plus productive, les femmes ne gagneront pas l’égalité dans la répartition des tâches ménagères mais du temps dans leur vie quotidienne – de quoi esquisser un début d’émancipation. Président du syndicat des eaux du Vexin normand, Guy Burette se souvient de son enfance à Buchy en Seine-Maritime : « Je revois encore ma mère remplir la grande marmite d’eau pour faire la lessive des draps, ça prenait un temps fou ! C’était plus d’une journée pour faire ce qui prend désormais deux ou trois heures, car il fallait bouillir pour que ça blanchisse, faire tremper, sécher, repasser... Les gens ont oublié tout ça. » C’est ainsi que la consommation d’eau moyenne par personne a progressivement été multipliée par 10, passant de 20 à 200 litres par jour. C’est le temps de l’abondance.

La généralisation de l’accès à l’eau potable aura des conséquences au-delà même du domicile. Si l’idée de lutter contre l’alcoolisme à l’école paraît aujourd’hui bien étonnante, il faut rappeler que c’est dans la même décennie, en 1956, qu’une circulaire promulguée par Pierre Mendès-France met fin à la présence d’alcool dans les cantines pour les enfants de moins de 14 ans ! Dans le prolongement du XIXe siècle – où Pasteur lui-même écrivait en 1866 que « le vin est la plus hygiénique des boissons » –, on se méfiait encore tellement de l’eau disponible que l’on consommait surtout du vin à table (et que les sages-femmes procédaient à des accouchements sans obligatoirement se laver les mains...). C’est bien la distribution d’une eau potable en quantité et qualité suffisantes qui a permis cette autre transformation de nos comportements vers une première forme de sobriété.

Lavoir bains-douches, Paul Bert (Lyon), 1935.
© Archives Veolia


L’influence sur la société de la Compagnie Générale des Eaux, et de tout le secteur de l’approvisionnement en eau avec elle, sera allée bien plus loin que l’apport d’une simple commodité : elle aura contribué à redéfinir le rapport moderne à l’intérieur et à l’extérieur. Comme le dit le sociologue Clément Rivière, depuis 1945, « les usages des espaces publics se sont profondément transformés : avec les réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité, l’apparition du réfrigérateur puis des machines à laver ou encore du téléviseur, il est devenu possible et agréable de rester plus longtemps chez soi. Plus besoin d’aller sur la place publique pour laver son linge, par exemple » 3. Bien avant l’apparition du smartphone ou de la recherche de rentabilisation du temps, de la place grandissante de l’automobile dans les villes ou de l’évolution des normes de bonne parentalité, l’eau a contribué à faire de nos enfants des « enfants d’intérieur », pour reprendre la formule des géographes néerlandais Lia Karsten et Willem van Vliet. Un mouvement de balancier que d’aucuns appellent aujourd’hui à inverser, pour reconquérir l’extérieur. Rendre les espaces urbains plus accueillants et plus sûrs, relier entre eux les espaces verts, repenser les carrefours, canaliser les voitures, privilégier le piéton... Pour le sociologue Thierry Paquot, « c’est toute une culture de l’ingénieur des Ponts et Chaussées qui est à repenser ! » 4.

© PS Photography

De l’eau invisible à l’eau rare

En dépit de ces conséquences majeures sur nos modes de vies, force est de constater que la société tout entière semble frappée d’amnésie quand on parle d’eau : qu’il s’agisse même simplement de sa provenance (qui sait de quelle source provient l’eau qu’il boit ? ), de son prix (qui connaît le montant de sa facture ? ), de sa qualité (qui saurait dire de quoi est composée l’eau qui coule de son robinet et quelles normes définissent sa potabilité ? ). Alors qu’il était autrefois charnel, organique, fondateur, le lien que nous entretenons avec l’eau s’est hissé en quelques décennies à un haut niveau d’abstraction qui « invisibilise » autant le réseau d’eau (canalisations, pompes, stations d’épuration) que le territoire qu’il aménage.

Les noms des départements français eux- mêmes, presque tous issus d’un fleuve ou d’une rivière, ne sont désormais plus que décrits par leur numéro dans le langage courant, signe d’un nouvel attachement plus administratif que géographique. En cachant l’eau, en la traitant loin de chez nous, en amont ou en aval, on l’a domestiquée. Mais dans le même mouvement, on a rendu la conscience de sa fragilité moins aiguë. Aujourd’hui encore subsistent de nombreux points d’ignorance du grand public vis-à-vis de notre gestion de l’eau. On peut s’en apercevoir en lisant le baromètre national de l’eau publié chaque année depuis vingt-six ans par le Centre d’information sur l’eau (CIEAU). En 2022, 77 % des gens pensent, par exemple, que l’eau est potable à l’état naturel. Le fonctionnement réel de l’assainissement des eaux usées n’est connu que par moins d’un tiers des Français, et les deux tiers des Français ignorent le prix du mètre cube d’eau. Mais beaucoup d’entre eux éprouvent le sentiment de dépenser plus pour l’eau que pour Internet et le téléphone, alors que... c’est faux, voire deux à trois fois moins cher.

Cette méconnaissance a été particulièrement étayée par la chercheuse au CNRS Agathe Euzen qui a étudié en 2007-2008 la perception que l’on pouvait avoir de la qualité de l’eau et des risques sanitaires. Elle a découvert que la définition d’une bonne eau évolue au fil du temps et des sensibilités, mais aussi que la méconnaissance des normes sanitaires engendre des comportements à risque, ou du moins paradoxaux. Par exemple, telle copropriété refuse de changer les canalisations en plomb, car elle relativise le risque encouru tout en « se désengageant de toute responsabilité par l’adoption de solutions individuelles alternatives en utilisant des carafes filtrantes ». De la même façon, les Parisiens, qui font l’objet de son étude, sont rares à faire le lien entre le calcaire et le calcium alors que le premier contient le second. Ainsi, un usager interrogé déclare : « Dans l’eau du robinet, il y a du calcaire, elle est moins riche que l’eau minérale. » Pourtant, ce calcaire est composé de carbonates de calcium, exactement comme certaines eaux minérales, qui pourraient tout autant entartrer les appareils électroménagers que l’eau du robinet, si on les utilisait également dans les bouilloires ou les lave-linge. Du calcaire au calcium, il n’y a qu’un pas lexical que les consommateurs n’osent donc pas franchir, persuadés que l’un est néfaste quand l’autre est bénéfique.

C’est dans les années 1990 que les consommateurs se regroupent en associations et que les médias commencent à s’intéresser à des questions comme la qualité de l’eau ou le taux de rendement (donc les fuites) du réseau. Le mot-valise « consom’acteur » fait son apparition pour décrire les formes engagées de consommation qui découlent d’une prise de conscience écologique.

Directrice Consommateurs de l’activité Eau France chez Veolia, Géraldine Sénémaud confirme que, sous l’effet conjugué de l’individualisation des comportements et des exigences accrues des consommateurs, la relation client est devenue primordiale dans l’écosystème des distributeurs d’eau : « Pendant longtemps, le seul contact entre l’usager et le distributeur avait lieu quand il s’abonnait et quand il résiliait son contrat, ou lorsqu’un problème de facture apparaissait. Aujourd’hui, le client n’a pas un simple rapport de commodité avec l’eau, il est conscient qu’il faut la protéger. »

© Tobias Aeppli

Sur le front de la relation client, le rapport avec l’usager passe désormais par un lien permanent, via les centres d’appels, calqués sur ceux mis en place par les opérateurs téléphoniques dans les années 1990. « C’est devenu un savoir-faire, décrypte Géraldine Sénémaud. L’expérience client est devenue primordiale. » Les distributeurs d’eau s’affirment maintenant comme un service de proximité, avec de petites agences locales au cœur des villes et des permanences les jours de marché – et les équipes chargées des consommateurs retrouvent le rôle central qu’elles avaient à l’origine, lorsqu’il s’agissait de contracter les premiers abonnements.

Sur le front de la qualité de l’eau, pour répondre à la demande des consommateurs mécontents de voir leurs canalisations ou appareils domestiques abîmés, l’expertise de Veolia a, par exemple, été sollicitée dans le Vexin normand pour construire des usines de décarbonatation de l’eau et réduire le taux de calcaire. « Ce sont de gros investissements, explique Guy Burette, mais ça nous permet aussi de protéger la nappe phréatique, parce que le calcaire incite les gens à utiliser plus de lessive et des adoucissants qui polluent en aval. »

Sur le front de l’équité, la mise en place de la loi Brottes en France, en 2013, a accéléré le déploiement du chèque de solidarité eau et, plus largement, de la tarification sociale – en plus des démarches toujours actives de sensibilisation à l’usage de l’eau du robinet, en particulier auprès des populations défavorisées qui, venant de pays où l’eau n’est pas potable, peuvent encore préférer acheter de l’eau en bouteille, y compris à des fins d’hygiène ou de cuisson, au détriment de leur pouvoir d’achat.

Enfin, sur le front de la maîtrise des consommations, de nouveaux services personnalisés voient le jour, adossés à l’apparition du télérelevé au début des années 2000, bien avant qu’il ne se déploie pour l’énergie. Ces nouveaux compteurs permettent une transparence quasi parfaite avec le consommateur et une facturation au réel, capable de faire de la prévention en alertant l’usager sur sa consommation ou les fuites potentielles. En 2022, plus de 70 000 fuites ont par exemple été notifiées aux consommateurs, ce qui a économisé 4,2 millions de mètres cubes (l’équivalent de 1 700 piscines olympiques). Directeur général de Birdz, entreprise spécialisée dans la digitalisation des métiers de l’eau et filiale de Veolia, Xavier Mathieu estime que la data science va rendre la ville plus intelligente, en France comme partout à travers le monde : « Bientôt, on pourra même être prédictifs sur les volumes consommés demain ou bien analyser les flux de population, car la consommation d’eau est le meilleur indicateur de présence sur un territoire. C’est une information qui a une réelle valeur pour le ramassage des déchets. Par exemple, on sera en mesure de dire s’il faut dépêcher des camions supplémentaires ou non selon la situation. »


On le voit une fois encore, c’est pour répondre à des besoins qui émergent que Veolia met au point de nouveaux services. Des services dont l’usage gagne en importance avec le temps, aux premiers besoins s’en ajoutant de nouveaux : la télérelève, d’abord inventée pour répondre aux besoins d’individualisation, montre toute son utilité à l’ère de l’eau rare.

Car nous y sommes désormais : depuis la fin des années 2010, les épisodes de sécheresse et les catastrophes climatiques ont fait évoluer les mentalités bien plus rapidement que des années de pédagogie scientifique et l’on perçoit de plus en plus, en France comme ailleurs, que l’eau est rare. À l’image de ce que l’on observe en Californie depuis plusieurs années, les usagers font désormais la chasse au gaspillage de l’eau. Ils s’interrogent sur l’irrigation des cultures en pleine canicule, l’eau des piscines, l’arrosage des golfs, la fausse neige des stations de ski... Directrice des Eaux de Marseille, Sandrine Motte voit les mentalités changer dans la ville : « Il y a cinq ans encore, les cantonniers ouvraient les bouches à clé pour nettoyer les trottoirs en plein été, ils laissaient juste l’eau couler dans les rigoles. Aujourd’hui, ces bouches sont fermées ! Et quand les gens voient des pratiques de street pooling, le fait d’ouvrir les bouches d’incendie pour se rafraîchir pendant les canicules, ils nous envoient des messages indignés sur les réseaux sociaux, ce sont des façons de faire qui ne sont plus acceptables. »

L’inquiétude des Français à l’égard d’une pénurie d’eau a bondi de 32 % en 19965 à 81 % en 20236, soit une hausse de près de 50 points. Plus globalement, ce sont 71 % des habitants de la planète qui se sentent exposés à un risque lié au dérèglement climatique ou aux pollutions, et 60 % qui se disent prêts à accepter la plupart des changements (économiques, culturels, sociaux) qu’impliquerait le déploiement massif des solutions écologiques7.

Le mouvement actuel marque donc une volonté forte, en réponse à une prise de conscience aiguë. L’Espagne fait partie des pays qui, sur le terrain des économies d’eau, a pris un temps d’avance : à Barcelone, par exemple, c’est après l’intense sécheresse de 2000 que les consommations ont baissé de 20 % supplémentaires. Comme dans le reste de l’Espagne, la consommation moyenne s’établit aujourd’hui à 100 litres par jour et par personne, 20 % de moins qu’en France.

L’évolution que l’on connaît actuellement va au-delà des premiers mouvements d’optimisation et de performance engagés depuis les années 1990. En effet, depuis cette décennie, le rendement de réseau a progressé jusqu’à atteindre 80 % en France et les consommations des particuliers ont baissé de 30 % du fait du télérelevé et de la sensibilisation, certes, mais aussi, et surtout, de la réduction de consommation des équipements ménagers, des chasses d’eau à double flux aux machines à laver économes.

Dans tous les cas, plus qu’une démarche centrée sur l’individu, la sobriété gagne à s’intégrer dans une approche territoriale globale, adaptée aux spécificités de la ressource et aux usages locaux. C’est la logique dans laquelle s’est inscrite la métropole européenne de Lille, en engageant le contrat de sobriété le plus ambitieux d’Europe – alors que la rareté de la ressource en eau va aujourd’hui jusqu’à entraver son développement industriel. Cela passera par la suppression de la dégressivité pour les grands consommateurs, la distribution de kits hydro-économes, la traque et la réparation des fuites diffuses sous les trottoirs et les chaussées. Et, fait supplémentaire majeur, Veolia subira des pénalités si elle vend plus d’eau que prévu.

D’autres modèles peuvent exister, comme le recours à la tarification incitative pour les consommateurs ou le développement de systèmes plus décentralisés, avec récupérateurs d’eau de pluie, recyclage des eaux usées dans les toilettes, puis dans les jardins. Ces perspectives ouvrent un large champ de questions : si sortir du réseau semble réservé à une petite fraction seulement de la population, quel peut être le meilleur mix entre autonomie et réseau, entre modèle individualiste et modèle solidaire, où chacun participe équitablement à l’entretien d’un service accessible à tous ? Pour le chercheur Jérôme Denis, la sortie des réseaux est surtout un mythe. « On croit à un retour aux pratiques anciennes, comme si on avait vécu une simple parenthèse consumériste, avec le renouvellement permanent des objets et la constitution de réseaux. Avec cette pensée qui produit un rapport individualisant des objets et des personnes, on peut tomber dans le fantasme survivaliste. Mais quand on travaille sur la maintenance, on comprend que tout ça est tellement coûteux qu’on a besoin des autres : c’est l’interdépendance qui régit nos modes de vie. »

À Guayaquil, l'eau pour tous

L’engagement de Veolia pour un droit effectif de tous à l’eau se vérifie dans toutes les géographies où le groupe opère. À Guayaquil, la plus grande ville d’Équateur, l’accès à l’eau a progressé de 60 % en 10 ans, pour atteindre un taux comparable à celui enregistré dans les pays les plus avancés : 97 % des habitants disposent, au quotidien, d’un accès au service de l’eau potable.

Pour y parvenir, au-delà du déploiement des infrastructures et de leur entretien, le programme de développement a mis en place une tarification sociale destinée aux quartiers les plus défavorisés. Un dispositif de remise de dettes géré en lien avec le gouvernement et des associations citoyennes locales, un dispositif de médiation arbitrant les réclamations des usagers et proposant des solutions de paiement justes et adaptées aux conditions des familles.

Dans le cadre de ce programme, les équipes de Veolia s’appuient sur un réseau de plus de 1 000 leaders communautaires pour venir en aide aux résidents des quartiers défavorisés. Quatre agences mobiles sillonnent la ville afin d’aller à la rencontre des habitants et de créer un lien de proximité avec le service public. Enfin, des campagnes de sensibilisation à la juste consommation, au prix du service de l’eau et à la préservation des ressources sont déployées chaque année.

À Tanger avec Esther Duflo, prix Nobel d'économie

Prix Nobel d’économie en 2019, Esther Duflo est titulaire, au Collège de France, de la chaire Pauvreté et politiques publiques. Lors de sa leçon inaugurale, elle a partagé les résultats de sa collaboration avec le gouvernement marocain et Veolia pour rendre effectif le droit à l’eau. Une manière de prouver la nécessité d’aligner les grandes orientations politiques, l’établissement des procédures et l’attention à porter aux détails – au cœur de ses travaux. Et de souligner le rôle déterminant des équipes de Veolia aux côtés des habitants. Extrait.

« Les questions de politique économique impliquent souvent une bonne part de plomberie. [...] Un projet au Maroc, qui a un rapport direct avec la plomberie, illustre bien les gains de collaboration [entre les responsables politiques, les ingénieurs et les économistes soucieux des détails]. Le gouvernement du Maroc voulait faire bénéficier les ménages les plus pauvres d’un accès à l’eau. Pour cela, ils avaient bien conçu leur programme dans les grandes lignes : les entreprises qui souhaitaient obtenir l’exploitation du réseau d’eau et d’assainissement dans les grandes villes devaient s’engager à faire les travaux nécessaires pour que les ménages pauvres puissent accéder au réseau.

L’entreprise Veolia, qui avait gagné l’appel d’offres pour Tanger, avait réalisé les gros travaux pour amener l’eau et l’assainissement dans les ruelles du vieux centre. Ils avaient également conçu un abonnement sans frais d’accès : le prix des travaux des raccords individuels était inclus dans un prêt à taux zéro, remboursé chaque mois avec la facture d’eau. Tout était donc en place : la volonté politique, les travaux des ingénieurs civils, le montage financier. Mais les clients ne venaient pas ! La demande pour le raccordement était très faible. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Olivier Gilbert, de Veolia. Il s’intéressait à cette énigme. Je m’intéressais à l’impact possible d’un raccord à l’eau potable sur la vie et la santé des habitants. Nous avons commencé à travailler ensemble.

L’équipe de Veolia avait des idées sur les barrières qui empêchaient les ménages de demander le raccordement : conflits entre propriétaires et locataires, manque de fonds, conflits entre membres de la famille élargie. Mais, en nous promenant dans la ville et en interrogeant les habitants, nous en avons découvert une autre : la procédure de candidature, comme c’est souvent le cas pour les programmes gouvernementaux dans le monde entier, était compliquée. Tout candidat au raccord devait se présenter en personne dans un bureau du centre administratif, assez éloigné de son domicile, avec une pile de documents ; s’il manquait un document, il devait revenir. La procédure était trop compliquée et la plupart des habitants avaient simplement abandonné.
Ce type de course d’obstacles pour l’obtention d’un droit [...] est parfois intentionnel. Faire franchir des obstacles est une manière de s’assurer que seuls ceux qui ont vraiment besoin d’un service (ou d’une aide) veulent le faire, ce qui est un moyen de cibler implicitement. Mais le plus souvent, c’est simplement le sous-produit d’un effort de surveillance trop poussé et de la méfiance des fonctionnaires à l’égard de leurs administrés. De nouvelles strates de documentation et de vérifications sont rajoutées aux anciennes strates, sans jamais en enlever une.

En l’occurrence, à Tanger, la complexité de la procédure n’était pas entièrement intentionnelle. Quand nous avons proposé d’envoyer une équipe pour rendre visite aux habitants à domicile et photographier les documents chez eux, leur évitant ainsi plusieurs voyages, Veolia et le gouvernement ont accepté. Nous avons ainsi conçu une expérimentation où un habitant sur deux recevait une visite à la maison pour lui proposer une connexion. La demande a explosé, de moins de 10 % à 69 %. La connexion a permis de libérer un temps considérable aux familles, ce qui s’est traduit par une amélioration de la santé mentale et du bien-être et une réduction des tensions familiales. Tout cela pour une petite dépense supplémentaire, qui a permis de rentabiliser tout l’effort d’infrastructure qui avait été consenti. »

  1. GOUBERT Jean-Pierre, LE ROY LADURIE Emmanuel. La Conquête de l’eau. L’avènement de la santé à l’âge industriel. Paris : Hachette, 1986 ↩︎
  2. Monique Eleb, « La mise au propre en architecture. Toilette et salle de bains en France au tournant du siècle (1880-1914) », Techniques & Culture [En ligne], 13 | 1990, mis en ligne le 16 janvier 2006. ↩︎
  3. RIVIÈRE Clément. (propos recueillis par Clara GEORGES) « Où sont passés les enfants des villes ? ». Le Monde, 14 juillet 2022 ↩︎
  4. PAQUOT Thierry. (propos recueillis par Clara GEORGES) « Où sont passés les enfants des villes ? ». Le Monde, 14 juillet 2022 ↩︎
  5. Centre d’information sur l’eau (1996). « Les Français et l’eau ». ↩︎
  6. Elabe, Les Echos et Institut Montaigne (2023). « Les Français, l’eau et la sécheresse ». ↩︎
  7. Elabe et Veolia (2022). Baromètre de la transformation écologique ↩︎