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Construire le réseau d'eau en France :
le temps des origines

Aqueducs et fontaines ont mobilisé des capitaux considérables pendant des siècles sans se préoccuper d’amener l’eau pour tous. L’eau était rare mais ce n’était pas l’enjeu premier : ces constructions étaient signes de prestige politique et se devaient d’être monumentales et visibles. Les inégalités face à l’accès à l’eau marquaient une distinction et se jouaient aussi dans la capacité à boire des eaux minérales : pas moins de 13 types d’eau différents étaient vendus à la pinte à Versailles au XVIIIe siècle, sans compter la fontaine réservée à la famille royale, et 22 sortes existaient à Paris.

Moins spectaculaires, car invisibles, les réseaux d’eau entraînent un changement considérable : alors que l’amenée d’eau par conduite pouvait être assurée par de multiples petites entreprises, seules des compagnies de rang national, et bientôt international, ont eu la capacité technique et organisationnelle de mettre en place ces réseaux à l’échelle d’un territoire.

Grégory Quenet

Des porteurs d'eau aux premiers réseaux d'eau potable : une révolution en marche

Les XIXe et XXe siècles ont totalement révolutionné la distribution d’eau en Europe. Du jamais vu depuis les Romains ! Le passage de la ligne droite sur le modèle de l’aqueduc romain au réseau desservant des multiples points sans plus les hiérarchiser constitue une véritable révolution, portée par des individus mus par la volonté d’apporter le progrès à leurs concitoyens.

Des porteurs d’eau aux fontaines publiques jusqu’à la généralisation de la potabilisation, l’eau devient accessible à tous en deux siècles, améliorant ainsi peu à peu le quotidien d’une partie des Français pour s’étendre, dans la seconde moitié du XXe siècle, à l’ensemble de la population. C’est à ce moment que l’eau potable arrive enfin directement dans les foyers des particuliers aussi bien en ville qu’à la campagne. Pour réaliser ce tour de force, il faut puiser, stocker et acheminer. Des techniques rendues possibles grâce aux prouesses des ingénieurs et à une volonté politique et entrepreneuriale portée par les pionniers de la Compagnie Générale des Eaux (CGE). Plongée dans deux cents ans d’histoire de l’eau qui ont façonné nos usages et notre société.

Si le XIXe siècle marque bel et bien le début de la grande révolution de la distribution de l’eau en France, il s’appuie sur des siècles d’innovations techniques. Dès l’aube de l’humanité, la recherche de points d’eau est évidemment vitale. C’est en 6 000 avant Jésus-Christ, bien avant l’apparition de l’écriture, que les premiers puits voient le jour. L’eau n’est plus une ressource que l’on se procure en se servant directement dans un cours d’eau, il faut fournir un effort, puiser, extraire, pour en bénéficier au même endroit. Au fil de l’eau, et des siècles, des techniques de plus en plus sophistiquées, mises au point par les premiers ingénieurs, se développent.

Puisqu’il faut rendre à César ce qui est à César, rendons aux ingénieurs romains la prouesse d’avoir systématisé la distribution de l’eau au plus grand nombre. Symbole de puissance de l’Empire, l’eau devient un élément central de la vie quotidienne de la Rome Antique et alimente plus d’une centaine de milliers d’habitants grâce à un système hydraulique ultra-sophistiqué. On trouve les fameux aqueducs qui permettent l’adduction d’eau pour la consommation des villes mais aussi un ingénieux système d’égouts dont les eaux usées balaient les latrines et confluent vers la Cloaca Maxima. Ce long canal, qui sert d'égout collecteur, combine trois fonctions : la récupération des eaux de pluie, l'évacuation des eaux usées et l'assainissement des marécages. C'est le plus ancien système de drainage encore en usage aujourd'hui puisque les conduits antiques servent toujours à évacuer les eaux de pluie et les débris du Forum Romain.

© Nicolas Bicorne

En France, le pont du Gard illustre l'héritage de l’ingéniosité de l’Empire romain. Construit au premier siècle de notre ère, cet aqueduc transporte, au faîte de sa gloire, 35 000 mètres cubes d’eau chaque jour depuis Uzès jusqu’à la ville de Nîmes. Cette prouesse scientifique longue de 52 kilomètres alimente en eau potable les Nîmoises et Nîmois ainsi que les fontaines et jardins mais aussi les thermes de la capitale de la province romaine d’Auguste. Des fontaines qui resteront au fondement de l’approvisionnement en eau dans les villes jusqu’au Moyen Âge.

Bien qu’à cette époque la notion de salubrité soit bien souvent négligée, de nouvelles canalisations hydrauliques permettent la distribution de l’eau à grande échelle. Dès le XIIIe siècle, le système des fontaines se développe et fournit de l’eau potable directement dans les villes. Sous l’Ancien Régime, les fontaines publiques se multiplient et deviennent accessibles à un large public. Pour transporter l’eau directement dans les maisons ou aux étages élevés des immeubles, les personnes les plus aisées font appel aux porteurs d’eau. Plus le nombre de fontaines augmente, plus le nombre de porteurs, qui vendent leur précieux bien en criant « à l’eau, à l’eau », croît. Dans Le tableau de Paris, publié en 1781, l’écrivain et journaliste Louis-Sébastien Mercier explique qu’un bon porteur d’eau peut faire jusqu’à 30 livraisons par jour équipé de ses deux seaux représentant environ 25 litres, soit jusqu’à 750 litres par jour.

Le porteur d'eau

Le porteur d’eau livrait aux populations les plus aisées l’eau des fontaines publiques directement chez eux, moyennant deux sous pour un premier ou deuxième étage, trois pour les étages supérieurs. Les bourgeois envoyaient leurs servantes aux fontaines pour s’approvisionner, ce qui fut la source de nombreux conflits entre les deux corporations. En 1698, les porteurs d’eau obtiennent l’exclusivité de l’accès aux fontaines.

À Paris, alors qu’ils étaient à peine 58 à la fin du XIIIe siècle, ils sont 29 000 à la fin du XVIIIe siècle ! Les porteurs d’eau sont équipés d’une lanière en cuir, placée sur les épaules, sur laquelle était fixée à chaque extrémité des crochets où l’on suspendait les seaux. La littérature et les feuilletons du XIXème siècle soulignent régulièrement les origines auvergnates de ces livreurs - l’Auvergne étant une grande terre d’émigration vers la capitale. Ils pouvaient alors gagner jusqu’à 3000 francs par an, sous réserve que ces derniers réalisent 30 livraisons de 25 litres par jour.

Ils s’approvisionnent alors auprès des receveurs ou receveuses dont “la tâche est rude”, quand les propriétaires des fontaines marchandes, particuliers ou société de filtrage, eux gagnent bien leur vie : “présence de 6h du matin à 6h du soir (parfois plus tôt et plus tard), livraison de l’eau sur place, tenue des registres, perception du prix, inscriptions des porteurs d’eau, de l’heure des livraisons, …”

Leur métier devient d’autant plus utile que la qualité de l’eau des puits se dégrade peu à peu et qu’il apparaît impossible d’utiliser cette eau pour y faire cuire ses légumes ou pour sa toilette. La besogne de ceux qui crient “à l’eau, à l’eau”, s’intensifie de plus belle, quand la plupart des puits sont condamnés et que l’eau de la fontaine apparaît toujours plus nécessaire.

C’est à partir du Seconde Empire, des grands travaux d’Haussmann à Paris et des adductions d’eau dans les villes que le métier disparaît petit à petit, concurrencé par la mise en place des réseaux d’eau à laquelle contribuent fortement les ingénieurs de la Compagnie Générale des Eaux. À la veille de la Première Guerre mondiale, les porteurs d’eau n’existent plus.

Autre façon d’amener l’eau aux citadins : les canaux, à l’instar du Las Canals de Perpignan construit en 1423 et mis en eau en 1425. « Le canal royal de Perpignan, qui fête ses 600 ans, était avant tout destiné à l’alimentation de la ville en eau potable. Mais il servait aussi à approvisionner en eau d’irrigation la ville pour ses jardins et cultures, à alimenter les six moulins présents sur le trajet et approvisionner les ulls, ces prises d’eau circulaires installées sur le canal dont le diamètre était, en principe, normalisé pour laisser passer un débit d’eau maximum pour irriguer les terres autorisées du Roussillon », écrit Dylan Planque, doctorant et auteur d’une thèse sur le canal de Perpignan.

Au début du XIXe siècle, ce sont la fontaine publique et le puits privé qui représentent les principaux modes de distribution de l’eau à Paris ainsi que dans les autres grandes villes françaises. Depuis la Révolution de 1789, les besoins en eau ne cessent de croître à cause du nombre d’habitants quittant les campagnes au profit des villes. Il devient alors urgent de revoir le système de distribution de l’eau en France. Et pour les ingénieurs français de l’époque, il y a un exemple à suivre : celui du Royaume-Uni et de Londres plus particulièrement. La capitale de l’empire britannique bénéficie en effet d’un réseau de distribution sophistiqué permettant à l’eau d’arriver directement au sein de nombreux foyers. Ce service est opéré par plusieurs compagnies privées qui se partagent le territoire londonien. Selon Charles-François Mallet, ingénieur en chef du corps impérial des Ponts et Chaussées, un tiers des habitations londoniennes reçoivent de l’eau aux étages supérieurs dès 1830. À Paris, la situation est tout autre. Une tentative a pourtant vu le jour entre 1777 et 1788 avec la Compagnie des Eaux de Paris, qui parvient à construire 30 kilomètres de conduites en bois. Malheureusement, l’entreprise fait faillite par manque de capitaux et est rachetée par la ville.

Ancienne carte de l'acqueduc des Arcades, à Perpignan.
© Régie des Eaux Perpignan Méditerranée Métropole

Pour offrir aux Parisiens un service similaire à celui des Londoniens, les ingénieurs français des Ponts et Chaussées s’inspirent du modèle anglais et entreprennent, dès le milieu des années 1830, les travaux d’adduction des eaux de la rivière Ourcq, supervisés par Louis-Charles Mary. Le canal, inauguré en 1822, alimente alors de manière abondante la ville de Paris en eau. Un peu partout dans le pays, on creuse également des puits artésiens1 directement dans les nappes phréatiques pour faire face à une demande croissante, à Tours, Paris, Saint-Denis, Mulhouse mais aussi Strasbourg, La Rochelle ou encore Perpignan.

Cependant, cette effervescence n’est pas suffisante pour les ingénieurs de l’époque. Ceux des Ponts et Chaussées et de Polytechnique œuvrent pour la mise en place de véritables réseaux de distribution d’eau dans les grandes villes françaises. Il faut dire que la notion même de réseau influence leurs réflexions et actions. Ce concept naît de la pensée saint-simonienne2 qui fait du réticulaire l’alpha et l’oméga du progrès social. Le directeur de recherche émérite au CNRS Dominique Lorrain le confirme : « À cette époque, les villes se modifient à travers les réseaux : réseau de chemin de fer, transports, électricité, gaz à domicile, distribution de l’eau ».

La Compagnie Générale des Eaux, au cœur de grands travaux

C’est dans ce contexte que, le 14 décembre 1853, Napoléon III, qui dans ses années d’exil a pu mesurer l’avance de l’Angleterre sur la France en matière de distribution d’eau, appose sa signature sur un décret impérial autorisant la création de la Compagnie Générale des Eaux. 

Il revient au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Pierre Magne, de suivre le développement de la société. Sa tutelle sur les affaires agricoles n’est d’ailleurs pas étrangère à la mission qui lui est confiée : avant même la distribution d’eau dans les villes, c’est l’irrigation des champs qui est la raison sociale originelle de la nouvelle société. Dans la logique productiviste qui anime la première révolution industrielle, l’intention principale des fondateurs, du comte Siméon au duc de Montebello, est de rendre cultivables et productives des terres agricoles qui ne le sont pas encore. « En 1874, la hiérarchie des deux activités s’inversera », note Christelle Pezon, maîtresse de conférences au CNAM, même si la Compagnie conserve encore quelques années une exploitation dans la région niçoise : le modèle de l’irrigation agricole ne soutient pas la concurrence.

Pour autant, même avant l’autorisation officielle de l’Empereur, c’est bien l’assurance d’un contrat de distribution d’eau en ville qui annonce la réussite de l’entreprise. Contrairement aux ambitions initiales, ce ne sera pas à Paris : quel que soit le retard pris par la capitale française, le baron Haussmann et les ingénieurs des Ponts et Chaussées affectés aux services techniques de Paris ne voient pas l’intérêt d’une concession privée pour accélérer le déploiement du réseau d’eau. Ce sera à Lyon, dans la capitale des Gaules, que la CGE signera avec le préfet Vaïsse, le 8 août 1853, avec l’approbation de la Commission municipale le 17 septembre, la première concession de service public d’eau au monde.

Prosper Enfantin

Né à Paris le 8 février 1796, Prosper Enfantin fait partie des premiers administrateurs de la Compagnie Générale des Eaux et joue un rôle décisif à ses débuts, notamment en obtenant son premier contrat à Lyon. Il incarne une époque et une vision du capitalisme, celle partagée en France, au milieu du XIXe siècle, par un grand nombre d’industriels éclairés: le saint-simonisme. Plus qu’un symbole, Prosper Enfantin en est même l’une des figures de proue.

Celui que l’on surnommera dans la première partie de sa vie « le Père Enfantin » vient d’une famille bourgeoise. Élève de l’École polytechnique à partir de 1813, où il rencontre de futurs adeptes du saint-simonisme, il participe en mars 1814 à la bataille de Paris, pour défendre l’Empire napoléonien contre les Alliés européens – ce qui lui vaut d’être chassé de la prestigieuse école.

À 18 ans, le jeune homme se retrouve à occuper de nombreux emplois tels que marchand de vin en Allemagne, en Russie et aux Pays-Bas, avant de revenir en France en 1822. C’est à ce moment-là que Prosper est initié aux théories sociales et économiques de Saint-Simon, avant de devenir quelques années après la mort du fondateur l’une des figures majeures de ce mouvement pré-socialiste. Il va s’y révéler aussi brillant qu’aventurier.

Celui qui se fait appeler « messie » part à la recherche de la « femme-messie », et imagine la construction du canal de Suez, un projet qui lui échappe et qui sera finalement concrétisé, grâce à ses données techniques, par le diplomate et entrepreneur Ferdinand de Lesseps.

De retour en France après quelques autres aventures, il s’établit à Lyon, où de nombreux saint-simoniens sont allés faire l’expérience du prolétariat. Le révolutionnaire s’assagit, mais n’en abandonne pas pour autant ses principes: il les met en pratique et va construire des réseaux. Il participe à la création en 1845 de l’Union pour les chemins de fer de Paris à Lyon, dont il est nommé secrétaire général. Et, en 1853, celui dont la mère est morte à Paris d’une épidémie de choléra devient administrateur de la Compagnie Générale des Eaux, qui vient tout juste de voir le jour. « Monsieur Enfantin » a 57 ans, et l’écrivain Maxime Du Camp le décrit comme « plus vieux que son âge », « fatigué », tout en notant qu’il est « d’une simplicité et d’une bonhomie attrayantes ».

Indépendamment des apparences, il mobilise son large réseau – le philanthrope fait l’admiration de Victor Hugo et de Lamartine – pour finaliser la négociation avec la ville de Lyon, qui a fait de la distribution de l’eau l’une de ses priorités. Il voit ainsi ses aspirations prendre corps, et des réseaux se constituer pour apporter le progrès à la société des hommes.

Le saint-simonisme est une doctrine à large portée, à la fois sociale, économique, politique, philosophique, spirituelle, voire – sous l’impulsion de Prosper Enfantin – mystique. Il affirme que les hommes doivent se regarder comme des frères, érige leur association en principe, et les appelle à transcender leurs intérêts particuliers au nom de l’intérêt général et du bien public.

Il fait de l’industrie l’agent essentiel du progrès social, à même de mobiliser la science pour diriger la société vers l’amélioration physique, morale et intellectuelle, et pour rendre l’homme le plus heureux possible. Avec une approche à la fois mystique et industrielle, cette doctrine soutient l’idée selon laquelle les réseaux – comme les canaux et les chemins de fer – servent à la compréhension universelle, et que ces liens physiques, en permettant des liens entre les individus, peuvent aller jusqu’à prendre la place des conflits.

Pour propager cette conception du progrès, Prosper Enfantin anime deux journaux, Le Producteur puis Le Globe, et rassemble chez lui une communauté d’une quarantaine de disciples, régie par des codes et des rites bien à elle – comme le fait de porter des vestes qui se boutonnaient dans le dos, pour souligner l’interdépendance des uns et des autres. Cela le conduira à un an de prison pour outrage à la morale publique et association illégale..., année pendant laquelle il sympathise avec le directeur de la prison. À sa sortie, il s’exile avec une partie de ses proches en Égypte.

Au-delà de ses activités professionnelles, Prosper reste animé jusqu’à la fin de sa vie par l’utopie saint-simonienne et fonde en 1860 « la Société des Amis de la Famille » qui, grâce aux dons de personnes fortunées, est une mutuelle qui fournit gratuitement des soins médicaux, aide les chômeurs à retrouver un emploi et propose une retraite aux personnes de plus de 60 ans. Le Père Enfantin meurt le 31 août 1864 et est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris.

Les ingénieurs de la Compagnie font preuve d’une promptitude remarquable pour bâtir le réseau de la ville. « En quatre ans seulement, la Compagnie Générale des Eaux construit deux gros réservoirs, installe trois énormes pompes à vapeur dites de Cornouailles et leurs chaudières, pose 78 kilomètres de canalisations, 20 kilomètres d’égouts et 120 bornes fontaines » précise Robert Jonac, de l’association L’eau à Lyon & la Pompe de Cornouailles. Des fontaines monumentales, de la place des Terreaux à la place Bellecour en passant par celle des Célestins, sont inaugurées pour embellir la ville et célébrer l’arrivée de l’eau en quantité. Toutes ces infrastructures changent rapidement la physionomie de l’approvisionnement en eau de la capitale régionale, qui se déprend alors « du rôle de second, du rôle de relais que Paris lui impose », pour reprendre le mot de Fernand Braudel dans L’Identité de la France3.

Concrètement, l’eau est puisée dans des galeries et bassins filtrants alimentés par le Rhône et l’usine de production d’eau potable de Saint-Clair, construite dès 1854. Ces deux réservoirs, d’une capacité totale de 16 000 mètres cubes, alimentent en eau potable différents quartiers de Lyon. L’eau filtrée est ensuite pompée par trois grosses machines à vapeur qui portent le nom de pompes Cornouailles. Mises au point par l’ingénieur écossais James Watt, « ces pompes étaient utilisées en Angleterre dans le comté de Cornouailles dans les mines d’étain et de plomb, d’où leur surnom », précise Robert Jonac.

La ressource vitale est ensuite distribuée via un réseau de canalisations, et les immeubles d’habitation y sont peu à peu connectés. Certes, l’eau du robinet est désormais payante, contrairement aux fontaines publiques, mais son coût est bien inférieur à celui pratiqué par les porteurs d’eau. Ainsi, une population moins fortunée, notamment celle des canuts, peut souscrire à des abonnements permettant de bénéficier de ce progrès fondamental.


À l’autre bout du pays, du côté de Nantes, la situation se fait aussi pressante : l’agglomération ne compte qu’une seule fontaine publique pour 100 000 habitants. Un contrat de concession est signé en 1854, et la Compagnie Générale des Eaux commence à puiser l’eau dans la Loire, en amont de la ville. Si certains Nantais restent méfiants, car « les habitants qui ont l’habitude de payer le porteur d’eau avec leur livraison quotidienne ne perçoivent pas véritablement l’économie lorsqu’on leur propose une facturation mensuelle4 », nombre d’entre eux souscrivent à des abonnements « domestiques à robinet » et la ville devient plus propre grâce à « l’arrosement » des rues et boulevards.

© Archives Veolia

Quelques années plus tard, après son rattachement à la France en 1860, c’est à Nice qu’intervient également la Compagnie, pour moderniser le réseau d’eau alors que la municipalité n’a pas les fonds nécessaires. La CGE y diversifie les sources d’alimentation et assainit la ville, renforçant sa réputation touristique et son attractivité pour les Anglais, au point que le front de mer prend le nom de « Promenade des Anglais ».

Après avoir construit dans un premier temps l’aqueduc de Sainte-Thècle pour acheminer des eaux de source et le tunnel-réservoir du Bon Voyage pour les stocker, elle construit dans un second temps, pour répondre à l’explosion démographique, le mythique canal de la Vésubie, qui « a trois destinations : d’abord l’irrigation des collines et la desserte du réseau municipal d’arrosage ; ensuite la fourniture d’eau potable pour la ville de Nice ; enfin la desserte des communes du littoral à l’est de Nice, vers Monaco et l’Italie5 ». Nice sera ainsi un symbole de ces villes littorales françaises en avance sur leur temps, disposant d’un réseau d’eau moderne et connecté au réseau de chemin de fer, bénéficiant de la présence et de l’influence des Anglais, qui l’affectionnent à la fois comme lieu de villégiature et comme terrain d’investissement. À Arcachon, qu’accompagne aussi la CGE à partir de 1882, le parallèle entre le réseau d’eau et le réseau de chemin de fer sera poussé au point que « la conduite de plus de 16 kilomètres [suit] la voie de chemin de fer de Cazaux à La Teste6 ».

Et puis à Paris, pour y revenir, le baron Haussmann finit par accorder sa confiance à la Compagnie. Avec Napoléon III, il ne l’a pas attendue pour lancer les grands travaux de transformation de la capitale. Pour révolutionner le système d’eau, ils s’appuient sur un ingénieur spécialiste de l’hydrologie : Eugène Belgrand. Partisan de « la seule eau de source pour l’alimentation », comme le précise Christelle Pezon, il fait en sorte d’alimenter Paris à l’aide de deux rivières : la Vanne et la Dhuys. De lourds investissements sont alors consacrés à la distribution de l’eau dans la capitale. Plus de 153 millions de francs sont investis entre 1852 et 1870 dans l’adduction mais aussi dans l’assainissement. Au total, 842 kilomètres de nouveaux conduits sont construits, s’ajoutant aux 705 déjà existants. Et c’est au cœur de cette transformation que, en 1860, un traité de « régie intéressée » est adopté entre Paris et la Compagnie Générale des Eaux, pour deux raisons majeures. La première est que la Compagnie s’est développée en périphérie de Paris, en rachetant la Compagnie des Batignolles, la Compagnie de Montmartre et la Compagnie d’Auteuil : quand Paris intègre ces communes en son sein en 1859, elle cherche à unifier ses réseaux et doit donc négocier avec leur propriétaire. La seconde, surtout, est que la ville y voit l’occasion de confier à un tiers la mission de démarcher les nouveaux clients et de faire face à la concurrence des porteurs d’eau : « il ne suffit pas d’amener de la bonne eau souterraine dans le réseau de Paris pour surclasser, par la qualité et le prix, le service des porteurs d’eau, […] il faut [encore] livrer avec ceux-ci un véritable combat de rue pour obtenir que les clients se raccordent au réseau public 7».

Un peu plus tard, il reviendra aussi à la Compagnie, au titre de cette fonction commerciale, d’assurer le relevé des compteurs et de suivre la facturation. Installés de façon facultative à Paris en 1876, ces appareils vont bouleverser la manière de s’approvisionner en eau au quotidien. Pour comprendre pourquoi, il faut plonger dans la façon dont on s’abonne à son service de fourniture d’eau avant le développement de ces dispositifs. L’abonnement à la jauge fournit une quantité d’eau fixe par jour aux abonnés qui remplissent leurs citernes dans la cour de l’immeuble, car l’eau n’arrive pas directement chez eux. L’abonnement au forfait ou robinet libre permet de recevoir directement chez soi une quantité illimitée d’eau sur la base d’un forfait. Le compteur d’eau change la donne avec une idée simple mais puissante : on paie en fonction de ce que l’on consomme. Konstantinos Chatzis, chercheur en histoire, spécialiste de l’histoire des ingénieurs modernes, rappelle qu’à partir du développement des compteurs d’eau dans les immeubles parisiens, « le prix doit être proportionnel à la quantité consommée. » Dès lors, tous les Français seront logés à la même enseigne : ils auront accès à une eau potable abondante chez eux et paieront directement ce qu’ils ont consommé.

Si la situation hydraulique dans la capitale et dans quelques villes progresse à pas de géant à la fin du XIXe siècle, les disparités restent fortes entre les différentes communes françaises, notamment entre ville et campagne, au début du XXe siècle. Christelle Pezon rappelle dans Le service d’eau potable en France de 1850 à 1995 qu'au début du XXe siècle, « 148 villes de plus de 5 000 habitants sur 616 ne disposent que de fontaines ou de puits8. » Du côté des communes rurales, la distribution d’eau à domicile n’existe quasiment pas, « les réseaux de distribution ne pénètrent pas les campagnes au XIXe siècle », précise l’experte. Il faudra attendre les Trente Glorieuses pour que les campagnes bénéficient enfin de l'eau au robinet : au début des années 1940, seuls 25 % des ruraux sont desservis en eau potable à domicile.

© Pexels

Entre modernisation des campagnes et explosion démographique des villes

La première partie du XXe siècle ne connaît pas d’innovation technique majeure en matière de distribution de l’eau, et les principaux chantiers portent sur des travaux d’agrandissement des réseaux d’adduction et de distribution. Deux faits importants sont néanmoins à souligner après la Première Guerre mondiale. 

En 1918, la Compagnie Générale des Eaux procède à une extension de son périmètre d’activité en créant la Sade, ou Société auxiliaire de distribution d’eau, pour remonter sa chaîne de valeur et assurer directement la pose des conduites d’eau et, après avoir participé à l’effort de guerre, les chantiers de reconstruction des réseaux sur les territoires touchés par les combats. Et en 1924, elle intègre la société Bonna : ses tuyaux en béton armé, inventés par Aimé Bonna en 1894, sont une solution innovante aux tuyaux Chameroy en fonte, lesquels sont davantage adaptés au transport du gaz qu’à celui de l’eau, et plus encore un moyen de se passer du fournisseur qu’est Pont-à-Mousson, qui impose à la Compagnie des tarifs très élevés à l’heure où l’on découvre l’inflation.

Puis vient la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre. Le pays fait face à de nouveaux défis de taille : il faut littéralement reconstruire le pays, répondre à l’urbanisation galopante et satisfaire les envies de confort moderne émanant des citoyens. « Le confort est encore peu répandu dans le pays » en 1946, souligne l’historien Jean-Pierre Goubert dans un article de 19849.

Des changements de modes de vie profonds sont en cours et sont rendus possibles par des constructions massives aux quatre coins du territoire. L’illustre représentant de cette ère nouvelle ? Le PVC qui, grâce à la chimie du pétrole, permet de fabriquer une multitude d’objets du quotidien mais aussi des tuyaux de canalisation à la fois solides et légers, en quantité industrielle, au milieu des années 1960. La Compagnie Générale des Eaux va avoir recours à ce nouveau matériau qui, selon David Colon et Jean Launay, rend possible « le miracle de l’eau en France »10.

Entre 1960 et 1990, on assiste à deux révolutions : des centaines de milliers de kilomètres de réseaux sont installés pour alimenter les habitations en eau, et l’eau du robinet arrive enfin massivement dans les campagnes, alors que, paradoxalement, la France connaît un exode rural. Les chiffres sont impressionnants : de 1960 à 1980, 475 000 kilomètres de réseau sont posés, l’équivalent de 100 kilomètres par jour en moyenne ! Un réseau qui s’étend dans tous les recoins du pays et permet d’accompagner l’arrivée dans les foyers du lave-linge, des toilettes intérieures avec chasse d’eau ou de la salle de bain avec chauffe-eau. Ces dernières aussi se modernisent, et les architectes innovent : « ils proposent différents types de pièces et d’aménagements, qui peuvent aller de la simple cabine de douche à de grandes salles de bain, semblables à des thermes personnels », rappelle le site Passerelles de la Bibliothèque Nationale de France. Illustration significative de cette dynamique, le nombre d’abonnements auprès de la Compagnie Générale des Eaux dépasse les 633 000 en 1954 et atteint les 772 000 en 1958.

C’est aussi entre 1950 et les années 1970 que la France se pare de nombreux châteaux d’eau ou réservoirs sur tour. Cette zone de stockage entre l’usine de traitement et l’usager sert avant tout à mettre l’eau sous pression : le réservoir situé en hauteur exploite la pesanteur pour appliquer la pression requise afin d’alimenter en eau les robinets installés à une altitude inférieure. Aujourd’hui, on en compte environ 16 000 en France. Conséquence de cette frénésie édificatrice des réseaux aux robinets en passant par les réservoirs, usines de traitement et châteaux d’eau : à la fin des années 1980, 99 % de la population française a accès à l’eau courante à domicile, à bonne pression, 24h/24, 7j/7.

Travaux sur le réseau d'eau Lyonnais
© Association La Pompe de Cornouailles

Grâce au principe de la délégation de service public et à la croissance des Trente Glorieuses, l’État va pouvoir réduire les inégalités territoriales entre les grandes villes et les campagnes, mais aussi développer l’urbanisation périurbaine. Les grandes entreprises privées telle que la CGE ont ainsi accompagné le développement exceptionnel de l’Île-de-France à partir des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui. Au nord et à l’est de Paris, la création de l’usine d’Annet-sur-Marne par la Société Française de Distribution d’Eau, filiale de la CGE au début des années 1970, doit accompagner l’approvisionnement en eau de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée et l’urbanisation des banlieues périphériques. Mais pas seulement !

C’est tout un tissu socio-économique qui va bénéficier de cet apport : l’aéroport Charles-de-Gaulle, fondé en 1974, le parc d’activités Paris Nord 2 en 1981, Disneyland Paris en 1992… Autant de jalons dans la prospérité croissante francilienne, rendue possible par un autre réseau, celui de l’autoroute A4 qui voit le jour au fil des années 1970. Finalement, la seule usine d’Annet-sur-Marne, toujours exploitée par Veolia, fournit l’eau pour 500 000 habitants sur le quart nord-est de la région.

Pour Eric Issanchou, directeur technique de l’activité Eau de Veolia en Île-de-France, la grande force de cette région, c’est l’interconnexion des réseaux et des moyens de production. « Nous sommes une zone interconnectée qui permet, quel que soit l’opérateur, de sécuriser les réseaux entre eux », expose-t-il. En résumé, cette situation sécurise l’approvisionnement en eau pour les plus de quatre millions d’habitants desservis par Veolia et les autres opérateurs dans la région, notamment grâce aux grands lacs réservoirs d’eau construits en amont du bassin hydrographique de la Seine (Aube, Marne, Seine, Pannecière). Aujourd’hui, les entreprises privées ne sont plus responsables des investissements en infrastructures mais assurent l’exploitation du service. C’est ce que l’on appelle le « contrat d’affermage. » « Après la Seconde Guerre mondiale, l’État va intervenir fortement pour financer les réseaux. L’argent va bénéficier aux petites communes plutôt qu’aux grands centres urbains. On assiste à un transfert du financement des infrastructures », ajoute l’historien Konstantinos Chatzis.

Au terme de ce retour sur les fondements de ce qui est devenu Veolia, il convient de relever qu’avant de devenir l’un des fleurons industriels français, cette entreprise a d’abord été une startup, quand bien même personne n’aurait osé la dénommer ainsi au XIXe siècle. Parce qu’elle a investi un marché sur lequel le besoin était incertain mais qu’elle a participé à faire advenir. Parce qu’elle a dû procéder dès ses premières années à des repositionnements stratégiques et commerciaux majeurs et qu’elle s’y est engagée. Et parce qu’elle a eu, dès le départ, un capital considérable de 150 millions de francs qui, s’il a été sensiblement diminué par la suite, lui a permis d’avoir immédiatement les reins suffisamment solide pour éviter de connaître le même sort que la Compagnie des Eaux de Paris des frères Périer acculée à la faillite et dépasser le stade d’une PME sans possibilité de développement.

Investissant l’activité de la distribution d’eau, la Compagnie Générale des Eaux a eu un impact majeur sur la société qui l’a fait grandir. Cent soixante-dix ans après sa naissance, le réseau de distribution d’eau fournit les 150 litres quotidiens que consomme en moyenne un Français. La France compte désormais 996 000 kilomètres de réseau d’eau potable, un extraordinaire patrimoine public qui permet de desservir en permanence la quasi-totalité de la population. Devenue Veolia, l’ex-CGE alimente aujourd’hui, à elle seule, près d’un Français sur trois en eau potable.

Grâce à l’expertise acquise dans son pays d’origine, ce sont plus de 111 millions de personnes qu’elle sert chaque jour dans le monde : Prague, Budapest, le quartier de Pudong à Shanghai, Shenzhen, Bogota ou Santiago du Chili font ainsi confiance à Veolia. Une surface internationale qui lui permet d’améliorer encore plus rapidement ses compétences en matière de gestion des réseaux, à l’heure où les défis restent aigus, entre des réseaux vieillissants qui ont besoin d’entretien et de renouvellement et le fait qu’une personne sur trois aujourd’hui dans le monde n’ait toujours pas accès, d’après l’Organisation Mondiale de la Santé, à de l’eau salubre.

Barcelone, l'histoire d'une grande métamorphose

De Miró à Dalí, de Chagall à Picasso, nombreux sont les grands peintres du XXe siècle à avoir été inspirés par Barcelone. Une ville reconnue pour son architecture, son énergie, ses couleurs qui donnent à rêver, mais qui, comme de nombreuses villes européennes, ne serait encore qu’un cloaque insalubre sans l’arrivée de l’eau dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’eau est au cœur du rayonnement de la capitale catalane.

C’est d’abord à la Sagrada FamÍlia et à Antoni Gaudí que l’on pense à l’évocation du renouveau de Barcelone à la fin du XIXe siècle. La destruction des murailles et le plan Cerdà ont en effet permis d’associer au dynamisme industriel une extension urbaine qui a favorisé l’expression de grandes audaces architecturales. Mais ce n’est pas tout: cette politique d’aménagement urbain avait, comme dans bien d’autres villes européennes à la même époque, des ambitions sanitaires pour face à la prolifération de maladies comme le choléra.

La Compagnie des Eaux de Barcelone est créée en 1867 dans le cadre du plan Cerdà. À peine quatre ans après, le réseau d’eau est mis en service : il compte pas moins d’un aqueduc, de 22 viaducs et de 47 tunnels et permet d’amener l’eau à Barcelone, depuis le cours d’eau du Dosrius situé à une quarantaine de kilomètres de la ville.

Lors de l’Exposition universelle de Barcelone, en 1888, qui a révélé au monde le modernisme catalan, et qui marque officiellement le début de cette époque artistique, l’entreprise, devenue la Société Générale des Eaux de Barcelone, présente une fontaine faite de jeux d’eau et de lumières – aujourd’hui disparue – au parc de la Ciutadella et alimente en eau la fontaine de la célèbre Plaça Catalunya : deux réalisations remarquables qui illustrent la centralité de l’eau dans le rayonnement de la capitale catalane.

Dans les années 1920, la Société Générale des Eaux de Barcelone dispose désormais d’un réseau de distribution de 900 kilomètres qui s’étend sur toute la ville de Barcelone et sur les municipalités voisines : L’Hospitalet de Llobregat, Montcada et Badalona, ainsi que de 44 000 abonnés. Elle participe encore activement à l’Exposition internationale de 1929, où elle fournit la technologie et l’eau nécessaires à la Fontaine magique de Montjuïc.

Trois décennies plus tard, l’entreprise fournit de l’eau à 250 000 clients, notamment grâce à l’ouverture de l’usine de traitement de Sant Joan Despí, la première grande usine du genre en Catalogne. À la fin des années 1960, la société a près de 1 000 000 de clients. Et, à la fin du XXe siècle, l’entreprise contribue à faire face au défi posé par la concentration humaine que Barcelone a connue lors des Jeux olympiques de 1992.

Mais l’histoire d’Aigües de Barcelona ne se limite pas à Barcelone. Dès les années 1970, le Grupo Agbar se constitue pour se diversifier, notamment dans l’assainissement, et pour faire bénéficier d’autres géographies de ses expertises, en premier lieu le Chili en 1999, avec l’entrée au capital d’Aguas Andinas. « Les entreprises doivent se transformer en permanence, et évoluer en fonction des besoins de notre société, pour faire face aux défis qui se présentent, et maintenir ainsi la confiance des clients. C’est l’histoire du groupe Agbar, qui s’est développé pour partager à d’autres pays l’expérience acquise dans le secteur de l’eau, avec toujours la même volonté, celle d’innover », a expliqué Ángel Simón, président d’Agbar et directeur de la zone Ibérie et Amérique latine. En 2005, l’entreprise inaugure sur ses terres natales son nouveau siège : la tour Agbar, qui devient l’un des points de repère architecturaux et touristiques de Barcelone.

Depuis le début des années 2000, confrontée aux vives sécheresses qui touchent la Catalogne, Agbar a développé des expertises pointues en matière de sobriété des usages, d’efficacité des réseaux et de solutions d’approvisionnement en eau. Agbar a ainsi participé au développement de l’usine de dessalement d’El Prat, la plus grande d’Europe. Elle a aussi montré sa capacité d’innovation en faveur de la récupération et de la réutilisation des eaux usées, qui se sont développées depuis la mise en service de la ligne de traitement par osmose inverse de la station d’épuration de Baix Llobregat.

L’eau récupérée représente désormais 25 % des ressources hydriques utilisées pour l’approvisionnement en eau du territoire métropolitain de Barcelone, pour des usages industriels, agricoles et urbains – nettoyage des rues, arrosage des espaces verts...

L’intégration d’Agbar à Veolia en 2022, en même temps que la plupart des activités internationales jusqu’alors détenues par Suez, a été l’occasion d’accélérer le partage de ses savoir-faire partout à travers le monde et jusqu’à la Catalogne du Nord, en France, à Saint-Cyprien ! La mobilisation des expertises catalanes en ultrafiltration permet d’y envisager la production d’une eau recyclée qui se substituera à l’utilisation de celle d’un lac, celui de Villeneuve-de-la-Raho, en déficit hydrique.

Investir dans la transition écologique : un enseignement "Made In Marseille"

En 1834, Marseille est ravagée par une épidémie de choléra qui fait plus de 3 000 morts, et représente un tel traumatisme que l’équipe municipale en place décide de prendre à bras le corps la coupable désignée : l’insalubrité de la ville et sa faible alimentation en eau – alors pas plus d’un litre d’eau par personne et par jour. Pour cela, elle engage la construction du canal de Marseille pour amener l’eau abondante de la Durance dans la cité phocéenne.

C’est une priorité politique : le maire, Maximin-Dominique Consolat, tient à mener ce projet « quoi qu’il advienne, quoi qu’il en coûte ». Et les moyens sont de fait mobilisés pour inaugurer le canal en 1854 : les travaux représentent, chaque année pendant quinze ans, l’équivalent du budget annuel de la collectivité.

Ce chiffre est intéressant à mettre en perspective : dans leur rapport consacré en 2023 au financement de la transition climatique en France, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz évoquent la nécessité pour la France de mobiliser 34 milliards de dépenses publiques pendant sept ans pour pour atteindre l’objectif d’une réduction de 55 % de nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Soit, rapporté aux 1 500 milliards d’euros de dépenses publiques annuelles, l’équivalent de 2,2 % des dépenses publiques sur une durée deux fois moins longue.
Bref, près de 100 fois moins que l’effort consenti par Marseille pour la seule construction du canal ! Un signe que les investissements à entreprendre pour garantir la transformation écologique sont, au regard de l’histoire, tout à fait réalistes là où il y a une volonté collective.

Entre révolution industrielle et eau thermale, la folle histoire du Touquet-Paris-Plage

Quel est le lien entre le quotidien Le Figaro, le Prince de Galles, Veolia et l’avènement des chemins de fer du XIXe siècle ? C’est Le Touquet ! Derrière ce lieu de villégiature paisible se cache un véritable pari: celui de transformer un hameau sur la Côte d’Opale en station balnéaire qui ferait pâlir de jalousie Cannes ou Biarritz.

Le Touquet-Paris-Plage, station balnéaire légendaire située sur la côte nord de la France, incarne le parfait mariage entre élégance et histoire. Au XIXe siècle, un notaire parisien du nom d’Alphonse Daloz acquiert le Domaine du Touquet, un hameau alors principalement composé de sable qu’il compte transformer en une vaste forêt de pins. Son plan change rapidement lorsque Hippolyte de Villemessant, le fondateur du Figaro, lui suggère d’y développer à la place un haut lieu de villégiature pour les Parisiens. C’est donc en 1882 que le lotissement Paris-Plage voit le jour. En seulement un an, il attire déjà une trentaine d'habitants.

Deux visionnaires britanniques, John Whitley et Allen Stoneham, captivés par le potentiel inexploré d'une région côtière pleine de charme, décident de faire de ce rêve une réalité. Leur aventure commence lorsqu’ils font l'acquisition de terres vierges au nord de l'estuaire de la Canche. Leur ambition ? Transformer le village en une station balnéaire de luxe. Au cœur de ce pari fou, l'eau va jouer un rôle crucial. Car à ce moment-là, il n’y a encore que peu de choses, pas même l’eau courante.

C’est d’abord la mise en place d’un système de distribution d’eau robuste, bien avant qu’il ne se déploie même dans de grandes villes françaises. Une épidémie de typhus, qui sévit en 1898, fait soupçonner une contamination des puits, dans lesquels s’alimentent les villas, pour les fosses d’aisance, et accélère son déploiement.

C’est aussi, après avoir constaté que les premières ressources disponibles seraient insuffisantes pour alimenter la région du Touquet et son expansion fulgurante, que la société familiale des Eaux de Berck-sur-Mer procède, en 1904, à un forage d’une profondeur de 50 mètres sur le territoire de Rombly, autrefois une zone inondée. Cette station de pompage du « Rombly » a une particularité remarquable. Son eau est particulièrement prisée en raison de ses qualités thérapeutiques : une teneur en nitrates faible lui permet d’être employée sans aucun traitement. Recommandée pour les troubles du foie et des reins, elle est même commercialisée en bouteille. Sa réputation est telle qu’un pavillon est construit dans le jardin le long du parc du château pour que les curieux puissent la goûter, et qu’elle participe directement à la réputation de la station.

Le développement de la station balnéaire métamorphose progressivement une étendue de dunes tranquille en un lieu prisé. Le choix du nom « Le Touquet-Paris-Plage » ne doit rien au hasard. En associant le nom de la capitale française à celui de la station balnéaire, Whitley et Stoneham espèrent attirer l'attention d’une aristocratie parisienne toujours avide d’exclusivités. Tout est fait pour les encourager grâce au chemin de fer du Nord et à la ligne de tramway électrique Étaples-Paris-Plage, inaugurée en 1900, qui dépose les citadins en bord de mer la mer en seulement trois heures ! Le Touquet-Paris-Plage s’impose comme une destination idéale pour les citadins en quête de détente et de divertissements.

Au début du XXe siècle, le succès est donc au rendez-vous. La haute société britannique, notamment, se rue vers ce havre de paix qui rivalise avec les plus prestigieuses destinations touristiques européennes. Des personnalités éminentes, des artistes et des écrivains renommés tels que le Prince de Galles, Edouard VIII, et Noel Coward succombent aux charmes de la station balnéaire.

La Première Guerre mondiale apporte son lot de défis. Les combats dévastateurs ont un impact majeur sur la région, détruisant une grande partie des infrastructures de la station. Cependant, l'effort de reconstruction colossal lui permet de survivre aux épreuves et de redonner au Touquet-Paris-Plage son lustre d'antan. La Compagnie Générale des Eaux (CGE), pourtant elle-même challengée, investit les lieux : “c’est après 1914 que l’on rachète les premières concessions dans des quartiers du Touquet”, rappelle Jean-Claude Douvry, ancien directeur général de la Sade, un temps en charge de l’exploitation du réseau, “une période où l’apparition de la hausse des coûts de l’énergie et de l’inflation met à mal les sociétés de distribution d’eau”. Ce sera une constance : la capacité de la Compagnie à se saisir des crises pour grandir.

Jusqu'après la Seconde Guerre mondiale, en plus de l'eau, la Société des Eaux du Touquet, qui reste indépendante, distribue également du gaz et de l'électricité. Cependant, après les nationalisations qui suivent la guerre, la société se concentre exclusivement sur son activité d'approvisionnement en eau. Il faut imaginer qu’avec l’arrivée du confort dit « moderne », la demande croissante en eau dépasse largement les capacités de la station du Rombly, en particulier pendant les périodes estivales au Touquet-Paris-Plage et ses environs. Pour faire face à ce nouveau chapitre de la Côte d’Opale, un vaste programme de renforcement est entrepris.

C’est en 1989 que la CGE acquiert la Société des Eaux du Touquet, témoignant que, si son développement s’est fait en prouvant sa robustesse face à des sociétés locales fragiles, il est aussi passé par le rachat de sociétés nées du capitalisme familial, de façon parfois pittoresque : “la société a été rachetée à son propriétaire Daniel Vinay par l’entremise d’un développeur travaillant auprès de Bernard Forterre, qui connaissait… le premier mari de Madame Vinay. Ce qui n’est pas allé sans maux, la société religieuse du père Halluin n’étant pour sa part pas vendeuse”, rapporte encore Jean-Claude Douvry. Un des faits d’arme de la Compagnie aura été, dès le début des années 1990, “de faire dévier le tracé de l’autoroute A16” de là où elle aurait suscité des risques de pollution pour la source du Rombly.

Aujourd'hui, Le Touquet-Paris-Plage continue de captiver les voyageurs du monde entier… approvisionnés en eau grâce aux équipes de Veolia. Cette station balnéaire historique a su préserver son charme unique en cultivant une relation intime à l'eau, source de vie et de renommée pour cette perle rare de la Côte d'Opale.

  1. Dans un puits artésien, l'eau jaillit naturellement du sol. En fait, toute la subtilité consiste à se « brancher » sur une veine alimentant une nappe phréatique sous pression et à utiliser la puissance de l'eau pour la faire ressortir par le puits. ↩︎
  2. Mouvement de pensée réformateur très influent au XIXe siècle qui propose une réorganisation totale de la société. Le saint-simonisme « jette les bases d’une utopie industrielle » en opposition à l’ordre social de l’Ancien Régime. Il bâtit le bonheur de l’humanité sur le progrès de l’industrie et de la science, selon le blog Gallica de la BNF. ↩︎
  3. BRAUDEL Fernand, L’Identité de la France, espace et histoire. Paris : Flammarion, 2009. (Arthaud Flammarion, 1986) ↩︎
  4. GMELINE Patrick de, Compagnie générale des eaux : 1853-1959, De Napoléon III à la Ve République. Paris : Ed. de Venise, 2006. ↩︎
  5. GMELINE Patrick de, Compagnie générale des eaux : 1853-1959, De Napoléon III à la Ve République. Paris : Ed. de Venise, 2006. ↩︎
  6. Ibid. ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
  8. PEZON Christelle. Le service d’eau potable en France de 1850 à 1995. Paris : CNAM, CEREM Paris, 2000. ↩︎
  9. GOUBERT Jean-Pierre. La France s'équipe. Les réseaux d'eau et d'assainissement. 1850-1950 (Les Annales de la recherche urbaine, 1984). ↩︎
  10. LAUNAY, Jean et COLON, David. L’eau en France, entre facture et fractures. Paris : Éditions Nuvis Phebe, 2017. 136 pages. ↩︎